Une logique économique à plusieurs vitesses.

L’observation de la presse multimédia peut ainsi laisser penser que les autres spécialités médiatiques, appelées à se diversifier sur CD-Rom et Internet, connaîtront un accroissement de l’interdépendance entre les acteurs participant au processus de médiatisation. Elle n’indique en revanche aucun changement majeur de rythme dans l’évolution de leur logique économique. Celle-ci n’est pas forcément accélérée sur les nouveaux supports électroniques, et on constate même de fortes différences de degrés dans son niveau d’intensité entre les diverses dimensions de l’activité médiatique.

La forte logique économique qui caractérise habituellement la presse spécialisée ne paraît donc pas être unilatéralement augmentée en ce qui concerne la presse multimédia, malgré sa forte extension sur les nouveaux supports.

D’une part, les acteurs du domaine qui remplacent parfois les acteurs médiatiques ne sont pas tous marchands. Cette situation, largement constatée au début de notre période d’observation, a toutefois eu tendance à progressivement se raréfier, et pourrait bien n’être que provisoire.

D’autre part, la technologie hypertextuelle, au coeur de la mise en relation généralisée de l’ensemble des acteurs n’est pas encore tout à fait intégrée à cette logique. Mais là encore, le processus de marchandisation est en marche, et devrait sans doute absorber à terme cette noouvelle forme de médiation.

En diminuant le coût du ticket d’entrée dans la sphère médiatique, l’Internet avait permis à nombre d’acteurs qui lui étaient extérieurs, soit parce qu’ils étaient issus du domaine, soit parce qu’ils participaient d’une nouvelle forme hybride du journalisme, de lancer des publications électroniques consacrées au multimédia. Mais leurs statuts sont très différents : on recense parmi eux presque tous les degrés de l’échelle marchande, de son plus bas niveau au plus élevé.

Ainsi nombre d’acteurs individuels, ou d’associations à but non lucratif, ont créé lors de la période cyber des e-zines qui, dans la mouvance de la contre-culture à ce moment prédominante sur le réseau, militaient pour la gratuité de l’information. Ce sont également des personnes aux caractéristiques voisines qui étaient les premiers animateurs, voire les créateurs des différents forums sur l’Internet traitant du multimédia. Mais ces dévouements des premiers temps se sont effrités sur le long terme, et en définitive les seules traces de publications non marchandes actuellement demeurent les pages personnelles. Et celles-ci ne se prétendent pas, à la différence des précédentes, être des magazines à part entière : elles ne sont évoquées dans ces derniers que par l’entremise des passerelles hypertextuelles.

Les sites Web des acteurs collectifs du domaine, ressemblant à des publications électroniques de presse, se sont révélés tout aussi éphémères. Les institutions en sont revenues le plus souvent à une utilisation comme vitrine de leur activité d’origine, et le plus fréquemment se sont cont contentés d’être répertoriés hypertextuellement sur les extensions électroniques des magazines consacrés au multimédia.

Les nouveaux acteurs médiatiques ont connu le même sort. Ils présentent toutefois la particularité de s’être essayés sur l’Internet à un fonctionnement économique différent de celui des acteurs médiatiques traditionnels, adapté à la logique d’individualisation des N.T.I.C. : possibilité de paiement à l’acte pour un article précis, une page du magazine, un dossier, c’est à dire une individualisation de la production en plus de l’individualisation de la consommation. Cette possibilité a cependant rarement été explorée : seulement lors de quelques expériences isolées comme celle de Cybersphère, que l’équipe rédactionnelle de Quelm renouvellera un peu plus tard sur TechnoSphère. La seule utilisation réelle des dispositifs de transactions électroniques n’a en fait pas concerné un échange d’informations à proprement parler, mais des fonctions commerciales des magazines déjà existantes sur le support papier. Tous les magazines ont en effet développé des interfaces permettant une prise d’abonnement, l’achat d’anciens numéros, ou même pour certains comme Planète Internet des produits dérivés tels que des tee-shirts à l’effigie de la publication.

Au final, sont donc restées les publications reposant sur le bon vieux modèle du double marché typique de la presse, même si certaines ont bénéficié en plus de l’appui financier de leurs groupes de communication (Hachette.net est symptomatique à cet égard). Mais cela a été à peine un grain de sable dans la mécanique bien huilée de la logique économique.

Un temps submergées par des méthodes intuitives, mais finalement de façon assez classique dans le début d’un cycle de constitution d’une spécialité médiatique, les techniques marketing ont vite repris leurs droits dans les différents choix éditoriaux. La recherche du public le plus rentable et l’importance du financement publicitaire ont finalement retrouvé un poids normal dans la balance décisionnelle des journalistes.

Ce changement a correspondu sans trop de surprises à l’arrivée, avec l’approche professionnelle, de groupes de presse fortement implantés dans le secteur des magazines. IDG avec Webmaster, CEP - Groupe Tests avec Internet Professionnel, ont enfoncé le clou déjà bien planté lors de la vague précédente avec le géant Matra-Hachette pour Planète Internet puis Hachette.net, Pearson pour .net, et à un degré moindre Pressimage pour Netsurf.

Toutes ces revues ont recouru abondamment à l’hypertextualité sur leurs extensions électroniques, mais sans pour autant “ sur-marchandiser ” cette nouvelle médiation technique. En fait, celle-ci reproduit sur le support électronique, sans véritable adaptation ou exploitation particulière, la logique économique caractérisant la presse dans sa version imprimée.

Ainsi les CD-Roms et les sites Web des publications :

Ajoutons enfin, en ce qui concerne l’intégration de la logique économique aux dispositifs interactifs comme ceux de personnalisation de l’information mis en place par Club-Internet à partir de la sélection opérée par Hachette.net, que nous ne disposons pas de preuves permettant d’affirmer ou au contraire de nier que les traces informatiques laissées à cette occasion sont exploitées à des fins commerciales, et illustreraient alors le passage au marketing direct.

