4) Les campagnes, entre les catastrophes naturelles et la culture de l'opium

Le même décalage entre la réalité chinoise et la vision des Missions Catholiques voit le jour dans les campagnes. Les ruraux et paysans constituent l'immense majorité de la population chinoise 91 . Or, le monde rural est très peu représenté dans notre journal. En quarante ans, il y a moins de dix évocations des grandes productions, caractéristiques de l'agriculture chinoise (nous tenons à part tout ce qui se rapproche du pavot et de l'opium dont nous parlerons plus tard). Le riz, base de l'alimentation chinoise et surtout les rizières, si caractéristiques des paysages orientaux, n'apparaissent que très occasionnellement (Documents 121 à 124). Le même phénomène se reproduit pour le thé qui est quasiment absent (Document 125). La "récolte de l'automne au Chang-tong" (Document 126) et cette " moisson plantureuse de l'année 1918" (Document 127) ne peuvent en aucune façon combler le vide.

Le monde rural, en action, c'est-à-dire autour de paysans occupés à des tâches agricoles est également sous-représenté (Documents 128 à 130). La vision des campagnes se limite à des vues panoramiques de villages (Documents 131 et 132). Il s'agit la plupart du temps, nous nous en serions doutés, de communautés chrétiennes qui sont ainsi introduites.

Les possibilités de découvrir la "Chine profonde" sont donc assez réduites. C' est finalement de la manière la plus simple que cela arrive, au fil des voyages des missionnaires. De cette manière, le lecteur découvre enfin un pays qui lui dévoile en partie ses mystères.

Paysages simples, mais ô combien typiques, sur la route de Fat-kong au Tséong-ning (Document 133), qui nous apparaissent au détour d'une tournée missionnaire (Document 134). Dans ce cas, plus que le paysage lui-même, le transport utilisé participe au folklore. (Documents 135 à 138)

Dans ces promenades chinoises, l'élément qui est en fin de compte le plus caractéristique, c'est l'eau ! Les fleuves coulent tout au long des pages des Missions Catholiques 92 : nous suivons le Si-Kiang jusqu'à son delta (Documents 139 à 141), nous traversons le fleuve bleu à plusieurs reprises (Document 142) , et il nous fait découvrir les campagnes autour de Ichang (Documents 143 et 144).

Les cours d'eau, où voguent jonques et barques, (Documents 145 et 146) ne sont pas les seuls éléments à composer ces paysages typiquement chinois. Nous trouvons également des cascades (Document 147), ou ces traditionnels étangs couverts de nénuphars (Document 148). Mais ces fleuves, sur lesquels évoluent des pêcheurs (Document 149), ou des militaires (Document 150) sont aussi à l'origine des plus grandes catastrophes qui touchent régulièrement la Chine. Les inondations, sur la quasi totalité du territoire, reviennent immuablement. En 1912, les eaux apportent la ruine au Kouang-tong (Document 151), elles dévastent Nanning en 1913 (Documents 152 et 153), submergent Canton en 1915 (Documents 154 et 155) et Hwangchow en 1931 (Document 156). Et, il serait très facile de prolonger cette liste encore longtemps. L'eau est l'un des éléments par lequel le malheur arrive, malheur qui atteint son paroxysme quand les inondations mettent en péril les installations missionnaires, tel l'hôpital de Kioukiang, ravagé en 1931 (Document 157). Pour les inondations, comme dans bien d'autres circonstances dramatiques que nous évoquerons plus tard, les missionnaires sont présents sur le terrain pour venir en aide aux populations victimes des flots tumultueux des fleuves chinois (Document 158).

Dans le même registre, les Missions Catholiques se font aussi l'écho d'autres caprices de la nature, aux conséquences également tragiques, tel le typhon qui touche Swatow (Documents 159 et 160).

Une autre catastrophe, non plus naturelle celle-ci, mais tout aussi typiquement chinoise est dénoncée dans les colonnes du journal : la consommation d'opium.

