Première partie : « la Chine » des Missions catholiques: vision stéréotypée d'une terre de mission et de ses missionnaires

I. Les Missions catholiques : une revue qui s'ouvre très tôt à l'image

C'est le 26 juin 1868 que paraît le premier numéro des Missions Catholiques 5 . Ce journal a pour objectif d' établir un lien entre les missionnaires, qui sont en poste aux quatre coins du monde, et les fidèles. Il est sous la tutelle de l'Oeuvre de la Propagation de la Foi. Son fondateur, l'abbé Stanislas Laverrière était déjà chargé, depuis 1865, de la publication des Annales de la Propagation de la Foi. Le 1er janvier 1880, après la démission de M. Stanislas Laverrière 6 , les fonctions de rédacteur des Annales... et des Missions Catholiques furent confiées à Théodore Morel. Comme l'écrira M. Valérien Groffier 7 , il est dès lors " en liaison avec l'élite des 15 000 missionnaires ... " 8 . Avec la nomination de Mgr. Morel, commence une période de grande stabilité à la tête du journal. Mgr. Morel dirige la publication de tous les numéros jusqu'au 29 février 1924, c'est-à-dire quelques mois avant sa mort. Entre le 7 mars 1924 et le 1er août 1930, la direction est assurée par Mgr. Paul Penel 9 qui, après son départ, reste cependant au comité de rédaction. Les Missions Catholiques et les Annales sont alors prises en main par Mgr. L. Deyrieux (1879-1950) qui assume cette charge d'août 1930 à mai 1950. Durant toute cette période, il travaille en étroite collaboration avec son ami, Mgr. Lavarenne, qui a succédé à Groffier et à Deyrieux lui-même au secrétariat général de la Propagation de la Foi. Il en devient d'ailleurs le président, à la démission de Mgr. Arthaud. Pour toute la période que nous étudions, les orientations prises par les Missions Catholiques sont le fait de ces quelques hommes, la plupart d'origine lyonnaise 10 . La rédaction, dans un contexte où la presse illustrée occupe une place de plus en plus grande, prend vite " conscience de l'importance irremplaçable de l'image... Quatre ans après avoir lancé les Missions Catholiques, pour répondre à la curiosité et à l'attente d'un public qui ne se contente plus des seules Annales, la rédaction introduit les premières illustrations. " 11

Celles-ci sont donc publiées dans le numéro du vendredi 3 mai 1872. Dès cet instant , nous pouvons mesurer l'importance de la Chine dans la politique et l'imagerie missionnaires, puisque cette première gravure représente l'église Saint Hubert en Mandchourie (Document 1). Cette première image de la Chine n'est pas très exotique, mais, le portrait de M. Mihières, supérieur de la mission du Kouang-si, en costume chinois, est beaucoup plus suggestif pour le lecteur en quête d'exotisme (Document 2). Donc, dans ce premier numéro illustré des Missions Catholiques, il y a deux gravures, sur les quatre présentées, qui concernent la Chine.

L'attrait pour la Chine est confirmé par le numéro du 17 mai 1872, lorsque les Missions Catholiques publient leur première carte, qui est celle d'une région chinoise (Document 3). Les grands thèmes missionnaires apparaissent très vite : le 31 mai 1872, l'exotisme à travers ce missionnaire en tournée (Document 4) ; le 14 juin 1872, la dure réalité, par la " mort du missionnaire " (Document 5). Durant l'année 1872, soixante et onze gravures sont présentées dans les Missions Catholiques et vingt-et-une d'entre elles ont pour thème la Chine (Documents 6). Cet engouement n'est pas particulièrement surprenant, la Chine étant à l'époque au centre des préoccupations missionnaires. Ainsi, lorsque commence la publication des Annales de la Propagation de la Foi en 1822, la revue s'intéresse exclusivement à l'Asie et à l'Amérique. Il faut attendre 1835 pour que soient publiées les premières lettres d'Océanie. De manière plus précise en ce qui concerne la Chine, c'est parce qu'il est particulièrement sensibilisé par " le sort des enfants chinois mourant par millions, tués ou abandonnés par leurs parents " 12 que Mgr. de Forbin Janson crée l'Oeuvre de la Sainte-Enfance en 1843. Depuis plusieurs années, il songeait à la création d'une association exclusivement consacrée à venir en aide aux enfants païens et à leur assurer la grâce du baptême, ne serait-ce qu'in articulo mortis. La Chine est principalement visée car " c'est là que l'infanticide est particulièrement développé. Ce sont les enfants chinois que Mgr. de Forbin Janson veut sauver par la charité des enfants européens ". 13 Pour la première répartition d'allocations le 19 mars 1844, les missionnaires de Chine se partagent 25.000 francs. En 1900, 3.374.000 francs sont répartis entre 199 missions, parmi lesquelles 102 se trouvent en Chine. 14

