1.2.2. Le rôle clé de la créativité ou le retour du cyber dans la jonction entre loisir et professionnel.

Dans cette orientation du modèle généraliste vers la technique, c’est plus précisément sa mise en pratique autour de l’activité de création de sites qui permettra aux approches professionnelles et loisirs de se réunir. Les magazines Netsurf et .net se rejoignent ainsi progressivement sur ce point.

Netsurf montre que la création Web peut constituer aujourd’hui une véritable activité professionnelle, sans omettre toutefois de préciser que c’est la recherche d’une certaine esthétisation qui prime dans les réalisations. Réciproquement .net range la création de sites au même niveau de divertissement que par exemple le surf, mais avec l’idée sous-jacente que les compétences acquises lors de cette expérience peuvent être exploitables sur le marché du travail.

Les lecteurs que nous avons rencontré présentaient d’ailleurs aun profil assez fidèle à cette description. Ceux de Netsurf étaient de deux genres : de jeunes créatifs travaillant dans de petites entreprises high-tech et intéressés par le Web parce qu’il s’agit autant de leur passion que de leur profession, des cadres ou dirigeants de société familiarisés avec l’Internet à leur domicile et trouvant là un moyen de se rapprocher des services Informatique et Communication de leur entreprise. Les lecteurs de .net ont une approche plus divertissante de la création de pages personnelles, leur passe-temps favori. Ils n’éludent toutefois pas pour autant la possibilité de recyclage lucratif de cette expertise dans la vie active qu’ils se préparent à intégrer, la plupart d’entre eux étant étudiants.

C’est au final à un technicien de l’Internet créatif que s’adressent ces magazines, en alliant le caractère pro-actif de l’informatique à la quête culturelle de la multimodalité, quelque peu égarée depuis la période cyber.

La création de sites Web se révèle ainsi au fur et à mesure du temps comme la pratique spécifique des adeptes de l’Internet 184 . Elle semble en constituer l’originalité, entre le surf et le courrier électronique. Un peu à l’image de la programmation lors des débuts de la micro-informatique, tentant de se frayer un chemin entre les comportements de conformité comme le traitement de texte, et ceux de transgression comme la messagerie 185 .

Elle fait peu à peu son apparition dans les pages des magazines qui lui consacrent des rubriques à part entière. Mais les deux revues traitent la création de sites Web avec un point de vue différent au départ : dans Netsurf en tant que nouveau support utile pour les entreprises, au niveau de leur communication interne et externe ou de ses possibilités de transaction; dans .net par le biais des pages personnelles et de leurs multiples “ bidouillages ” effectués à la maison, à la manière des pionniers du micro-ordinateur.

Malgré cette manière d’approcher la création de sites Web comme une occupation de loisir pendant le temps libre, .net n’exclue pas que le savoir-faire ainsi engrangé puisse être monnayable en tant qu’activité professionnelle, et rejoint ainsi de manière un peu détournée Netsurf dans sa description de l’utilisation de l’Internet. Ce dernier magazine présente en effet constamment la fonction de Webmaster comme un nouveau métier. C’est le cas plus spécifiquement dans son n°21 avec le dossier “ Les emplois et les formations créés par l’Internet ” où sont répertoriés six domaines d’activités, parmi lesquels quatre sont liés au Web : “ L’ingénierie et le développement de Web ”, “ L’édition et le commerce électronique ”, “ La commercialisation de contenus ”, “ Les centres serveurs ”, à côté des “ Fournisseurs d’accès ” et des “ Services en ligne ”. Cette préoccupation est partagée par .net, dans son n°13 avec le dossier “ Cinq nouveaux métiers nés sur Internet : les portraits, les salaires ”, qui eux aussi sont tous liés au Web puisqu’à côté de la fonction de “ Webmaster ”, figurent également “ Le documentaliste du Web ”, “ Le cyber-journaliste ”, “ Le publicitaire en ligne ”, et “ Le veilleur du Net ”. Ce thème est réitéré dans son n°18 avec le dossier  “Les concepteurs de sites : qui sont-ils, que gagnent-ils ? ”, mettant en exergue la phrase suivante : ‘“ Il faut jongler entre l’audit, la communication, la création graphique et la technique pure et dure ”’.

Cette phrase est révélatrice : elle montre bien que la production de sites Web relève à la fois du professionnel strict (“ l’audit ”) et d’une attitude relationnelle plus générale (“ la communication ”), et que cette symbiose n’est possible que grâce à la maîtrise de l’outil (“ la technique pure et dure ”), mais à condition que celle-ci soit travaillée visuellement (“ la création graphique ”).

C’est précisément cette inclinaison pour la qualité esthétique de la création, héritée de la période cyber et de l’appréhension du multimédia comme objet culturel, qui donne sa singularité à la production de sites Web par rapport aux utilisations des technologies de communication précédentes. Elle devient surtout par ce biais un nouveau point de convergence entre les approches loisirs et professionnelles.

