2) Les provinces lointaines, terres des grands espaces et de cultures différentes

Les provinces périphériques tiennent une place non négligeable dans les Missions Catholiques, qu'il s'agisse de la Mongolie, de la Mandchourie (que nous retrouvons en partie sous l'appellation "Mandchoukouo" ) ou du Thibet.

Ce sont là des régions immenses, peu peuplées, donc de très faible densité. 71

La plupart des photographies de "grands espaces" proviennent de ces régions. Nous découvrons donc, grâce à elles, la Chine des terres vierges, des espaces quasiment désertiques, où l'homme n'a qu'une place secondaire. L'image d'une Chine grouillante, surpeuplée, est largement gommée par ces reportages. De plus, la Mandchourie et la Mongolie sont des provinces où le pourcentage de catholiques est important. 72 La présentation des chrétientés de ces régions contribue à une inversion des valeurs. A des populations indigènes et surtout athées, nomades et dispersées, s'opposent des concentrations de catholiques, lors d'une ordination (Document 91), ou plus simplement, dans le quotidien de la vie d'un séminaire (Document 92). Les « masses » sont donc du côté des communautés de chrétiens. Il faut cependant bien être conscient de la sécheresse des chiffres. Dans le meilleur des cas, en faisant preuve d'un réel optimisme, aucune région, entre 1900 et 1939 n'atteint les deux pour cent de chrétiens (catholiques et toutes communautés protestantes confondues ). 73

La présentation de ces provinces périphériques peut apparaître comme une propagande assez bien conçue. Le nomadisme des populations est utilisé pour renforcer le poids du christianisme dans l'esprit des lecteurs. Un exemple parmi d'autres ; sur cette photographie d'un "pèlerinage à Notre Dame de Lourdes, sur la montagne de Mouozechan" (Document 93), nous voyons cette église perchée au milieu du désert qui semble regrouper autour d'elle toute la population de la Mongolie. Il faut souligner parallèlement l'aspect original d'un site consacré à Notre Dame de Lourdes bien qu'il ne soit pas implanté à proximité d'une grotte. Le thème de la grotte de Lourdes revient d'ailleurs assez souvent sans exigence particulière de ressemblance avec l'originale 74 . Ainsi, en 1936 dans le Mandchoukouo, les élèves se trouvent "dans une grotte de Lourdes en glace, dans la cour du séminaire sous la neige."(Document 94)

A côté de cela, il faut signaler un grand reportage abondamment illustré, sur la ville de Lhassa, représentant l'agglomération, la résidence du Dalaï Lama, et le Dalaï Lama lui même. (Documents 95)

Alors que les photographies sont d'une totale neutralité, le texte s'avère franchement hostile au lamaïsme. Il fait un historique de l'évangélisation du Thibet, précédé d'une présentation générale du pays, très sévère à l'égard des lamas 75 , puisqu'elle nie la valeur spirituelle de ces hommes: "dans le lamaïsme, tant thibétain que mongol on se fait lama, le plus souvent, que par intérêt, c'est-à-dire par ambition et par cupidité ; c'est un métier qui rapporte." 76 L'article, de 14 pages, se termine par un constat d'échec : "l'évangélisation du Thibet est encore à commencer." 77 La pénétration du catholicisme est limitée aux frontières sino-thibétaines et indo-thibétaines, "où l'Eglise a pu recruter quelques centaines de néophytes aux prix d'efforts inouïs et en payant largement avec le sang de ses missionnaires ses modestes conquêtes." 78

Les lamas, par leur hostilité croissante, sont les ennemis désignés. L'auteur de l'article pousse son raisonnement jusqu'au bout, ce qui est en contradiction totale avec la ligne de conduite que fixera Monseigneur Costantini en 1937. 79 On regrette que l'organisation lamaïque n'ait pas été ruinée par "une influence ou une puissance venue d'au-delà des frontières. " 80 Le paradoxe extrême est atteint lors de l'évocation de la Mongolie, où le lamaïsme "penche vers sa ruine grâce au bolchevisme russe ..." 81 !

L'Eglise catholique doit son échec à la politique de Lhassa, qui lui "est restée hermétiquement fermée." 82 D'une manière plus générale, c'est le pays dans sa totalité qui est quasiment inaccessible à tout étranger. Dans ce contexte, nous pouvons nous demander comment les photographies ont été obtenues, d'autant que, comme nous le voyons, il ne s'agit pas de prises de vues banales et anodines. Nous disposons d'une photographie du Dalaï Lama, et d'une série sur divers notables et hauts fonctionnaires. Aucune d'entre elles ne laisse transparaître une quelconque marque d'hostilité ou d'agressivité. L'origine des clichés n'étant pas indiquée, nous ne pouvons rien affirmer sur la façon dont elles ont été réalisées, mais de toute manière, il a bien fallu, qu'à un moment ou à un autre, le Dalaï Lama reçoive le photographe, et tout porte à croire que celui-ci était un occidental !

Nous sommes face à un cas flagrant de discordance majeure entre l'article, qui est particulièrement virulent, et les photographies.

Déjà en 1902, une série d'articles traitait de l'histoire de l'évangélisation du Thibet. Ils furent publiés entre le 28 novembre et le 26 décembre. Bien qu'ils fussent beaucoup moins virulents que le précèdent cité, la mise en accusation des lamas était déjà très nette. Les photographies, quant à elles, ne présentaient aucun caractère polémique, nous faisant découvrir, paysages, maisons, lamaserie, lama et femmes thibétaines (Document 98).

