2.1.2. L’utilisation de méthodes d’ordre économique pour répondre au double marché des lecteurs et des annonceurs.

Parties à la conquête de leur autonomie économique, comme la grande majorité des revues d’information spécialisée grand public, les publications de cette phase de stabilisation de la presse multimédia vont employer des procédés voisins. Ceux-ci résultent d’une alchimie propre au savoir-faire journalistique : ils allient “ flair ” de l’air du temps, et techniques plus rigoureusement économiques.

Netsurf et .net composent ainsi en permanence avec ces deux types de ressources conceptuelles, complexifiées en outre par les nouvelles technologies de communication désormais largement utilisées. Ceci afin d’élaborer un contenu permettant d’engranger des revenus provenant de deux sources.

Pour les ventes en kiosque, les acteurs médiatiques mêlent à leurs sentiments personnels les conclusions des études marketing menées auprès des lecteurs. Ces derniers sont notamment joints plus aisément grâce au courrier électronique.

Pour la cession d’espaces publicitaires, ils conjuguent les ambitions éditoriales qu’ils nourrissent pour leurs magazines avec les attentes de la régie de leur groupe de communication. Ceci avec un art tout à fait maîtrisé et qui leur permet d’envisager ses développements en lien avec la technologie hypertextuelle.

Les publications qui dominent cette phase finale de la presse multimédia, ont donc pour objectif premier d’être vendues au plus grand nombre de lecteurs possibles. Pour cela, elles doivent répondre à leurs attentes.

Celles-ci sont saisies par les acteurs médiatiques autant de façon formellement économique, par le biais d’enquêtes marketing, que de manière plus spontanée, le plus souvent à partir de l’expérience personnelle des journalistes vis-à-vis de l’Internet. Ces deux directions complémentaires de l’élaboration du contenu des magazines sont clairement révélées par Olivier Magnan : ‘“  Les premiers numéros, qui malgré tout, avaient des rubriques pratiques déjà nettement annoncées, privilégiaient des angles éditorialistes qui intriguaient le lecteur, qui l’amusaient, mais qui n’étaient pas en prise directe avec ses préoccupations. (...) Donc oui il y a eu évolution parce que dans ce cadre là, un éditeur mène toujours des analyses, mène en permanence des analyses pour comprendre ce qu’il doit faire, pour cadrer avec les attentes. (...) Ce sont des analyses marketing modestes si vous voulez, mais qui sont toujours de deux styles : le premier c’est l’enquête lecteur que tous nos titres pratiquent (...) pour chacun des magazines, nous intégrons des questionnaires à nos revues, précis, calibrés, qui nous permettent d’avoir un retour extrêmement précieux sur l’attente et le sentiment qu’ont les lecteurs, ça c’est le premier moyen. Le deuxième moyen c’est grâce d’ailleurs à la spécificité Internet le courrier que je reçois tous les jours parfois par centaines (...) qui rend compte des réactions des lecteurs et ça pour nous c’est très, très puissant comme outil de mesure. ”’.

Cette mise en avant d’une démarche rédactionnelle indépendante, amplifiée par l’échange incessant avec le lectorat rendu possible par le courrier électronique, est compréhensible en ce sens qu’elle représente un idéal professionnel pour l’activité journalistique. Elle participe d’un refus de la toute puissance du marketing, dont l’existence au sein des publications comme des groupes de presse n’est pourtant pas contestée. Une telle position est également affichée par Christophe Dubuit : ‘“ Ca se fait, je dirais il n’y a pas de méthodes, simplement parce que l’on n’a pas les moyens d’avoir une démarche très marketing et peut être que l’on y perdrait aussi au passage. Il y a quand même des choses, parce que nous sommes nous mêmes utilisateurs, donc il y a des choses que l’on peut sentir qui vont peut être plaire. Donc cela se fait, je dirais au sein de la rédaction, avec une équipe assez importante de pigistes.”’ .

Pour étayer son propos, le rédacteur en chef de Netsurf va jusqu’à expliquer que son magazine, à la différence de la plupart de ceux avec lequel il a cohabité dans la presse multimédia, a survécu parce qu’il a privilégié ce “ feeling ”. Cette attitude consistant à sentir avant les autres les tendances nouvelles du lectorat et donc du marché, est encore une fois opposée au marketing, jugé dangereux car sclérosant : ‘“ Au débat qui agite perpétuellement le monde de la presse informatique (qui est grand public, Soho, petit public, qui est professionnel etc...), j’ai toujours répondu par une formule un peu transversale : “ tout public ”. A cette manie des marketteurs de tout poil de mettre les gens dans des cases, et face au saint Graal que représente une publication à destination des “ managers ” et des “ décideurs ”, nous optons pour un profil qui, à mon sens, colle à la nature intrinsèque du Net : tout y est transversal.(...) Les frontières étriquées dont souffre souvent la presse informatique s’effacent. Savoir que le lecteur se connecte depuis son lieu de travail, ou depuis son domicile n’a aucune importance, et en tout cas, c’est une certitude, ne montre absolument pas ce qu’il fait sur le réseau. Et c’est bien sûr ce qui est important. Intéressant. Pour illustrer mon propos, je peux parler de mes chers confrères, qui ont hélas disparu au fil des mois : Webmaster lancé par IDG en juin 96, avec force études de marketing, un bide retentissant. Planète Internet, itou. Internet Reporter version 1 puis version 2, l’oeil.du.web, etc. Un vaste cimetière peuplé de certitudes quant à l’être du lecteur. Internet Professionnel vivote à une dizaine de milliers d’abonnés. De notre côté, nous avons une ambition qui repose une évidence : un journal c’est fait pour être lu. Et lorsque la diffusion est au rendez-vous, alors la publicité suit.”’