Durant une vingtaine d'années, les Missions Catholiques se contentent de ces "gravures d'après photographie", comme le précisent les légendes. Mais cette situation n'est pas propre aux Missions Catholiques. "Jusqu'en 1880, le bois gravé sera la seule technique d'illustration employée pour les journaux et les revues". 15 C'est ainsi que fonctionne L'Illustration, dès 1843, comme tous les périodiques illustrés, qui connaissent un grand essor et un vif succès, tel Le Monde illustré, Le Journal illustré ou Le Journal des voyages... " Rassemblés en ateliers, les spécialistes transcrivent dans le bois, avec le plus de fidélité possible, les oeuvres originales ". 16 Pourquoi l'utilisation de cette technique de la gravure sur bois ? La réponse se trouve sur la photographie en elle-même. Elle " posait un problème de reproduction difficile : celui des demi-teintes ; le spécialiste les rendait en creusant avec son burin des hachures ou des lignes plus ou moins espacées. Sous le bois imprimé était mentionné "d'après un daguerréotype", "d'après une photographie", mais bien sûr cette exécution manuelle n'avait pas les qualités d'exactitude ni de fondu de la photographie elle-même ". 17 Il existe cependant des procédés qui permettent la reproduction directe d'une photographie. Il s'agit, d'une part, des procédés dits " à plat ", dérivant de la lithographie, que sont la photolithographie, la photométallographie et la phototypie, d'autre part, des procédés " en creux ", rattachés à l'héliogravure . Mais aucune de ces techniques ne peut être associée à des textes dont l'impression ne peut se faire qu'en relief. Leur utilisation est donc limitée à des tirages d'albums ne comprenant que des photographies. Ces procédés ne sont donc pas utilisables pour les Missions Catholiques, qui doivent en rester aux gravures.

Nous n'avons retrouvé dans les archives des O. P. M. ni les plaques gravées, ni les photographies ayant servi de modèle. Il est vraisemblable que ces plaques ne sont pas restées dans les archives des O. P. M., car les gravures des Missions Catholiques furent ce que nous pourrions appeler des classiques en ce qui concerne la représentation de la Chine. Ainsi, dans l'ouvrage de P. Bizeul, Chinois et Missionnaires, une persécution dans la province du Ning-Ko-fou, publié aux alentours de 1900 à Limoges, nous retrouvons plusieurs gravures publiées dès 1872 dans les Missions Catholiques. 18

L'arrivée de la photographie reproduite dans les Missions Catholiques sera plus tardive, à la fois pour des motifs techniques et économiques. Le nouveau procédé qui permet la reproduction d'une photographie dans la presse s'appelle l'halftone en Amérique. La première photographie reproduite selon cette méthode paraît le 4 mars 1880 dans la Daily Graphic à New York sous le titre : " Shantytown " (bidonville). " Cette technique consiste à reproduire une photographie à travers un écran tramé qui la divise en une multitude de points. On passe ensuite le cliché, ainsi obtenu à partir d'une photographie, sous une presse, en même temps qu'un texte composé. C'est le procédé de l'autotypie ". 19 Cependant, la généralisation de l'utilisation des photographies comme illustrations est loin d'être immédiate. "Revues et journaux restent prudents et ne voient dans le cliché photographique qu'un document occasionnel. Il faudra attendre 1897 et l'adaptation de la photographie à l'impression par rotative pour que le New York Tribune lance véritablement la presse illustrée photographique". 20 Gisèle Freund confirme cette analyse : "quand une invention est faite, il se passe souvent un temps considérable avant que toutes ses implications soient comprises. Un quart de siècle (par rapport à 1880) s'écoula avant que ce nouveau procédé de reproduction mécanique devienne chose courante. Ce n'est qu'en 1904 que le Daily Mirror en Angleterre illustre ses pages avec des photographies et en 1919 seulement que L'Illustrated Daily News de New York suit son exemple. Par contre, les hebdomadaires et les revues mensuelles, qui ont plus de temps pour préparer leurs éditions, publient des photographies dès 1885". 21 Les Missions Catholiques, en tant que bimensuel, font partie de cette dernière catégorie. Pour ce qui est de l'intégration des photographies, elle n'est ni avant-gardiste, ni particulièrement retardataire, puisque c'est en 1891 que nous trouvons dans les pages du journal la première photographie, montrant un gorille. L'introduction de la Chine n'est pas précoce, car c'est seulement le 13 novembre 1896 qu'une photographie envoyée par Mgr. Reynard est reproduite (Document 7). Dès lors, la progression des photographies sera très rapide puisque, en 1900, pour 44 illustrations "chinoises", il y a 24 photographies. En 1902, nous trouvons 32 photographies face à 27 gravures. Dès 1903, les "gravures d'après photographie " tendent à disparaître, à tel point qu'en 1910, sur 70 documents iconographiques, il n'y a plus aucune "gravure d'après photographie". Pour ce qui est de cette évolution, les Missions Catholiques sont tout à fait dans l'air du temps. Nous signalerons simplement, à titre de comparaison, qu'à la veille de la Première Guerre Mondiale, il arrive encore fréquemment à L'Illustration de publier des "gravures d'après photographie".

