1.2.1. Le remplacement des catégories professionnelles et loisirs par une fusion entre public et privé grâce à la technique.

Les magazines généralistes ne traitent plus séparément des aspects professionnels et de loisirs du multimédia mais conjointement. Leur vision est celle d’un domaine où ces deux catégories convergent par l’intrusion concrète du travail à domicile, et plus abstraitement grâce à l’intégration des valeurs professionnelles dans les activités de divertissement exercées au sein de la sphère domestique. Cette jonction est assurée par la technologie : son nouveau rôle-clé se mesure à sa dissémination et à sa généralisation à l’ensemble des pages de la publication, alors qu’elle était auparavant cantonnée à des rubriques spécifiques.

Le multimédia est présenté dans ces magazines comme étant au carrefour du professionnel et du loisir, donc au coeur de la fluctuation actuelle de la frontière entre le public et le privé. Ces deux entités ne sont pas à considérer comme des espaces figés mais au contraire à géométrie variable : c’est avant tout la délimitation entre eux qui, en les séparant, leur donne leur consistance propre. Cette ligne de partage si essentielle entre le public et le privé tend à être déplacée, voire à être brouillée par les nouvelles technologies de communication 179 .

Netsurf et .net s’accordent à présenter le multimédia comme un lieu privilégié de cette évolution consistant en un double mouvement : l’entrée d’activités relevant jusqu’ici de la sphère publique dans l’espace domestique, et la contamination de l’intime par des logiques extérieures 180 .

Il existe donc tout d’abord un consensus, entre ces deux revues phares de la phase de stabilisation, pour considérer que le champ des activités exercées au domicile s’accroît. Le foyer est désormais envisagé comme un lieu où, grâce à la technologie, et en particulier à celle de l’Internet, peuvent s’accomplir des activités qui autrefois nécessitaient un déplacement dans des endroits extérieurs et appropriés.

Parmi ces télé-activités, celles relatives à la sphère professionnelle sont le plus souvent reprises dans ces magazines. Leur visée généraliste les amène à appréhender le multimédia, et plus précisément l’Internet, comme un moyen de mettre un terme à la séparation historique entre le lieu de travail et le domicile, et en parallèle à celle existant entre le public et le privé 181 . Ainsi Netsurf dans son n°16 consacre un dossier entier au télé-travail, sous l’intitulé “ Télé-travailler : horaires à la carte, un job à la ville, une vie à la campagne ”, qu’il présente comme le futur modèle de la vie professionnelle : ‘“ L’utilisation d’Internet pour télé-travailler dans un cadre français ou international se développe de plus en plus et représente sans doute l’une des formes de travail de l’avenir ”’.

En cette fin du XXème siècle, cette vision moderniste du travail permet également d’envisager le Web comme un outil parfaitement adapté aux impératifs de flexibilité du marché de l’emploi. L’Internet offre ainsi la possibilité d’envoyer son C.V. ou de repérer des offres à l’autre bout de la planète tout en restant chez soi. Dans son n°10, .net pose la question : “ Trouve-t-on vraiment du boulot via Internet ? ”. La réponse est modérée et s’inscrit dans un lamento convenu sur le retard français en matière de multimédia : ‘“ Peut-on trouver un job via le Net ? Oui ! mais c’est exceptionnel, à l’évidence les mieux nantis, les mieux formés “ impactent ” beaucoup mieux que les chômeurs de longue durée... Réseau en quête de masse critique cherche recruteur désespérément ”’. Netsurf se veut un peu plus optimiste et titre à sa une : “ Trouvez un emploi sur le Net ”, qui devient dans son sommaire : “ L’anti-ANPE ? Vous cherchez un emploi ? Un stage de fin d’études ? Internet peut vous aider ”. Mais au fond, l’article est en de nombreux points comparable avec celui de .net, ainsi que le montre son chapeau : ‘“ L’emploi tient la cote sur Internet, normal en ces temps de pénurie. Des centaines de sites compilent offres et demandes d’emploi, banques de curriculum-vitae, conseils en recrutement... Pour ne pas se perdre dans cette fourmilière où le meilleur côtoie le pire, mieux vaut respecter certaines règles de base dans vos C.V. et lettres de motivation ”’. Cette vision de l’Internet comme solution au chômage, est encore un peu plus tempérée dans la conclusion de l’article : ‘“ Quand on sait que la France a toujours deux ou trois années de retard, on peut penser que cette nouvelle façon de recruter devrait finir par séduire ceux qui dirigent les ressources humaines de nos entreprises ”’.