Le portrait dressé par Christophe Dubuit, d’un lecteur ambivalent, autant professionnel que passionné de l’Internet, correspond d’assez près à la figure généraliste de l’entrepreneur. Sa genèse et donc le succès de Netsurf, que nous avons observés lors de notre propre étude, sont ainsi présentés comme une victoire de l’intuition sur l’austère logique économique. Une telle supériorité du “ feeling ” par rapport au “ marketing ”, semble cependant exagérée. Il s’agit là des deux composantes principales, sollicitées simultanément et conjointement, de tout processus décisionnel concernant des choix éditoriaux. En ce sens, la description manichéenne du rédacteur en chef de Netsurf semble relever d’une valorisation rétrospective.

Surtout lorsqu’on la compare à sa vision beaucoup plus tempérée du rôle de la publicité vis à vis de sa publication.

Le poids des annonceurs n’est pas démenti par Christophe Dubuit, mais est considéré comme n’interférant pas de manière directe sur la ligne éditoriale: ‘“on travaille quand même en liaison avec la publicité, en échanges d’informations. Donc là c’est important pour le détail du sommaire, pour que eux puissent le relayer auprès de l’annonceur (...) [mais] on ne détermine pas du tout ensemble le contenu du canard. ”’

Olivier Magnan reconnaît lui aussi cette charge publicitaire tout en la déplorant : ‘“ il est vrai, et ça n’est pas en l’honneur de la presse française en général, je ne parle pas de la presse informatique en particulier, il est vrai que (...) la presse spécialisée est trop proche des annonceurs qui la font vivre. ”’.

Et le rédacteur en chef de .net trace une même ligne jaune à ne pas franchir, entre les services marketing et publicité du groupe de presse d’un côté, et la rédaction du magazine de l’autre : ‘“ c’est une condition que j’exige à chaque fois que j’arrive dans un groupe de presse : qu’il n’y ait pas de collusion entre la rédaction et la publicité. Et, la plupart du temps, je tombe sur des gens intelligents, notamment du côté des chefs de publicité, qui comprennent que la crédibilité du support est un atout commercial à terme, vous voyez ce que je veux dire. Si l’annonceur comprend qu’il lui suffit de dire un mot au chef de publicité pour avoir du rédactionnel positif dans le support, le chef de publicité lui-même perd en crédibilité, le support perd en crédibilité et au final c’est une très mauvaise affaire. ”’

Ceci tout en admettant sans aucun problème qu’il y ait des échanges entre ces deux parties, puisque l’activité médiatique s’inscrit selon lui dans un registre commercial tout à fait identique à celui d’autres branches de l’économie : ‘“ un magazine quel qu’il soit est un produit de marketing. (...) un produit presse est un produit comme un autre et doit être diffusé au plus large, et faire gagner le plus d’argent possible à son entreprise, ça c’est clair. A partir de ce moment là, j’estime que nous sommes embarqués sur le même bateau : les publicitaires qui nous rapportent du chiffre, et nous rédaction, qui assurons la plus grande diffusion possible. Et cette plus grande diffusion possible permet aux publicitaires de vendre au mieux le support. Donc c’est un cercle vertueux si vous voulez sans qu’il y ait collusion entre les deux. (...) j’ai des échanges avec les chefs de publicité qui m’apportent de l’information et à qui j’apporte de l’information et, à ce titre là, j’estime que la machine tourne bien, que chacun est bien chez soi, que les vaches sont bien gardées.   ”’

Il conserve cette posture, qui consiste à accepter totalement la logique économique dans la presse pourvu que les règles de la déontologie journalistique soient respectées, pour appréhender l’extension du magazine aux nouveaux supports électroniques. En fait, il adapte ce principe, de cloisonnements assez étanches entre les différents acteurs participant au processus de médiatisation, aux spécificités de la technologie hypertextuelle.

Elle constitue selon lui un bienfait lorsqu’elle permet le développement d’un bandeau publicitaire sur d’autres pages html à la demande du lecteur-Internaute, mais est en revanche un danger lorsque les liens vers les sites des entreprises du secteur n’obéissent plus qu’à des impératifs commerciaux : ‘“ Sur un site Internet, vous savez très bien que se développe une forme de publicité grâce à ce qu’on appelle des bannières, hein, sur lesquelles l’Internaute clique ou non, choisit ou non d’ouvrir sa page de publicité. Et ça c’est encore meilleur par rapport à la presse papier (..) un site Web, ce qui est merveilleux c’est que les publiphobes ... n’ont à subir, n’ont à souffrir que de la présence d’une bannière publicitaire qu’ils sont tout à fait libres de ne pas ouvrir, alors je trouve ça fantastique. Et à partir de ce moment là, la disconnexion entre publicité et contenu est parfaite. Quant à privilégier des annonceurs à travers des liens, ce n’est pas du tout ma vision des choses. Si j’incite mes lecteurs à aller voir le site Microsoft, ce que je fais déjà sur le papier, c’est parce qu’ils y trouveront des informations qui leur seront utiles. ”’ Cette prise de position, acceptant la publicité sur les extensions électroniques, montre en tout cas que celles-ci sont désormais ouvertes à la marchandisation de manière tout à fait explicite. Et cela s’est effectivement traduit dans les faits lors de cette phase de stabilisation de la presse multimédia.