1) La place privilégiée de la Chine dans la mission universelle

Le premier aspect concerne les personnes. Il est plus facile de mettre un visage sur les noms des personnages qui sont en poste en Chine et qui nous font parvenir article et photographies, que de découvrir un "vrai" Chinois. Que ce soit en situation, ou par le biais d'un simple portrait, ce sont presque tous les membres du clergé installé en Chine qui nous sont présentés : évêques , vicaires apostoliques, missionnaires, religieuses etc... Il n'est pas dans notre propos d'établir la liste de tous les missionnaires qui ont les honneurs des Missions Catholiques. Cependant, nous pouvons dégager quelques traits communs ou récurrents. Ainsi, beaucoup d'entre eux sont en tenue typiquement chinoise, soulignant par là même leur volonté de s'intégrer dans la société chinoise, ce qui n'est pas vraiment développé par la revue (Documents 2, 135, 249 et 263 ).

Cette terre de Chine, terre de missions, est souvent terre d'éternité pour les missionnaires qui ne retournent que rarement dans leur pays natal (Document 243). Mais, en plus, il y a le risque du martyre. La crise des Boxers, durant laquelle périssent cinq évêques et quarante-cinq religieux et religieuses étrangers, en est la parfaite illustration 117 . Dans les mois qui suivent l'insurrection, les Missions Catholiques rendent hommage aux victimes (Document 244). Par la suite, le souvenir des martyrs se perpétue par la construction de monuments funéraires expiatoires, qui donnent lieu à des "pèlerinages" (Documents 245 et 246).

Mais, il arrive que le martyre vienne plus naturellement, si l'on peut dire, du fait même de l'action missionnaire. Ainsi, en 1911, trois religieux périssent en Mandchourie lorsque la peste frappe le pays (Documents 247 et 248).

La Chine est également le pays de l'insécurité, avec ses bandes de brigands qui font payer un lourd tribut aux missionnaires (Document 75).

Tout cela s'inscrit dans le cadre d'une tradition qui a fait de la Chine la terre du martyre par excellence. En effet, la quête du martyre est un leitmotiv que l'on trouve chez les jeunes missionnaires au début du XIXème siècle, et qui n'est pas sans ambiguïté. "Cet état d'esprit explique l'attraction exercée par la Chine, garantie d'obtenir le martyre :

- Pour moi, plus je vis, plus je relâche et deviens lâche tous les jours. Si les Chinois chez qui je vais entrer dans quelques jours pouvaient me couper la tête ou me pendre, cela arrangerait bien mes affaires - (lettre du Père Imbert , M. E. P. , 1824 ). Même voeu chez Luquet, déçu d'être envoyé en Inde et non en Chine ( -la pensée de ce martyre que j'avais espéré et que je n'aurai plus me rendit plein de tristesse- ), ou chez le lazariste Gabet qui redoute de mourir dans son lit : -On ne peut se soulever jusqu'à Dieu ; le coeur tient de mille côtés aux misères du monde ; mais au moins, quand on meurt martyr, on fait un acte agréable à Dieu.-

Si le séminaire des Missions étrangères se rend célèbre par sa chapelle des martyrs, tous les instituts missionnaires sont touchés par cette aspiration qui prend parfois des allures ambiguës et morbides. Conscient du caractère malsain que peut prendre cette aspiration, Libermann aura d'ailleurs soin de mettre en garde contre toute forme d'exaltation et de fanatisme, répétant que -le désir du martyre est bon, quand il est en nous par impression et d'une manière quasi passive-." 118 Même s'il est fortement atténué, cet état d'esprit est encore présent dans les milieux missionnaires au début du XXème siècle. Dans cette idée, la nécrologie du Père Delpal se termine ainsi : "à l'exemple du P. Bourlès, il est mort victime de son dévouement pour les pestiférés. Nous envions leur sort, mais nous déplorons leur perte". 119 Cependant, la référence au martyre ne doit pas être trop surévaluée. Il ne faut pas perdre de vue que le rôle essentiel des missionnaires est l'Evangélisation, et les Missions Catholiques sont là pour nous le rappeler constamment. Ainsi, nous découvrons des missionnaires qui parcourent inlassablement le pays (Documents 249 et 250) à l'aide des véhicules les plus originaux qui soient, comme nous l'avons déjà signalé (Documents 134 à 136 , et 4). 120

Ce quadrillage du pays semble porter ses fruits, puisque le lecteur voit très régulièrement dans les pages des Missions Catholiques les églises qui ont été édifiées en Chine. Elles sont la première manifestation de l'implantation de l'Eglise et de sa volonté d'enracinement 121 . Par leur style architectural, certaines peuvent apparaître comme le symbole d'une forme de colonisation de l'Europe sur la Chine. Elles sont le pur reflet de celles qui ont fleuri dans nos campagnes au XIXème siècle, dans un style néogothique (Documents 1 et 251). Mais, simultanément, d'autres nous révèlent la réelle volonté de l'Eglise catholique de s'intégrer à la société chinoise. Ainsi, certains édifices adoptent, si ce n'est le style local, du moins des " enluminures " purement chinoises sur les façades (Documents 252 à 254).

Il est beaucoup plus difficile de se forger une idée à propos de l'aménagement intérieur des églises. Les illustrations dans les Missions Catholiques sont très peu nombreuses, et permettent rarement d'en étudier les détails. (Documents 255 à 258 , et 77). Pour ce que l'on peut voir, rien ne rappelle clairement le style chinois, à l'exception des motifs floraux qui ornent la table de communion.

Notes
117.

Voir Claude Soetens. Ibid.

118.

Claude Prudhomme : Libermann , témoin et acteur des mutations de la conscience missionnaire au XIXème siècle . , pages 333 à 353, in Libermann, 1802-1852. Une pensée et une mystique . Sous la direction de P. Coulon et de P. Brasseur.

119.

Mgr. Lalouyer, Annales de la Propagation de la Foi , 1911 page 177.

120.

Les Missions Catholiques ont publiées en 1913 une carte de " l' Eglise en Chine ". Cette carte était sans doute très intéressante pour juger de la couverture du territoire par les missionnaires. Malheureusement, cette carte était " hors texte", donc détachable, et n'a pas été conservée dans les collections que nous avions à disposition.

121.

Les missionnaires de Chine mettent donc en application les idées de L. M. Zaleski : "J'ai entendu dire plus d'une fois que les Missionnaires feraient mieux d'employer l'argent d'une autre manière, qu'à élever des constructions quelquefois imposantes... Ce n'est pas vrai : qui bâtit s'établit...

L'apostolat chrétien au fond est une conquête. Le chef de la Mission a non seulement la tâche de convertir les habitants du pays qui leur est confié, il doit les protéger contre la malice, la vengeance des païens... Et pour qu'ils osent se convertir, souvent il faut qu'ils sachent qu'ils seront protégés et qu'ils le seront toujours.

Or, avant que le missionnaire n'ait bâti chez eux une église, une maison, ils doutent toujours que le Père restera.

D'un autre côté, aux yeux des infidèles - bâtir, c'est montrer que l'on est décidé à s'établir chez eux - bâtir bien, c'est montrer qu'on est riche - bâtir malgré leurs protestations, c'est montrer qu'on est fort ; la force et la richesse inspirent confiance." Cité par Claude Prudhomme in Stratégie missionnaire du Saint-Siège sous Léon XIII , page 346.