2.2.1. Le choix du CD-Rom, payant par sa vente couplée au magazine papier, plutôt que de l’extension sur un site Web non rétribuable.

L’option du CD-Rom comme support presque exclusif de la diversification de la presse multimédia lors de cette phase de stabilisation a été prise selon des critères économiques. Les acteurs médiatiques désirent que leurs publications, dans sa version imprimée comme dans son édition électronique, soient rentables. La généralisation de cet objectif, désormais assigné à l’ensemble des supports du magazine, explique que seules les extensions électroniques monnayables ont été retenues, au détriment des autres ne pouvant permettre des rentrées d’argent suffisantes.

Dans cette dernière catégorie figure l’Internet, présentant le handicap principal de ne pas disposer de moyens de rétribution établis. Sans compter la difficulté “ culturelle ” de déroger aux principes de gratuité de l’information, encore fortement attachés à ce support technologique. L’ensemble de ces propriétés inhérentes à l’Internet rendent difficile son intégration au sein de la presse spécialisée, et notamment dans sa logique économique classique. Elles ont constitué autant d’obstacles aux yeux des responsables de Netsurf et de .net, même si ceux-ci mentionnent d’autres raisons de façade. Parmi ces dernières revient le plus régulièrement l’obligation d’édifier une extension Web irréprochable, et donc très demandeuse en termes de moyens, lorsqu’on se veut un magazine didactique en matière de création de sites.

A l’inverse, le paiement pour le CD-Rom, compris dans l’achat du magazine papier, est beaucoup mieux accepté. En particulier parce que c’est une formule désormais coutumière dans la presse s’intéressant aux nouvelles technologies. Cette évolution témoigne de l’intériorisation d’une idée-force concernant la diversification de la presse spécialisée : l’information disponible sur le nouveau support électronique est perçue comme amenant une valeur ajoutée qui, comme dans sa version imprimée, mérite en échange une compensation financière.

L’abandon d’une extension sur le Web est donc générale chez les publications dominant dans cette ultime phase de la constitution de la presse multimédia. Elle provient de l’inaptitude actuelle de ce nouveau support technologique, à offrir un mode de développement rentable à l’activité médiatique.

Cette impossibilité de parvenir à un équilibre économique et financier pour une version Internet de Netsurf et .net, explique que les groupes de presse dont ils dépendent n’aient pas poussé dans cette voie de la diversification. Ainsi Christophe Dubuit, lorsqu’il évoque très succinctement la disparition du site Web de Netsurf, la rattache à une stratégie économique de Pressimage : ‘“ un problème que peuvent se poser tous les groupes de presse, c’est comment trouver la rentabilité sur un service Web éditorial. ”’ De manière plus détaillée et surtout plus franche, Olivier Magnan avoue son désaccord par rapport à la décision d’Edicorp de ne pas se lancer dans l’Internet, motivée par des raisons de non-rentabilité immédiate : ‘“ il arrive que dans les entreprises il n’y ait pas toujours adéquation de vues. Alors très clairement, sans aller plus loin dans le débat, il y a deux points de vue qui s’opposent aujourd’hui : celui de la Direction Générale, qui a le réflexe d’ailleurs logique et en quelque sorte rationnel d’un entrepreneur, qui estime qu’à un investissement, doit correspondre des retours à un investissement. Or aujourd’hui en France, et ailleurs un peu partout dans le monde, créer un site Internet, c’est ne pas générer de revenus voilà. Donc ça c’est un point de vue rationnel de Direction Générale.(...) Et puis il y a le point de vue de la rédaction que j’incarne et qui dit : c’est un investissement imparable que nous devrions faire, même sans retour sur investissement, parce qu’il participe de l’image, de la notoriété et de la préparation d’un vrai retour sur investissements ,voilà. Donc ce sont deux points de vue qui s’expriment. En l’occurrence, celui de la Direction Générale qui est quand même, jusqu’à preuve du contraire, décideur en dernière analyse et détentrice des fonds d’investissements, n’a pas désiré créer un site Internet. ”’

Les deux rédacteurs en chef n’ont pas simplement en commun de se retrancher derrière les décisions de leurs supérieurs hiérarchiques. Ils estiment également, de leur point de vue personnel, que la mise en place d’un site d’informations de presse sur le Web exige un travail journalistique à part entière et spécifique. Ce qui nécessite de gros moyens, d’autant plus conséquents que les magazines, dont ils assurent la direction rédactionnelle, sont en même temps des espaces de critique de la création sur l’Internet. Christophe Dubuit résume cette vision des choses : ‘“ On pouvait faire une plaquette simple : “magazine Internet 35 F seulement, voici notre adresse, abonnez-vous ”. Je veux dire, si c’est pour faire ça, comme les gens nous attendent au tournant, je crois qu’on les décevrait. Alors maintenant, est-ce que l’on fait un véritable magazine, un truc en direct avec plein d’infos ? Au quel cas, quels sont les moyens que l’on met derrière? Du côté de la rédaction, c’est hors de question. C’est pour cela qu’auparavant j’avais fait quelques pages et que j’ai très vite arrêté. C’est un deuxième média, un média à part entière. Donc vous ne pouvez pas vous occuper à faire un magazine papier et un site digne de ce nom, qui essaye de faire des choses originales et nouvelles sur l’Internet. Cela n’est pas possible. Donc ça implique un doublement des équipes, parce qu’il faut aussi un maquettiste pour faire la mise en page des informations, il faut aussi une correction donc un travail de SR. Donc à la limite, dans l’absolu, c’est un doublement des équipes. A partir de là comment vous financez, comment vous vous en servez, c’est très difficile d’y répondre.” Olivier Magnan développe un propos du même type : “ Je suis à 100 % favorable [à une extension Web pour .net], et j’estime même que c’est une nécessité de marketing interne. On devrait déjà l’avoir. Nous en tant que revue spécialisée, en tant que arbitre des élégances, si vous voulez, dans un domaine aussi pointu qu’Internet, je vois mal comment le support papier ne peut pas montrer l’exemple. A longueur de mois et d’années, nous proposons des sites, nous les critiquons, nous les soupesons, nous expliquons comment bâtir des sites : il serait donc tout à fait logique dans une perspective éditoriale, d’avoir un prolongement sous la forme d’un site Internet..”’

