2) 1911, le début des bouleversements

L'importance de la Chine au sein des Missions Catholiques atteint son paroxysme en 1911 et 1912. Les événements politiques en sont évidemment la raison. Dans un premier temps, la Révolution n'est présentée qu'à travers des scènes qui, pour le lecteur français ont seulement un aspect folklorique. On développe ainsi fortement le symbole de la natte coupée. Les Missions Catholiques présentent, non sans ironie, ces "réformateurs en herbes " qui coupent cette natte, symbole de la soumission aux Mandchous. Ils deviennent dès lors des représentants de la " Jeune Chine " (Document 35). L'article, qui accompagne ces photographies, a tout de suite pour le lecteur une connotation plus inquiétante, puisque les jours de la Révolution sont déjà qualifiés de "journées rouges". Cependant, il ne faut pas trop dramatiser. Cet adjectif fait plutôt référence à l'aspect sanglant de ces journées, plus qu'à une orientation politique. La lettre de M. Régis Gervaix, des Missions Etrangères de Paris, ne fait aucune allusion à une quelconque doctrine marxiste révolutionnaire, bien au contraire. Il signale que le livre de chevet des rebelles est le "Contrat social". Le thème de la natte, en tant qu'élément marquant l'opposition entre deux Chine, est souvent répété. A la " nouvelle coiffure " de certains (Document 36) font face de petits garçons aux cheveux longs qui se peignent les uns les autres, se rendant, comme le dit la légende, ce petit service (Document 37).

Cependant, dès 1912, les Missions Catholiques comprennent la réelle portée internationale des événements chinois. A côté des photographies qui ont trait à l'oeuvre missionnaire, la multiplication des images symbolisant " la Chine éternelle " ne peut pas être inopinée. Nous pouvons donc admirer un " champ de nénuphars devant un temple d'ancêtres " (Document 38), une tour fleurie (Document 39), la pagode d'Eul-lang (Document 40). Nous découvrons également " un peintre décorateur enluminant des bols " (Document 41), des "oiseaux et papillons "(Document 42) et les traditionnelles " fêtes du jour de l'an chinois " (Document 43). Mais, parallèlement, les Missions Catholiques nous montrent désormais une révolution où les combats font rage. Un "mandarin militaire, son secrétaire et son ordonnance" (Document 44) contrastent avec les "chefs républicains" (Document 45). A cette occasion, nous apprenons que les missionnaires ont joué un rôle actif de médiateur. Les missions apparaissent donc investies d'une autorité morale et politique. Les populations croient en leur force de médiation, et cela se traduit par une vague de conversions, après la prise de la ville par les Républicains, les Tartares s'assurant ainsi une protection totale de la part des missionnaires 39 . La cruauté traditionnelle qui émane du monde chinois 40 ressort en cette occasion avec des spectacles comme celui, par exemple, de ce "cadavre de rebelle décapité" (Document 46). La sympathie est plutôt du côté des maîtres déchus, d'autant que ces "notabilités mandchoues de Canton", montrées "au temps de leur prospérité" (Document 47), se jettent à corps perdu dans les bras des missionnaires. La Révolution les a ruinés, ils sont dans la misère et traqués. Ils trouvent par la conversion, le salut dans les établissements missionnaires 41 . Emotion et nostalgie également, face au regard triste du "dernier petit Empereur de Chine" (Document 48). Les nouveaux dirigeants ne sont cependant pas oubliés, et, très vite, les premiers contacts sont établis, le plus symbolique étant la réception de Sun Yat-sen à l'évêché de Canton (Document 49). Sun Yat-sen a alors déjà renoncé à la présidence au profit de Yuan Shi-kai. L'article, lié à la très impressionnante "photo-souvenir" de la réception, nous présente de manière fort élogieuse ce "Washington" chinois. Sa conversion au christianisme et son séjour en Europe sont autant de points positifs sur lesquels M. Régis Gervaix insiste. Nous pouvons signaler l'emploi du mot "christianisme" qui a pour but de cacher pudiquement que Sun Yat-sen est protestant. Dans ce contexte, la seconde photographie qui illustre cet article est très surprenante, du fait surtout de sa légende : "le grand agitateur Sun Yat-sen, premier président de la République chinoise". C'est certainement en France que cette photographie et sa légende furent rajoutées à la lettre de M. Gervaix, qui a lui-même envoyé l'autre photographie. Nous constatons donc à cette occasion un décalage très important, entre les idées diffusées par la rédaction du journal et celles d'un missionnaire en place depuis longtemps en Chine 42 , à travers le jugement porté sur le personnage de Sun Yat-sen. Cette reconnaissance du nouveau régime n'empêche pas les Missions Catholiques de garder une certaine nostalgie de l'époque impériale qui s'exprime à travers ce "mandarin d'autrefois"(Document 50), ou bien par "ce maître et son élève, avant la Révolution "(Document 51). Les missionnaires deviennent même les protecteurs des anciens maîtres du pays, comme nous le montrent ces "petits Mandchous qui prient pour leurs bienfaiteurs" (Document 52). Le nouvel ordre est qualifié de "révolutionnaire" par les Missions Catholiques, ce qui ne peut qu'entretenir un sentiment défavorable chez le lecteur. Les soldats de ce "campement de révolutionnaires" (Document 53) n'inspirent pas vraiment confiance et ce "militaire Jeune Chine qui étudie sa théorie" (Document 54) confirme l'aspect doctrinal et militant de son action, dans un contexte où la cruauté reste de mise (Documents 55 et 56). Même s'il y a un aspect folklorique dans les armées d'un personnage comme "Tchang-Yunchan, généralissime des troupes révolutionnaires du Chen-si" (Document 57) cette armée incarne cependant la modernité, à travers les "élèves de l'école militaire de Sian-fou" (Document 58). Cette modernité est également symbolisée par l'opposition entre ces "soldats révolutionnaires en uniforme" (Document 59) et ce "mandarin du corps des archers" (Documents 60 et 61). Mais, par d'autres aspects, ces armées "républicaines" ressemblent fort aux anciennes troupes de brigands. C'est d'ailleurs l'image que les Missions Catholiques veulent donner d'elles. Ce sont des "troupes absolument indisciplinées, vrai ramassis de toute la canaille du pays". 43 (Document 62) L'impression est totalement différente en ce qui concerne les grands séminaristes transformés en défenseurs de la résidence de Tung Yuan-fang, qui incarnent tout à la fois, modernisme, ordre, discipline, et efficacité (Document 63).