Avant la première guerre mondiale, l'intérêt suscité par ce problème est assez limité. Ce n'est que très occasionnellement que nous voyons des photographies de fumeurs, ou de fumerie d'opium (Documents 161 et 162). Celles-ci ne servent qu'à illustrer un article traitant de tout autre chose. Elles sont alors sans aucun doute possible utilisées par la rédaction pour leur caractère folklorique. Mais, cette question connaît un regain d'attention dans les années trente. En quatre séries de photographies, nous faisons le tour du problème. Toutes les étapes importantes apparaissent, depuis la cueillette (Document 163) et la récolte (Document 164), jusqu'aux fumeurs (Documents 165 et 166), en passant par le transport des capsules de pavot (Document 167) et la devanture d'une fumerie (Document 168). Il est d'ailleurs amusant de signaler que le fumeur d'opium de 1932 est le même que celui de 1914 ! Le renouveau d'intérêt que suscite cette question est en fait une véritable offensive contre l'opium. En 1932, 1933, 1935 et 1939, les photographies sont insérées dans des articles qui dressent un bilan de la consommation d'opium, et qui bien sûr, la condamnent.

L'article de 1932 ne fait que reprendre certains éléments du rapport de la Société Des Nations établi par la "commission d'enquête sur le contrôle de l'opium à fumer". "Sur la demande de la Grande-Bretagne et avec l'acceptation formelle des gouvernements intéressés, cette Commission de trois membres (un Suédois, un Belge et un Tchécoslovaque) avait été chargée en 1929, par l'Assemblée de la S.D.N., d'enquêter sur la culture du pavot , l'usage de l'opium et autres narcotiques, sur la nature et l'importance du trafic illicite en Extrême-Orient et les difficultés apportées à l'exécution des obligations internationales en la matière". 93

Une conclusion s'impose. La consommation d'opium est quasi exclusivement un vice chinois. En effet, " il semble même qu'en général, les indigènes n'aient acquis cette déplorable habitude qu'au contact des immigrants chinois. Si l'opiomanie existe depuis longtemps chez les Shans de Birmanie, les Annamites d'Indochine, les "Formosans" de Formose, c'est qu'ils descendent directement des Chinois ou en sont parents très proches. Les Japonais, bien que d'origine asiatique, n'ont aucun penchant pour l'opium, même lorsqu'ils sont en relations étroites avec des races opiomanes." 94 Par contre, aucune allusion n'est faite quant aux origines de ce vice chez les Chinois.

En 1933, la Chine est maintenant au coeur du problème, et d'entrée de jeu, nous percevons l'importance du fléau. "Un jour, après le déjeuner, je bavarde avec les missionnaires et nous en venons à parler des fumeries d'opium. Je demande ingénument :

- Est-ce qu'il en existe à Chengtu ?

- Si vous voulez en voir, me répondent-ils, c'est bien simple ...

Nous voilà en route aussitôt, à 2 heure 10 exactement. La promenade dura jusqu'à 2 heures 45, 35 minutes : et mon compagnon me montra 31 fumeries, une à la minute ! On estime que la capitale du Szechwan n'en compte pas moins de 1.600..." 95 Par la suite, l'article reprend les mêmes idées que celui de 1932.

Deux ans plus tard, les Missions Catholiques repartent à la charge sur les mêmes bases, mais, cette fois enfin, l'aspect historique est abordé. En 1933, le journal avait déjà fait allusion à l'action menée au début de la République. "Durant la courte période d'idéalisme qui suivit la révolution chinoise, et plus spécialement en 1913 et en 1914, la Chine essaya sérieusement de combattre le fléau de l'opium, et un instant elle obtint quelques résultats." 96 Cela s'arrêtait là. En 1935, le retour en arrière est cette fois plus conséquent : "pour le passé, qu'il suffise de dire ceci : l'opiomanie était déjà fort répandue en Chine bien avant la guerre de l'opium (1840-1842), puisqu'en 1729 l'Empereur avait porté un édit ordonnant la fermeture des fumeries. Et quelle est la cause ou l'occasion de la guerre de l'opium ? Les autorités chinoises essaient d'arrêter , avec l'importation d'autres marchandises, celle de l'opium indien qui envahissait la Chine, parce que la production indigène ne suffisait plus à la consommation. Malgré des répressions et des lois interdisant culture, vente ou consommation de l'opium, l'état actuel de la Chine n'est pas brillant." 97 Le moins que nous puissions dire, est que l'Histoire a parfois des raccourcis et des oublis inquiétants.

L'évaluation de l'importance du trafic et la mise en place des remèdes sont ensuite développés, dans une atmosphère de scepticisme général. L'action de l'Eglise est soulignée, en rappelant le décret de 1883 qui interdit le commerce et la consommation de l'opium aux chrétiens, sauf pour raison médicale. Un synode se tint d'ailleurs à Shanghaï en 1924 98 , dont les conclusions furent rappelées par le délégué apostolique en 1931. Elles invitaient tous les missionnaires, ainsi que la jeunesse catholique et l'Action Catholique, à collaborer activement avec le gouvernement et les comités anti-opium.