Au delà de cet intérêt pour le télé-travail, ces magazines mettent également l’accent sur le transfert à domicile d’activités liées à la sphère économique, grâce à la médiation technique de l’Internet.

C’est le cas des services bancaires que Netsurf, dans son n°10, “ rêve ” de voir enfin disponibles dans tous les foyers : ‘“ Très actives sur la question des transactions électroniques par l’Internet, les banques françaises le sont beaucoup moins en ce qui concerne les services à apporter à leurs clients via le même réseau mondial. Présence du Minitel, faiblesse de l’Internet en France, problèmes de sécurité... Les raisons invoquées sont nombreuses mais pas toujours bonnes ”’. L’espoir est revenu dans son n°20 avec un article qui reprend exactement les mêmes photographies pour illustrer un propos qui est cependant complètement différent : “ Gestion de comptes bancaires sur le Net : une réalité aujourd’hui, l’éclosion des guichets électroniques ”. Le chapeau est le suivant : ‘“ Les banques françaises commencent à proposer leurs services sur le réseau : une avancée timide mais certaine dans un domaine où plane encore l’ombre du Minitel ou des services audiotels. Après les incursions pionnières du Crédit Mutuel ou de la Banque directe, les grandes dames du secteur suivent : c’est le cas du Crédit Lyonnais et du C.C.F. ”’

L’Internet est également présenté comme permettant de surveiller les cotations boursières, et au besoin de gérer un portefeuille d’actions depuis son domicile. Netsurf n°26 titre explicitement : “ Bourse : gérer votre argent depuis votre fauteuil ”, et annonce dans son sommaire : “ Brongniart à domicile, la Bourse depuis son salon ou sa cuisine, c’est possible ! ”. .net n°17 renchérit avec l’article “ Tuyaux, données, échanges... osez la Bourse ! ”, et le commentaire suivant ‘“ Si les Internautes boursicoteurs méprisent le réseau, ils ont tout faux ! Informations financières et boursières, cours en temps réel partout dans le monde, groupes d’échanges et même sites de simulations de portefeuilles ! ”’.

La palme de l’activité économique la plus à même de pénétrer nos logis revient toutefois assurément au commerce, dont la version électronique, le télé-achat, revient très fréquemment dans ces revues.

Elle est présente de manière permanente dans Netsurf, depuis la une du n°10 : “ Vos achats sur le Net : où trouver livres, CD, logiciels... ”, jusqu’aux différents commentaires, chapeaux et intertitres en pages intérieures. Ces derniers expriment très clairement une vision futuriste d’inspiration cybernétique, associée ici à un raisonnement techniciste autour de l’Internet : ‘“ Finies les corvées de caddies du week-end : oubliez les vaines recherches d’un disque introuvable chez votre disquaire, l’attente insupportable de la sortie nationale d’un logiciel disponible depuis des mois à l’étranger... Internet vient à votre rescousse ”’, ‘“ Bientôt nous pourrons commander des fleurs comme à Seattle, des petits déjeuners comme à New-York ”’.

Ce thème du commerce électronique devient récurrent dans les éditions suivantes de Netsurf et apparaît sous des traits de plus en plus pratiques, pour en démontrer l’effectivité. Ceci se concrétise dans le n°25 qui lui aussi titre en une : “ Acheter sur Internet : ça marche ! De vrais produits achetés dans de vraies boutiques électroniques ”, même si le magazine semble toutefois avoir pris un peu de recul : ‘“ Acheter sur le Net : une idée qui rebute encore la quasi-totalité des Internautes, il faut dire que le sujet concentre à lui seul tous les fantasmes qui gravitent autour du réseau (...) Netsurf fait le point sur les délais de réception, frais d’envoi, T.V.A et réaction des douanes. Avec pour finir une sélection d’une trentaine de sites qui méritent le détour ”’.

C’est dans une optique comparable que .net aborde le sujet dans son n°13 et consacre sa une à “ Acheter et vendre sur Internet ”, pour une analyse en demi-teinte, entre espoir et réalité : ‘“ Marché mondial, milliards de dollars, révolution commerciale, fin des hypers (...) et si vous réalisiez vos emplettes de Noël au Japon ou aux États-Unis ... Enquête sur la réalité du virtuel”’.

La faculté du multimédia à réunir privé et public, est également envisagée dans ces magazines, comme allant bien au delà de cette possibilité d’effectuer des tâches attenantes à la sphère économique depuis le domicile. L’Internet y est aussi présenté comme fonctionnant dans l’espace domestique, selon une logique d’ordre professionnel qui lui est restée longtemps étrangère.