La presse multimédia repose ainsi sur une logique économique finalement très proche de celle en vigueur dans la presse spécialisée, sur laquelle la diversification électronique n’a apparemment pour l’instant que peu d’influence. Et en observant dans le détail chacune de ses dimensions, on s’aperçoit même qu’elle connaît des écarts d’intensité très sensibles de l’une à l’autre.

Tout d’abord, celles qui sont assurées exclusivement par un type d’acteurs précis vont d’un extrême à l’autre :

En tombant dans l’escarcelle des acteurs du domaine, la dimension de communication aurait pu s’appuyer sur une logique économique accentuée. En réalité, c’est exactement l’inverse qui s’est produit.

En étant transférée au sein des différents groupes de discussions entre Internautes, elle a été libérée des contraintes économiques qui pèsent sur elle lorsqu’elle figure à l’intérieur des pages des magazines. Même si, comme nous l’avons dit précédemment, d’autres mécanismes de sélection de la prise de parole dans l’espace public se mettent en place sur le réseau qui n’est pas un espace de totale libre expression, elle est cependant coordonnée par des acteurs non marchands, grâce à cette extension sur les nouveaux supports électroniques.

Elle a toutefois été l’objet de nombreuses convoitises. Bien entendu de la part des acteurs médiatiques qui, ne voulant pas l’abandonner, ont tenté eux-mêmes des expériences sur leurs extensions Web et ont surtout conservé leur courrier des lecteurs dans la version imprimée de leurs magazines. Surtout, ils étaient en cela encouragés par des acteurs économiques du domaine qui y voyaient un public bien ciblé. Quand bien même ces derniers ne se sont pas carrément décidés à ouvrir eux-mêmes des espaces privés de débats. Ceci en espérant mettre à profit auprès d’éventuels annonceurs, parmi leurs confrères, la clientèle captive ainsi très délimitée. Se résumant souvent à leurs yeux à un fichier nominatif informatique, celle-ci se parait dans leur discours promotionnel du nom de “ communauté ” ou “ club ” comme pour Infonie ou Club-Internet.

Paradoxalement, ce sont donc les dimensions accaparées par les acteurs médiatiques, et non par les acteurs du domaine, qui ont le plus contribué à développer la logique économique de la presse multimédia, mais tout simplement parce que celle-ci est restée conforme à la norme de la presse spécialisée. Seules de petites modifications marginales ont altéré, mais très faiblement, la logique économique classique de l’activité médiatique en ce qui concerne les dimensions respectivement de documentation et de représentation du secteur:

La dimension informative au sens large a connu elle aussi quelques changements dans les modalités de la logique économique sur laquelle elle repose habituellement dans la presse spécialisée. Mais dans l’ensemble, les éléments que les extensions électroniques de la publication mettent en relation hypertextuelle, sont tout autant de nature marchande que son exact contraire.

Ainsi la délégation pour l’exhaustivité et l’actualité touche sans distinction l’ensemble des acteurs. De la même manière, ceux qui sont associés aux acteurs médiatiques pour la prolongation de type pratique sur les extensions électroniques de l’information présente sur le support imprimé, ne sont pas forcément motivés par des intérêts économiques.

Dans ce second cas, en plus de la médiation hypertextuelle, l’avènement de la création sur le Web fait se côtoyer sur le CD-Rom produits informatiques des entreprises du domaine du multimédia et sites ou pages personnelles de particuliers, auxquelles répondent dans le magazine papier les conseils, trucs et astuces issus de l’expérimentation par les acteurs médiatiques. Ces trois éléments coexistent en bonne intelligence au sein de la publication avec pour chacun d’entre eux une légitimité propre qui les autonomise davantage, à savoir respectivement une légitimité “de marque”, d’authenticité, et pédagogique.

A l’issue de ses cinq années d’existence, le rayon “ Multimédia ” ou “ Internet ” des kiosques voit ainsi apparaître de manière régulière, à côté de publications plus ou moins éphémères et conjoncturelles, et après la multitude de celles s’étant essayées en vain dans ce secteur de l’information spécialisée, trois magazines. Ces derniers correspondent à deux modèles de la presse multimédia : naturellement Netsurf et .net en tant que représentants de sa stabilisation actuelle, et Hachette.net qui a conservé l’approche loisir de sa phase de maturation.

Ces publications perdurent car elles sont toutes économiquement viables, même si les moyens pour atteindre cet équilibre économique sont distincts. Les deux premières s’inscrivent dans une logique appuyée de réponse au double marché, en cela simplement typique de la presse magazine. La troisième ne doit en revanche sa survie qu’à l’aide financière du groupe de communication Matra-Hachette dont elle dépend, et qui l’utilise pour ses stratégies au sein du domaine du multimédia.

Elles se rejoignent surtout au niveau de leur interdépendance avec les autres acteurs qu’elles ont communément augmentée. Ceci principalement parce qu’elles ont toutes eu recours sur leurs extensions électroniques, le CD-Rom dans le premier modèle et le site Web dans le second, à la technologie hypertextuelle.

Celle-ci semble constituer, d’après l’observation qui vient d’être réalisée, la grande originalité de cette nouvelle diversification pour la presse. Elle est d’une importance capitale dans ce cadre, puisqu’elle contribue à transformer le journaliste en un méta-sélectionneur de l’information.

Il s’agit ainsi, au-delà des effets d’annonces prospectivistes de la première heure ou au contraire des pessimistes conservatismes intellectuels, de la seule véritable innovation socio-technique unanimement partagée par l’ensemble des publications qui se sont succédées dans la presse multimédia.