On retrouve ainsi dans Netsurf et .net une volonté commune de ne pas se limiter à la simple mise en place du site Web. L’objectif consiste au moins autant dans sa mise en valeur, pour le rendre plus attractif aux yeux des entreprises et de leurs collaborateurs dans le premier magazine, par une recherche de beauté, voire de notoriété, plus narcissique dans le second. Pour y parvenir, l’ensemble des ressources du multimédia sont mobilisées, remettant ainsi au goût du jour, cette fois-ci de manière concrète et plus systématique, les expériences autrefois avant-gardistes de la période cyber.

Ainsi Netsurf s’attache plutôt, et ceci de manière assez compréhensible, aux versions professionnelles des logiciels d’édition html tels que “ Hot Dog Pro 4 ” présenté dans le n°20, ou “ Hot Metal Pro 4 ” dans le n°21. Mais le magazine ne se satisfait pas pour autant du caractère trop sobre des sites Web que ces outils permettent d’édifier. Pour les empêcher de sombrer dans la monotonie ou l’uniformisation, ce magazine propose également très fréquemment des compléments pratiques sur les ajouts technologiques permettant par exemple une écriture en relief, (ainsi du décodage du langage informatique Javascript dans les n°19 et 20), ou d’insérer des images animées dans les pages, (“ Le septième art du Web, sept logiciels pour créer des Gif animés ” dans le n°19). Mais de manière encore plus manifeste, Netsurf revient à ses premières amours d’origine cybernétique dans son n°27, où il invite explicitement ses lecteurs, et parmi eux de nombreux professionnels de la conception sur Internet, à réaliser “ un site multimédia ” : ‘“ Shebam ! Pow ! Blop ! Wizz ! Du son, de la vidéo, des animations : le Web ne se limite pas à l’hypertexte. Vous pouvez facilement apporter une touche “ multimédia ” à votre site Web ”’. Dans ce dossier, sont notamment prodigués des conseils pour insérer des modules sonores dans le site (“ plus de bruit ! ”) ainsi que des séquences vidéo (“ plein les mirettes ! ”).

Ces objectifs sont loin d’être différents de ceux affichés par .net. Dans la plupart de ses numéros, cette revue présente un nouveau gadget technologique permettant d’embellir et d’optimiser les pages Web personnelles. A tel point que leurs auteurs sont devenus au fil du temps de véritables experts, d’un niveau quasiment égal à celui des professionnels. Cela se ressent d’ailleurs directement dans le magazine qui traite des procédés et dispositifs les plus innovants et les plus “ tape à l’oeil ”. Ce qui est normal pour une publication issue d’une approche de divertissement, mais sur un mode très rigoureux, qui la rapproche par bien des côtés d’une véritable formation continue de type professionnel. Ainsi la rubrique “ Pratique ” se présente sous la forme de “Leçons ” composées de plusieurs “ Volets ” apparaissant à chacune des parutions : les “ Leçons de feuilles de style ” par exemple (censées remplacer de manière plus “ dynamique ” les pages HTML artisanales et standardisées) s’étalent sur .net n°17, 18, 19 et 20. Leur portée semi-professionnelle est à peine déguisée comme le confirment leurs présentations introductives : “ En html classique, la classe s’obtient au prix de la nuit blanche des balises ! Laissez tomber. Les feuilles de style, c’est plus simple, plus rapide, plus riche ”. Surtout, leur aspect est très formel et méthodique, l’article étant divisé en véritables chapitres, comme un modèle à suivre absolument.

On peut même ajouter que la sélection illustrée de sites Web, trace la plus visible de son origine dans l’approche loisir, participe de cette recherche de perfection dans la conception puisque les photographies font autant figures de carnet de voyages sur le Web que d’exposition de modèles à imiter. C’est en tout cas l’exploitation qu’en fait Netsurf dans ses “ portraits ” et “ études de cas ”, dont la place au sein de la pagination augmente sans cesse : dans ses dernières éditions, ce magazine à l’origine d’aspect professionnel va jusqu’à se relancer lui aussi dans une galerie de sites Web. Cette situation illustre à nouveau le rapprochement progressif entre les deux représentants principaux du modèle généraliste de la presse multimédia. Un véritable chassé-croisé entre .net et Netsurf que nous allons observer maintenant plus en détail.

Notes
184.

Précisons qu’il ne s’agit pas ici d’usages stabilisés. D’abord parce que les lecteurs auxquels les revues spécialisées s’adressent ne sont pas des acteurs sociaux ordinaires mais des passionnés, disposant de préacquis techniques, et parce que la période d’observation se situe au début du cycle de constitution des usages de l’Internet.

185.

JOUET Josiane, 1989, Le foyer hi-tech, in CASTEL (du) François, CHAMBAT Pierre, MUSSO Pierre (dir.), L'ordre communicationnel - Les nouvelles technologies de l'information et de la communication : enjeux et stratégies, Paris : La Documentation française / CNET-ENST, pp. 189-204.