4) Le clergé indigène

C'est l'oeuvre du chanoine Léon Joly (1847-1909), le Christianisme et l' Extrême-Orient (1907), qui "constitue le point de départ contemporain de la réouverture du dossier." 129 Il brosse un constat d'échec : les missions n'ont pas réussi à "fonder de véritables communautés capables de vivre par elles-mêmes. les prêtres locaux, créés en petit nombre et seulement pour obéir à Rome, ne forment pas un clergé et restent indéfiniment sous la direction des évêques et des missionnaires européens." 130 Une nouvelle fois, les chiffres sont à la fois très significatifs, mais aussi trompeurs si l'on en reste au pourcentage. "En 1869, 47% des prêtres de Chine étaient chinois." 131 Toutefois, ce pourcentage cache un chiffre brut particulièrement faible. Il y avait à cette date 190 prêtres chinois sur l'ensemble du territoire ! Plus inquiétant encore pour le clergé indigène : il ne représente plus que 32% de l'ensemble en 1905.

Cependant, ce clergé indigène est dès cette époque très présent dans les pages des Missions Catholiques. La première photographie d'un membre de ce clergé chinois date de 1901 (Document 15). Nous pouvons certes voir en elle l'image d'un clergé sous la double tutelle des missionnaires et de l'épiscopat. Mais, ce serait aller un peu vite, car, ce n'est pas l'impression qui transparaît des photographies de 1903 (Document 272) et de 1905 (Document 273). Nous ne pouvons donc pas soupçonner les Missions Catholiques de négliger le clergé indigène. Cependant, il faut reconnaître que pour l'ensemble de la période que nous considérons, la place qui lui est octroyée dans le journal est assez faible : moins de 5,5% des illustrations, pour 15 % qui représentent des membres du clergé d'origine européenne, et 25 % qui font apparaître des Chinois convertis. 132

Le débat sur le clergé indigène ne se pose donc pas autour du problème de sa légitimité, mais autour de ses attributions. C'est dans ce domaine que se situe la réflexion du père Lebbe. Arrivé à Pékin en 1901, et nommé directeur du district de Tientsin en 1906, il comprit très vite "l'urgence de l'avènement d'une Eglise authentiquement chinoise, et... s'impliqua totalement dans la lutte pour cet avènement." 133 Dans sa lutte, Vincent Lebbe trouve le soutien de Antoine Cotta. Celui-ci, lors d'une assemblée des délégués lazaristes de la Chine du nord, en avril 1914, avait défendu l'idée que "la pénurie de missionnaires était l'occasion providentielle de multiplier le clergé indigène." 134 Il s'agit là d'un point très important. En effet, tous les récits de missionnaires en Chine insistent sur la faiblesse de leurs effectifs, et sur leur isolement. Or, ce sentiment n'est pas mis en valeur par les photographies dans les Missions Catholiques. Sur de nombreux clichés, les missionnaires sont fréquemment entourés de leurs fidèles, ce qui atténue fortement l'idée, chez le lecteur, que la solitude était le sentiment dominant (Documents 274 à 276). D'autre part, à plusieurs reprises, nous voyons des photographies de "groupe de missionnaires" (Documents 270, 277 et 278). Dans ces conditions, l'impression d'un "manque" de missionnaires est très peu perceptible pour le lecteur des Missions Catholiques et, par conséquent, l'urgence, telle que la dépeignent Vincent Lebbe et Antoine Cotta, du développement du clergé indigène n'est guère évidente.

Après la première guerre mondiale, "deux rapports attirèrent l'attention de Rome : celui de Mgr Henninghaus, verbiste allemand du Shantung, et celui de Mgr de Guébriant, des Missions Etrangères de Paris qui concordaient en bien des points avec les écrits des pères Cotta et Lebbe." 135 Entre autres points, Mgr de Guébriant suggère que Rome ait en Chine un représentant permanent. Il dénonce également le manque de cohérence des cinquante vicariats de la Chine et conclut qu' "il n'y a pas d'Eglise de Chine, car les congrégations gardent jalousement leurs territoires. Le clergé chinois est placé dans une position subalterne, notamment dans le sud." 136 Mgr de Guébriant fut nommé visiteur apostolique le 22 juillet 1919. La visite apostolique se déroula entre le 15 septembre 1919 et le 12 mars 1920. " Le 1er juin 1920, Mgr de Guébriant remettait son rapport à la Propagande. Le Visiteur y exposait la nécessité de donner aux missions un visage plus chinois, en confiant certains vicariats au clergé local, en réduisant au minimum les recours aux consuls étrangers, en adoptant le style local pour les édifices religieux, la décoration.... etc, en introduisant l'égalité de traitement entre le clergé étranger et indigène, en admettant le clergé local à toutes les fonctions et en lui donnant la parole pour le choix des évêques... Enfin, pour ouvrir la voie à la solution de tous ces problèmes, Mgr de Guébriant insistait sur l'importance d'un synode national et sur la nomination d'un délégué apostolique. Dans un délai très bref, la Propagande allait tenir largement compte de ses suggestions. On va voir qu'elle les dépasserait même sur certains points, comme celui de l'épiscopat chinois, sur lequel le Visiteur ne se prononçait pas clairement." 137