La reconnaissance officielle de la République, s'il est possible d'employer ce terme, par les Missions Catholiques, n'arrive qu'en 1915. La personnalité rassurante et traditionnelle du maréchal Yuan Shi-kai n'y est certainement pas étrangère. Il semble disposé à permettre un nouvel essor du christianisme. Pour preuve, Mgr Jarlin 44 est reçu officiellement chez le président (Document 64). En cette occasion, l'article souligne les progrès faits depuis un quart de siècle dans les relations diplomatiques entre la Chine et le Saint-Siège. Ils sont imputés à Yuan Shi-kai, président de la " République d'Extrême Orient, qui, bien que païen, n'a pas cru avilir sa dignité en traitant en roi, bien qu'il soit dépouillé de son domaine temporel, le chef spirituel des chrétiens". 45 Mgr Jarlin est reçu avec tous les égards, une haie d'honneur lui étant faite par les soldats chinois, au garde à vous 46 . Signalons cependant que la rencontre, telle qu'elle est relatée, fait déjà apparaître Yuan Shi-kai comme un empereur plutôt qu'un président. Aucune photographie ne montre les deux hommes ensemble : un tel cliché est impossible pour des raisons protocolaires. 47 C'est donc à la fin de l'année 1916, alors que la République a moralement cessé d'exister, que les Missions Catholiques la reconnaissent vraiment et cessent de ne voir en son armée qu'un ensemble de troupes disparates (Document 65). Mais, l'interprétation se complique passablement à cause de la légende : "l'armée républicaine, défenseur du peuple contre les partisans de l'Empire". Cette armée, régulière et correctement équipée, est celle de la république "restaurée" par Ly Yuen-hong, après la mort de Yuan Shi-kai qui avait tenté de rétablir l'Empire en sa faveur. Nous avons là en avant première, pour utiliser un langage journalistique, le premier reportage sur la guerre civile naissante entre les troupes du gouvernement et celles composées des anciens fidèles de Yuan, qui veulent conserver leurs postes. Nous sommes aussi obligés de mettre cette évolution en rapport avec la première guerre mondiale. C'est en effet au moment où la Chine est susceptible de jouer un certain rôle dans les opérations que cette reconnaissance intervient. Mais la Chine est déjà bien malade. Le président Ly Yuen-hong (Document 66) nous est présenté alors que la jeune république est en pleine décomposition. Ly Yuen-hong est en fait démuni de tout pouvoir et sa photographie n'est présentée dans les Missions Catholiques que parce que son sort fut lié à l'hôpital Saint Michel de la légation de Pékin. L'article et la photographie ont été transmis par le curé de Saint Michel qui révèle, sous un jour guère héroïque, comment prirent fin les pouvoirs de ce président " d'opérette ". Alors qu'en ce début du mois de juillet 1917 la guerre civile est déjà largement amorcée, le président réussit à fausser compagnie à ses geôliers. "Il alla d'abord frapper à la porte de l'hôpital Saint Michel, l'hôpital de la mission catholique" 48 . N'étant pas muni d'un billet du médecin, le gardien de nuit lui refusa l'accès à l'établissement, le président s'étant présenté comme un simple malade à une heure tardive, et tenant à garder l'anonymat. Malgré tout, cette aventure se termine bien puisque, dès le 16 juillet, l'ex-président, qui a cette fois été chassé de sa résidence privée, trouve enfin refuge et hospitalité à Saint Michel. L'optimisme est de mise en cette fin d'article puisque le curé de Saint Michel nous apprend qu'il y a quand même lieu de se réjouir malgré la situation : "le dernier tableau des fruits spirituels du vicariat de Pékin ..... enregistre encore 22.733 baptêmes d'adultes", pour la période allant du 1er juillet 1916 au 30 juin 1917.