En entrant dans les foyers, les technologies de communication ne se contentent pas en effet d’augmenter les possibilités de travail à la maison, ou plus largement de rendre directement accessibles des services de l’activité économique traditionnelle. Surtout, elles véhiculent un mode de fonctionnement nouveau, comme l’explique Josiane Jouët à propos des conséquences de l’usage de la télématique et de la micro-informatique : ‘“ Les effets ne se trouvent pas là où on les attend (...) moins spectaculaires que prévus, ils n’en existent pas moins et ils se lisent dans les interstices du social. Ils se manifestent surtout par le biais des usages courants qui a priori ne changent pas fondamentalement les modes de vie mais qui pourtant les pénètrent ”’ 182 . La pratique de la technique informatique s’accompagne ainsi de l’intériorisation de sa rationalité : ‘“ Il se produit un processus d’imprégnation informel de la rationalité de la technique dont les modes opératoires apparaissent comme des organisateurs de l’acte de communication, mais aussi de l’action sociale ”’ 183 .

Déjà bien adaptée au monde du travail, cette rationalité de la technique informatique, déclinée en performativité, efficacité ou encore rapidité d’exécution, va se diffuser sur le lieu d’habitation, suite à une intériorisation de ses valeurs lors de son utilisation. Les magazines généralistes de la presse multimédia reprennent à leur compte une telle vision de l’Internet, dans laquelle sont ainsi associés la logique professionnelle et l’univers des loisirs.

Netsurf et .net se rejoignent sur ce terrain puisque leur description de l’Internet va désormais donner lieu à une surenchère dans l’exploitation de cette potentialité technologique, et aboutir à mettre en lumière une finalité rationnelle commune aux deux magazines.

C’est ainsi un même souci de rapidité et donc d’augmentation de la vitesse des débits de données numériques qui les anime, lorsque ces magazines consacrent chacun à leur tour un dossier central à la navigation sur l’Internet. L’agacement de Netsurf dans son n°16 quant à la lenteur des connexions est compréhensible pour cette publication à orientation professionnelle : ‘“ 1997 sera une année faste pour l’Internet : les débits d’escargots de 3 Kbit/s pourraient bien devenir... un vieux souvenir. Avec la multiplication des offres d’accès à haut débit, les autoroutes de l’information s’apprêtent à prendre le pas sur les vicinales que nous avons été contraints d’emprunter jusqu’à présent.”’. Il est étonnant de retrouver une même impatience dans .net n°11. On aurait pu s’attendre de la part de ce magazine issu d’une approche loisir, qu’il apprécie une promenade à caractère ludique et oisif. Mais le ton est tout autre, et laisse mesurer le chemin parcouru jusqu’à cette fascination pour les performances technologiques. .net rejoint dans son commentaire les préoccupations de Netsurf : ‘“ C’est vrai que c’est lent. Aux heures de pointe, vous sentez une légère sudation vous envahir (...) Internet est-il forcément une autoroute de l’info engorgée ? Non ! Equipez vous à bon escient, comprenez les causes des bouchons et tournez en réflexes les cinquante trucs vraiment utiles que personne ne vous a jamais vraiment expliqués ”’.

La recherche de l’efficacité, permise car inscrite dans la technologie Internet, est un objectif conjointement poursuivi par les deux magazines, et ce d’autant plus systématiquement lorsqu’il s’agit de la gestion du courrier électronique, sa fonctionnalité la plus courante dans les relations de travail. Rien de plus normal alors, que Netsurf y consacre sa couverture du n°15, et la majeure partie de sa rubrique “ Technologie ”, avec l’ambition de délivrer “ Les petits trucs et astuces qui vous permettent de tirer au maximum profit de votre boîte aux lettres ”. Mais .net dans son dossier central du n°6, va encore plus loin dans ses “ Recommandations ”, tout à fait dignes de celles en vigueur dans le monde professionnel : ‘“Promu facteur, écrivain, chef de bureau de poste, inspecteur et ingénieur des Télécoms, vous devez très vite apprendre à exploiter, gérer, optimiser, améliorer votre centres de tri personnel ”’. Cette référence à une utilisation professionnelle de l’Internet pour hiérarchiser des opérations, mode sur lequel est fondée l’efficacité classique dans le monde du travail, n’est même plus simulée dans .net n°20. Sa couverture exhibe la photographie d’un agenda-organizer papier de type professionnel avec en surimpression le titre suivant : “ Organisez-vous ! Les meilleures solutions face à l’avalanche des données ”, et les sous-titres : “ Simple : les filtres pour courrier, les bookmarks organisés ”, “ Avancer : le classement dans une base de données ”, “ Pratique : logiciel d’organisation et journaux en ligne ”.