L’extension Web est ainsi abandonnée car sa rentabilité est insuffisante pour les groupes de presse : elle génère peu ou pas du tout de revenus directs, et sa mise en oeuvre est coûteuse pour des publications condamnées à l’excellence en la matière. Autrement dit, l’Internet ne répond pas pour l’instant aux impératifs économiques de la presse.

Alors qu’inversement, le CD-Rom est lui pleinement intégré au mode de fonctionnement médiatique traditionnel. Son élection comme terrain d’accueil des contenus de formes électroniques de la presse multimédia n’est pas innocente : elle correspond à ses capacités d’adéquation avec les modalités de rétribution de l’information de presse dans sa version imprimée.

Le disque numérique est en effet livré simultanément avec le magazine papier, sous réserve d’un encaissement valable pour l’ensemble de cette formule de “ bundle ”. Celle-ci permet, même si c’est indistinctement, un paiement de la valeur ajoutée procurée par le CD-Rom. Ce dernier est ainsi totalement adapté à la vente en kiosque, à la différence du Web qui, en outre, ne dispose pas encore de technologies de commercialisation suffisamment fiables au niveau de la sécurité des transactions, ou du moins ressenties comme telles par le grand public de l’Internet.

C’est donc grâce à cet avantage, consistant à pouvoir se fondre dans la marchandisation toute entière de la presse multimédia, que le CD-Rom a été privilégié comme extension électronique lors de cette phase de stabilisation. Cela constitue la principale raison du choix de ce mode de diversification, même si les rédacteurs en chef de Netsurf et .net s’abritent derrière des silences des faux-semblants pour le justifier.

Cette analyse de la configuration stabilisée de la presse multimédia est confirmée par un acteur qui lui, en est assez détaché pour pouvoir l’appréhender avec un minimum d’objectivité : Yann Boutin. Aujourd’hui chef de projet Internet, cet ancien rédacteur-webmaster de CD-Rama a également collaboré à Netsurf. Il peut à ce titre apporter le témoignage éclairant qui suit : ‘“ ’ ‘Pourquoi ils ’ ‘[les magazines consacrés au multimédia] ’ ‘n’ont pas de sites, ou un site vraiment embryonnaire ? Parce que justement, l’information qui est sur le Web, il faudra la donner, que ça rentre en contradiction avec le magazine qu’ils cherchent à vendre dans les kiosques. Surtout pour le multimédia, parce que l’on sait que les lecteurs de Netsurf, de .net ou autres, sont évidemment abonnés à Internet, sinon ils n’ont aucun intérêt à le lire. Donc si le magazine papier qui est vendu dans le kiosque leur donne gratuitement l’info sur Internet, ils n’achèteront plus le papier, c’est évident. (...) Mais il me semble évident qu’un magazine comme Netsurf devrait avoir sa vitrine sur Internet puisqu’on parle d’Internet. Et c’est quand même extraordinaire qu’il y a eu seulement une page avec un contact. C’est un manque de moyens parce qu’il n’y a pas de revenus derrière.(...) Moi je prends un magazine comme Netsurf par exemple. Ils ont fait le choix de prendre un CD-Rom : c’est vrai que moi ça me semble plus cohérent, dans la mesure où un site Web (...) qui n’est pas mis à jour, ça a une mauvaise image. Donc il vaut mieux ne rien faire qu’avoir une mauvaise image. (...) un CD-Rom c’est statique. Le CD-Rom c’est génial. D’une part effectivement, on peut mettre plein de produits dessus des logiciels dernière version, ça évite de télécharger. Et ensuite, on peut mettre justement, des guides de sites, on n’a qu’à cliquer et si on est connecté en même temps, on part sur Internet. On a l’alibi : le CD-Rom, ’ ‘[il parait]’ ‘ une fois par mois, il est statique, etc. c’est pas une mauvaise image de marque. C’est normal ’ ‘[ que l’information ne soit pas actualisée sur un CD-Rom]’ ‘, il arrive avec le magazine. Donc de ce point de vue là c’est génial, c’est le super compromis même si c’est dommage qu’un site Web, enfin qu’un magazine Internet n’ait pas de site Web mais bon... ’ ‘”’

On remarque dans ces propos que Yann Boutin, en observateur avisé, analyse la préférence pour le CD-Rom par son inscription dans la logique économique de la presse. Il évoque également son rôle d’intermédiation, mais sans pour autant pousser plus avant sa réflexion à propos de cette dimension. Pourtant, ses implications sur le mode de fonctionnement de la presse multimédia, sont intéressantes à observer, tant les acteurs reliés au magazine par le biais de son extension électronique en font pencher la balance selon leur profil différent.