La volonté de développer un clergé indigène est donc dans les préoccupations du Saint-Siège. Ainsi, l'encyclique " Maximum Illud ", largement inspirée par la situation chinoise, affirme : "il reste enfin un point sur lequel les chefs des missions ont le devoir de fixer particulièrement leur attention. C'est le recrutement et la formation d'un clergé indigène. Là est le grand espoir des Eglises nouvelles, car le prêtre indigène se trouve préparé à merveille pour introduire la Foi chez ses compatriotes, comme il est naturel chez un homme qui leur est uni par la naissance, la mentalité, les sentiments et les goûts." 138

Ces idées ont leur illustration sur le terrain : plusieurs photographies montrent des familles chrétiennes, converties par l'un des leurs, ou par un proche (Document 279).

Dans la mise en place d'une hiérarchie chinoise du clergé en Chine, l'étape la plus importante est sans aucun doute la nomination d'un délégué apostolique. C'est à Mgr. Celso Costantini qu'échoit cette fonction en juin 1922. Ses instructions "portent essentiellement sur trois points : mener à bien le synode en préparation, établir une nette distinction entre les missions et les intérêts politiques européens, trouver des prêtres chinois dignes d'être nommés évêques." 139 Ce dernier point est celui qui nous intéresse le plus directement. Il trouve son aboutissement le 28 octobre 1926 lorsque les six premiers évêques chinois sont sacrés en la basilique Saint-Pierre de Rome. "Il s'agissait de la première nomination d'évêques de couleur dans l'histoire de l'Eglise." 140 Dans les années qui suivirent, " treize territoires ecclésiastiques furent confiés à des Chinois de 1928 à 1933. Il y eut ensuite un ralentissement. " 141 Cependant, en 1939, il y avait quand même vingt-six évêques chinois. L'épiscopat chinois formait le groupe le plus important d'évêques nationaux au sein des territoires de mission. En effet, à la mort de Pie XI, "en février 1939, 48 territoires de missions étaient confiés à des évêques nationaux dont 26 en Chine, 13 en Inde, 3 au Japon et au Vietnam, un à Ceylan, en Corée et en Ethiopie." 142

De manière paradoxale, les Missions Catholiques se tiennent à l'écart de ce débat puisqu'elles accordent une place relativement faible au clergé indigène 143 . Vincent Lebbe n'est pas cité, et il n’apparaît pas dans le journal. A l'inverse, le père Kervyn, dont les thèses s'opposent à celle du père Lebbe, et qui incarne le " parti " des missions dans cette affaire, trouve une large audience dans le journal. A de nombreuses reprises, il s'y exprime, et ses photographies sont fréquemment diffusées.

Enfin, il est un point particulièrement significatif que nous avons déjà rapporté : la nomination des évêques chinois 144 . Celle-ci ne donne lieu à aucun article ou illustration sur la Chine. La cérémonie à Romeest finalement assez banalisée. L'aspect exceptionnel de l'événement n'est pas du tout souligné. Ainsi, aucune photographie ne montre la "tournée" européenne des nouveaux évêques. En effet, "de Rome, les six évêques se rendirent dans plusieurs villes d'Italie ( Assise, Lorette, Macerata, Padoue, Udine ), puis à Lyon et Paris. Quatre d'entre eux passèrent en Belgique, un ou deux en Hollande. Ils furent partout l'objet de grandes démonstrations de sympathie et de respect. Leur venue en Belgique, un moment décommandée, eut lieu grâce au Père Lebbe..." 145

Pour en finir avec le clergé de Chine, nous pouvons dire que les photographies des Missions Catholiques ne nous donnent aucune idée de ce que peut être une cérémonie religieuse en ces terres lointaines ; pas une représentation d'une église emplie de fidèles, ou d'une procession. Les jeunes prêtres sont toujours présentés " en pieds ", sur le parvis de l'église, mais jamais durant l'ordination. Faut-il voir par là une marque de pudeur, ou la peur de décevoir les lecteurs par la vue d'édifices, surtout en milieu urbain, accueillant peu de fidèles ? La seule indication photographique qui nous soit parvenue va plutôt dans le sens du deuxième terme de l'alternative. Nous ne pouvons que souligner le faible nombre de personnes qu'il y a en ce jour de Pâques " au sortir de la cathédrale de Canton " (Document 280). Bien entendu, le caractère isolé de ce document ne peut en aucun cas permettre de tirer des conclusions trop générales.