Le multimédia ne divise donc plus univers professionnel et sphère des loisirs. Il présente désormais une vision généraliste, souvent grâce à la technologie Internet à laquelle les magazines font la part belle. De fait, les préoccupations d’ordre technique sont au coeur de la plupart des dossiers et articles, ou tout au moins apparaissent-elles en filigranes.

Il s’agit là d’un grand changement par rapport aux périodes précédentes. Jusqu’ici, le point de vue technique restait cantonné à des parties ou des rubriques spécialisées. Cette évolution est particulièrement visible au niveau de la structuration de Netsurf et de .net.

Ce dernier était divisé, dans ses douze premiers numéros, en deux parties principales bien distinctes : la première “ Au menu ” regroupait les différents dossiers thématiques se rapportant à son approche loisir; la deuxième “ Technoblabla ” était comme son nom l’indique destinée à l’initiation technique. Celle-ci était elle-même scindée en trois sous-parties : “ Nouveau ”, véritable passage en revue des différents matériels, “ Pratique ” pour les trucs et astuces, et “ Interactif ”, sorte de “ Foire Aux Questions ”  sur le modèle des FAQ (à l’origine “ Frequently Asked Questions ”) de l’Internet. A partir du n°13, la partie “ Technoblabla ” éclate et elles deviennent des rubriques à part entière, après avoir été respectivement renommées “ Equipement ”, “ Pratique ”, et “ FAQ ”, au sein de la nouvelle maquette du magazine. L’observation de cette dernière laisse poindre un intérêt pour la technique renforcé et généralisé, en même temps qu’il s’est dispersé dans les pages : de nouvelles rubriques spécialement dédiées à cet aspect technique apparaissent, telles que “Repères ” pour la présentation des nouveaux dispositifs, et surtout “ Technofiches ” qui se veut un mode d’emploi pratique, en particulier en ce qui concerne la création de sites.

Netsurf poursuit à partir de son numéro 19 une visée analogue avec la rubrique “ Créer ”. Cette revue a connu une structuration semblable à celle de .net lors de la période d’émergence, avec une démarcation très nette entre deux pôles principaux. Le premier conserve une nature informative traditionnelle : “ Actualités - le Net vibre chaque jour, Netsurf aussi ”, alors que le second se consacre plus spécifiquement à une analyse froide de la technique, considérée comme objet de savoir : “ Technologies - Comprendre l’évolution des technologies ” et “ Net direct - l’Internet concret, forcément concret ”.

Les deux magazines phares du modèle généraliste dominant ont ainsi, presque simultanément, adopté une appréciation moins statique et plus concrète de la technique, sous l’angle de sa pratique. C’est bien ce changement de point de vue qui a permis de relier les deux anciennes approches. Ces dernières étaient devenues d’autant plus obsolètes qu’avec la fixation sur l’activité de création, le vieux fond utilitariste et rationnel qui avait fait pencher les revues loisirs du côté du professionnel s’est vu coloré d’une teinte esthétique et culturelle héritée de la période cyber, qui permet désormais de joindre les deux aspects.

Notes
179.

CHAMBAT Pierre, 1995, op. cit..

180.

Rappelons que ces deux directions qui, de manière plus générale, peuvent être assimilées à l’intrusion du public au domicile et à la publicisation de l’intime, vont de pair comme en témoigne l’étude de la “ communication intime ” in FLICHY Patrice, 1991, op. cit.. L’auteur en conclue page 236 que “ L’évolution sociale actuelle est sans doute moins celle de l’hypertrophie de l’espace privé (qui se scinderait en de micro-espaces individuels) que peut-être la mise en mouvement d’espaces privés au sein d’un espace public réaménagé où l’individu est à chaque instant ici et ailleurs, seul et relié aux autres ”.

181.

Une synthèse des travaux de Raymond Williams abondant en ce sens est présentée dans HIRSCH Eric, 1994, The long term and the short term of domestic consumption : an ethnographic case study, in SILVERSTONE Roger, HIRSCH Eric (ed.), Consuming Technologies : Media and Information in Domestic Space, London and New York : Routledge, pp. 208-226.

182.

JOUET Josiane, 1992, Relecture de la société de l'information, in CHAMBAT Pierre (dir.), Communication et lien social, Paris : Descartes, p. 189.

183.

Ibid, p. 187