L'évolution durant les premières années du siècle s'est faite de la manière suivante :

Gravures Total des illustrations
1900 20 44
1901 21 65
1902 27 59
1903 2 19
1904 5 19
1905 6 51
1906 1 19
1907 1 44
1908 2 15
1909 7 53
1910 0 70

Dès lors, la photographie, document brut qui est souvent envoyé directement par le missionnaire en poste dans une lointaine mission de Chine, devient l'élément principal pour l'illustration des Missions Catholiques. Nous n'avons plus qu'à imaginer les missionnaires, sorte de touristes " éclairés ", se promenant avec leur appareil photo, ou se faisant accompagner, comme M. Gervaix, par un photographe local (Document 8).

Notes
5.

Les Missions Catholiques sont initialement un hebdomadaire, et ce, jusqu'au 23 décembre 1927. A partir de cette date, le rythme de parution n'est plus que de deux fois par mois, les 1er et 16. Cette modification ne signifie pas une réduction de la production puisque les numéros sont deux fois plus épais, passant de 12 à 24 pages.

6.

Stanislas Laverrière est mort le 29 mars 1884 à l'âge de 56 ans. Il était alors chanoine titulaire de la Primabbatiale de Lyon.

7.

Valérien Groffier (4 IV 1852 - 11 XI 1929 ) fut le secrétaire de la rédaction des Missions Catholiques et des Annales, du 1er mars 1876 au 25 octobre 1918, soit 4 ans avec M. Laverrière et 39 ans avec Mgr. Morel. Du fait des liens personnels qui l'unissait à Mgr. Morel, la rédaction des Missions Catholiques lui demanda d'écrire la nécrologie de son compagnon.

8.

Nécrologie de Mgr. Morel par Valérien Groffier : Missions Catholiques, juin 1924 page 301.

9.

Mgr. Paul Penel meurt en février 1953. Il garda jusqu'à cette date des responsabilités dans la rédaction des Annales et des Missions Catholiques.

10.

Mgr. Morel, Mgr. Deyrieux et Mgr. Lavarenne sont nés à Lyon ; M. Valérien Groffier est originaire de Tournus.

11.

Claude Prudhomme : La représentation de l'autre dans l'iconographie des Missions Catholiques à la fin du XIX ème siècle .

12.

Paul Lesourd : Histoire générale de l' Oeuvre de la Sainte -Enfance depuis un siècle, page 7.

13.

Ibid. page 8.

14.

En 1900, le montant des allocations oscille entre 40.000 et 215.000 francs. Le tout est réparti entre 199 missions ainsi localisées : 16 en Afrique, 12 en Océanie, 13 en Amérique, 56 en Asie exception faite de la Chine, et donc 102 en Chine.

15.

André Barret : Les premiers reporters photographes : 1848 - 1914, page 6.

16.

Ibid. page 7.

17.

Ibid.

18.

L'ouvrage de P. Bizeul, Chinois et Missionnaires, une persécution dans la province de Ning-Ko-fou, est " orné " de 28 gravures. Sur cet ensemble, nous en avons retrouvé 15 qui furent publiées dans les Missions Catholiques entre 1872 et 1890.

19.

Gisèle Freund : Photographie et société, page 101.

20.

André Barret : op. cit.

21.

Gisèle Freund : op. cit.