Deux articles de L. Pirmey s'attardent en 1939, sur l'exemple du Yunnan. Peu de révélations nouvelles, si ce n'est quelques chiffres "chocs", laissant place, sinon moins à l'optimisme qu'à la fin du catastrophisme. "Il y a trois ans, on évaluait le nombre des opiomanes au Yunnan à 90% pour les hommes et 50% pour les femmes ! En ce moment, nous ne croyons pas qu'il serait exagéré de réduire cette proportion de moitié ; il est très difficile de s'en rendre compte exactement, nous avançons donc ce chiffre sous toutes réserves ! Une législation encore récente et énergique tend à la suppression aussi complète que possible et de la culture et du commerce de l'opium." 99

L'opiomanie nous conduit même dans les coulisses de la guerre sino-japonaise en Mandchourie. L'article de septembre 1935 s'interroge sur les dangers réels de la consommation d'opium. Parmi les éléments de réponse, on nous explique que " l'opium pur, ou ses dérivés, est purement un narcotique, c'est à dire, selon l'étymologie, un produit qui endort, qui enlève tout intérêt à l'effort ou une réaction quelconque." 100 C'est la constatation de ces effets secondaires qui amènent l'article à des considérations politiques. Les séquelles dues à l'abus d'opium sont si dramatiques "qu'un américain en tirait l'hiver dernier dans la China weekly review, journal américain de Shanghaï, une conclusion effarante dans sa formule brève : il reproche aux Japonais ( Il faudrait du reste, vérifier ses dires.) de favoriser de toutes les manières l'opiomanie en Mandchourie pour conquérir plus facilement la population non-japonaise, remplaçant la devise de l'Empire Romain : "Divide et impera" par cette nouvelle devise : "Stupefi et impera". Les "stupéfiés" serviront comme simples manoeuvres, mais ne seront jamais capables de révolte." 101 Les réserves des Missions Catholiques sont louables, mais, alors que nous connaissons aujourd'hui les recherches en matière de guerre bactériologique menées par les Japonais en Chine, et en particulier l'utilisation du bacille de la peste à des fins militaires 102 , il semble tout à fait possible que le Japon ait pu se servir de la passion des Chinois pour l'opium afin d'asseoir sa domination.

Notes
91.

Pour Jules Sion, la population des bourgades de moins de 10.000 habitants et des campagnes représente, en 1922, 88 % des Chinois, soit un nombre se situant entre 360.000.000 et 410.000.000 de personnes.

92.

Sur l'importance du fleuve (et de ses caprices) dans la culture chinoise, voir les actes du Colloque International : Le fleuve et ses métamorphoses . LYON III Jean Moulin, 1993, Didier érudition. On consultera particulièrement la communication de L. P. Van Slyke : Glimpses of the great Yang-Tze flood 1931. Pages 201 à 207.

93.

Missions Catholiques 1932 page 102 : cet article est produit par l' agence F.I.D.E.S. sans signature.

94.

Ibid. page 103.

95.

Missions Catholiques 1933 page 255 : J. Considine.

96.

Missions Catholiques 1933 page 257 : J. Considine.

97.

Missions Catholiques 1935 page 439 :A. Bernard.

98.

Il s' agit en fait du concile de Shanghaï, organisé par Mgr. Costantini en février 1924. Il est orignal de signaler que ce n' est pas dans la " foulée " du concile, qui consacra un chapitre entier à l' interdiction de l' opium , que s' inscrivent ces articles.

99.

Missions Catholiques 1939 page 140 : L. Pirmey.

100.

Missions Catholiques 1935 page 439 : A.Bernard.

101.

Ibid.

102.

Les Japonais refusent de signer la convention de la S.D.N. en 1925 interdisant les armes bactériologiques. Ils installent après l' invasion de la Mandchourie, à Pingfan, vers Harbin, "l'unité 731 " commandée par Shiro Ishii. Sa mission est de "cultiver " les germes du typhus, de la variole, de la salmonelle, du tétanos, de l' anthrax, et de la peste. En octobre 1940, des puces, du riz et du blé, contaminés par la peste sont répandus dans le Chekiang. Ningpo est touché, et le mois suivant, c' est Langung qui est atteint. En 1941, l' expérience est reconduite à Changteh.

Document vidéo de David Wallace et Peter Willians : La guerre bactériologique .

1985 Télévision South Picture.