Notes
39.

Le récit de ces événements est relaté dans une lettre de Mgr . Everaerst ( franciscain, vicaire apostolique de Hou-pé méridional ) publiée par les Missions Catholiques en 1912 page 361.

40.

Pour l' analyse de l' image du Chinois en France, on peut se reporter au mémoire de maîtrise de Gabriel Duperthuy : Image de la Chine et du Chinois à travers les ouvrages de vulgarisations de 1840 à 1950.

41.

D' après une lettre de M . Régis Gervaix, publiée par les Missions Catholiques en 1912 page 457.

42.

Voir dans l'annexe n° 1, la biographie de M. Gervaix.

43.

Missions Catholiques : 1914 page 198. R. P. Michel de Maynard.

44.

Lazariste français, Stanislas Jarlin est reçu à cette date au titre de Vicaire Apostolique de Pékin. (Voir biographie).

45.

Missions Catholiques : 1915 page 63.

46.

La liberté religieuse est affirmée dans la Constitution de 1912. Ce fut là le premier acte de la reconnaissance de la religion chrétienne par les autorités chinoises. La visite de Mgr. Jarlin s’inscrit dans le cadre de cette normalisation. La nationalité de Mgr. Jarlin et le contexte particulier de la Première Guerre Mondiale expliquent que les autorités françaises aient pu admettre la diffusion de cette photographie qui affirme aussi solennellement des relations diplomatiques entre le Saint-Siège et la Chine.

47.

Ibid. note 8. Cet article décrit le protocole qui prévaut lors de la rencontre. Celui-ci ne permet pas à une personnalité extérieure, tel un photographe, d'approcher le maréchal.

48.

Missions Catholiques : 1917 pages 481 à 483. M. Ph. Clément.