Toutes ces images de la Chine s'inscrivent dans un cadre chronologique bien particulier pour ce pays. C'est une période de très grands bouleversements, aboutissant à des événements qui sont le prélude de la Seconde Guerre Mondiale pour la zone asiatique. Il nous reste donc à analyser comment les Missions Catholiques, à travers leurs photographies, rendent compte de ces mutations. Nous verrons également comment les missionnaires s'impliquent, si tant est qu'ils le fassent, dans ces événements.

Notes
129.

Claude Soetens : L' Eglise en Chine , pages 99 et 100.

130.

Ibid. page 100.

131.

Ibid. page 102.

132.

Cette statistique a été réalisée à partir des photographies publiées par les Missions Catholiquesentre 1900 et 1939. Durant cette période, le journal a publié près de 1 500 illustrations. Le comptage a été établi en prenant en considération une année sur deux durant cette période, ce qui représente un échantillon de 750 illustrations.

133.

Claude Soetens : L' Eglise en Chine , page 104.

134.

Ibid. page 108.

135.

Ibid. pages 119 et 120.

136.

Ibid. page 120.

137.

Ibid. pages 123 et 124.

138.

Voir le texte dans Acta Apostolicae, Sedes tome XI, page 445, in Soetens, L' Eglise en Chine , page 128.

139.

Claude Soetens : L' Eglise en Chine , page 155. Voir également R. Simonato : Celso Costantini tra rinnovamento cattolico in Italia e le nueve missioni in Cina.

140.

Ibid. page 192.

141.

Ibid. page 195.

142.

Ibid. pages 146 et 147.

143.

Les Missions Catholiques suivent les positions de la France, qui est opposée au développement d’un clergé chinois. Il y a dans cette hostilité à la fois des problèmes de susceptibilité et des raisons valables.

« Pour de Martel, chef de la Légation française à Pékin, en particulier, la problématique de cette cérémonie (sacre des évêques chinois) s’organise autour de deux axes : événement international et médiatique, il flatte les nationalismes naissants, au détriment du nationalisme français ; événement chinois, il a peu de portée immédiate, mais il fragilise juridiquement les missions catholiques, déjà menacées de mille dangers.

De fait, le risque juridique pris par le Saint-Siège n’est pas mince. Selon les stipulations des traités inégaux, en effet, seules les missions dirigées par des Européens échappent au droit commun chinois. Dans ces conditions, un vicariat ou une préfecture apostolique se trouve à la merci de tous les dangers, dès lors qu’elle est dirigée par un Chinois. »

Elisabeth Dufourcq, Le sacre des évêques chinois..., C.R.E.D.I.C. 1994, Les cadres locaux et les ministères consacrés dans les jeunes églises. page 195.

144.

« Sur le terrain, le pouvoir des six évêques chinois, comparé à celui des soixante-six autres évêques étrangers, responsables de vicariats ou de préfectures apostoliques plus considérables, représente apparemment peu de chose...

Mgr. Philippe Tchao nommé vivaire apostolique de Suanhwafu, résidera au Nord-Ouest de Pékin, sur le chemin de fer stratégique de Mandchourie. Quant à Mgr. Simon Tsu, le nouvel évêque jésuite, c’est à lui qu’est confié le vicariat de Haïmen, le plus peuplé, situé au nord immédiat de Shanghaï.

Pour ce qui concerne les autres, on frémit aujourd’hui en situant sur la carte les lieux de leurs nouvelles circonscriptions qui seront sous peu battues par les armées en campagne. Puchi, au Hupeh occupé par les sudistes ; Lishien, préfectures apostolique, fille du vicariat de Pékin dont le titulaire Mgr. Melchior Souen invitera le Père Lebbe à venir l’assister ; Fenyang, dans le Shansi, Taïchow, près de Ningpo. (Voir atlas)  »

Elisabeth Dufourcq, ibid., page 201

145.

Idem note 85 page 195.