Plus surprenants sont les articles de 1911 et de 1936, où nous trouvons quelques points communs avec celui de 1931.

En 1911, les lazaristes de Paotingfu 83 transmettent à Missions Catholiques les lettres que leur a adressées Vincent Teng Weiping, un ancien élève de leur école. Ce jeune pékinois, converti au christianisme, vient d'être muté au Thibet afin de s'occuper du premier bureau de poste installé dans cette région. On vante par la même occasion, l'ouverture du Thibet au monde moderne, espérant pour bientôt " l'arrivée de locomotives à Lhassa " 84 . L'analyse est pour le moins optimiste !

Vincent Teng Weiping nous gratifie de très belles photographies, globalement plus originales que celles que nous avions déjà vues sur le Thibet, car elles nous permettent de voir des personnages en situation (Document 99). Ses lettres sont également dignes d'intérêt pour la situation politique qu'elles décrivent. Notre jeune héros part de Pékin pour le Thibet en octobre 1909, et se retrouve aux abords du pays au moment des " troubles politiques du début de l'année." Le Dalaï Lama est en désaccord avec le résident chinois à Lhassa et bloque toute entrée dans le pays aux officiers et fonctionnaires chinois. Une fois de plus, ce sont les autorités lamaïstes qui entravent la modernisation du pays. Le 20 février, les troupes chinoises entrent dans Lhassa et le Dalaï Lama fuit aux Indes. Il n'y a hélas aucun témoignage photographique de ces événements, car notre jeune postier ne gagne la capitale thibétaine qu'en avril 1910. Déjà nous voyons apparaître dans l'esprit missionnaire l'approbation de toute forme d'intervention étrangère susceptible de réduire l'influence des lamas.

L'article de 1936 est beaucoup plus ambigu. Il n'a absolument pas le caractère agressif de celui de 1931. Les missionnaires sont les hôtes de l'administrateur de la lamaserie de Kumbrem. Les lamas se révèlent assez accueillants. Les missionnaires se considèrent quant à eux, tant religieusement que moralement, supérieurs, qualifiant les décorations du lieu où ils sont reçus de " hauts reliefs figurant des hommes et des animaux ... peinturlurés par les lamas." 85 Les prières ne sont plus que de "lamentables logomachies". 86 En toute logique, la visite se termine par une tentative de conversion du lama.

En fin de compte, l’ensemble de ces articles sur les « périphéries » apparaissent avant tout comme autant d’occasions de dénoncer le bouddhisme. Les procédés sont simples, assez démagogiques, et ne vont jamais dans le sens d’une analyse historique, sociologique ou encore moins religieuse du bouddhisme.

Notes
71.

Voir cartes pages 212 et 216.

72.

Voir cartes pages 214 et 218 à 220. Les missionnaires de Scheut contribuent à faire connaître les régions qu’ils administrent non seulement par des envois aux Missions catholiques mais aussi par leurs propres publications. « C’est en 1889 que parut le numéro préliminaire de la revue des missionnaires de Scheut : Missions en Chine et au Congo (revue illustrée)... Durant de nombreuses années, ce périodique fut consacré presque exclusivement à la publication de lettres, souvent pleines de verve et de pittoresque, écrites par les scheutistes en Chine, en Mongolie ou au Congo. » (Jean Pirotte, Périodiques missionnaires belges d’expression française... 1889-1940 )

73.

D'après les tableaux qui figurent en fin du Manuel des Missions Catholiques de Bernard Arens, la situation en 1923 est la suivante :

- Sur l'ensemble de la Chine, 0,49 % de la population est catholique,

- Pour la 1ère circonscription ecclésiastique, 1,34 % de catholiques,

- Pour la 2ème circonscription ecclésiastique, 0,45 % de catholiques,

- Pour la 3ème circonscription ecclésiastique, 0,35 % de catholiques,

- Pour la 4ème circonscription ecclésiastique, 0,27 % de catholiques,

- Pour la 5ème circonscription ecclésiastique, 0,30 % de catholiques.

Pour avoir les données complètes, se reporter au tableau, annexe n° 3.

74.

La vigueur du culte marial est également importante dans la Chine des "Hans". Ainsi, nous trouvons des évocations de la grotte de Lourdes dans le Kiangsi (Document 96) et à Canton (Document 97), dans un jardin qui, par ailleurs, présente des caractéristiques typiquement chinoises.

75.

Cette attitude n’est pas propre aux Missions Catholiques. Jean Pirotte la signale dans les revues belges. « Qu’elles traitent du bouddhisme en Chine, en Mongolie, au Thibet ou à Ceylan, les revues adoptent une attitude négative, voire méprisante ou irrévérencieuse. Comme on le remarque aisément, beaucoup d’attaques reposent sur une ignorance des positions de l’adversaire ou sur des a priori défavorable. » ( Périodiques missionnaires belges d’expression française, page 291)

76.

Missions Catholiques : 1931 page 196. Louis Kervyn.

77.

Ibid. page 208. Pour l' état de l' évangélisation, voir carte page

78.

Missions Catholiques : 1931 page 208. Louis Kervyn.

79.

Missions Catholiques : 1937 page 250.

80.

Idem note 18

81.

Ibid.

82.

Ibid.

83.

Voir cartes page 162.

84.

Missions Catholiques 1911 page 317. M. Corset.

85.

Missions Catholiques 1936 page 167

86.

Ibid.