5) Les missions, rattrapées par l'histoire

Le XXème siècle commence par le choc de la Révolte des Boxers. D'une manière fort simple, c'est en montrant les destructions dont ils ont été les victimes que les missionnaires nous relatent les événements (Documents 9, 10, 11, 12, 281 et 282). Mais, à la suite de la révolte, ce qui est particulièrement souligné par de nombreuses photographies durant l'année 1902, c'est l'importance des troupes étrangères. Déjà, symboliquement, dans la rubrique "églises et monuments" 146 , nous découvrons le "monument en l'honneur des soldats français" (Document 283). Mais, à côté de ce "vestige" qui permet d'insister sur l ancienneté de la présence et des actions des forces étrangères sur le territoire chinois, ce sont les soldats, " en chair et en os " qui sont les éléments les plus importants. Or, ces photographies sont assez surprenantes. A côté des contingents japonais (Document 284) et des navires américains (Document 285), nous découvrons des militaires chinois (Documents 286 et 287). En fait, les légendes de ces photographies nous révèlent qu'elles datent de 1895. En plus, elles sont sans le moindre rapport avec la lettre de M. Launay qui lui, raconte l'intervention salvatrice des cosaques, sauvant des missionnaires en Mandchourie, à la frontière russe. 147 Un fois de plus, les photographies ont dû être ajoutées en France, pour illustrer l'article, en puisant dans les réserves. Elles symbolisent quand même la volonté de conforter le lecteur dans l'idée que les missions sont maintenant sous protection armée. Mais, en fait, les seules troupes présentes sur le terrain après la révolte des Boxers et que nous montrent les Missions Catholiques, sont celles du lieutenant Paul (Documents 288 et 289), qui ressemblent plus à une milice d'autodéfense qu'à une armée régulière. Dans ce contexte, la présence d'une gravure, figurant le consulat de France (Document 290), ne doit sans doute rien au hasard, et ne fait que confirmer le rôle protecteur que la France joue pour la sauvegarde des missions. Le paradoxe vient du fait que, si ces images sont rassurantes pour le lecteur européen, elles ne font que confirmer la véracité des thèses des Boxers, concernant la collusion entre les missions et les états étrangers. Cependant, peu de gens perçoivent le danger de cette situation, pour la survie même des missions. Il faudra attendre le mouvement autour des idées de Vincent Lebbe pour un début de prise de conscience qui, de toute manière, est loin de faire immédiatement l'unanimité. La présence des photographies de ces troupes étrangères, dans les colonnes des Missions Catholiques, est donc dans la logique psychologique tant des lecteurs que de la plupart des missionnaires. 148 Le lecteur est ainsi rassuré pour l'avenir des missions, après avoir redouté leur extinction.

Dans le domaine de la politique pure, les Missions Catholiques restent fortement en retrait durant la période révolutionnaire. Pas de véritable analyse politique de la situation, puisque le journal se limite à ce que nous devons qualifier de stricte minimum : les portraits officiels. La vie politique se limite donc aux portraits des principaux dirigeants : l'ex-prince régent (Document 291), Yuan Shi-kai (Document 292), Sun Yat-sen (Document 293), Lin Hou (Document 294), Ly Yuen-hong (Document 66), le général Long (Document 295).

Face à cette relative indifférence, nous sommes surpris d'apprendre les contacts qu'ont eus les autorités ecclésiastiques avec les dirigeants chinois. Ils furent cependant très peu nombreux. En 1912, Sun Yat-sen est reçu à l'évêché de Canton (Document 49) ; en 1915, Yuan Shi-kai accueille Mgr. Jarlin (Document 64) ; et, beaucoup plus tardivement, soit en 1934, Mgr. Zanin est l'invité du président (Document 296).

L'engagement direct dans la tourmente révolutionnaire n'apparaît que très occasionnellement lorsque, par exemple, la résidence de Kinchow sert de lieu de réunion aux chefs révolutionnaires (Document 45), ou surtout lorsque les missions doivent elles-mêmes assurer leur protection . Ainsi découvrons-nous ces séminaristes " transformés en défenseurs de la résidence de Tung-Yuan-fang " (Document 63). Mais, nous sommes déjà en 1914, et, dans ces conditions, pouvons-nous prétendre encore être en pleine Révolution, même si les Missions Catholiques en entretiennent l'impression ? 149

Pour les années qui suivent, il n'est pas possible de parler d'un intérêt quelconque des Missions Catholiques pour la situation politique de la Chine. Celle-ci est d'ailleurs trop complexe et instable pour pouvoir être présentée clairement aux lecteurs, si tant est qu'il y eut cette volonté. Les seuls éléments susceptibles d’informer sur la vie politique sont les quelques photographies qui soulignent la situation d'anarchie dans laquelle se trouve le pays. Celle-ci est symbolisée par les groupes de bandits, pirates, rebelles, ou simplement soldats débandés (Document 70). Nous découvrons surtout les amoncellements de têtes, soit des victimes, soit des rebelles eux-mêmes (Documents 46, 56 et 297). La seule originalité est de trouver de telles photographies dans un journal comme les Missions Catholiques, car celles-ci sont ce que nous pourrions appeler un " grand classique " pour la Chine. Nous trouvons ce genre de photographies dans tous les albums des voyageurs qui ont sillonné la Chine, quelle que soit l'époque 150 (Documents 298 et 324). Cette vision classique de la Chine de tous les dangers, qui est aussi la Chine de la grande aventure, est entretenue également par ce "groupe de membres de sociétés secrètes au Kiangsi " (Document 301).

En somme, peu de références directes à la guerre civile, pas plus pour l'époque des "seigneurs de la guerre", que pour la lutte entre le Guomindang et les communistes. Pour toute cette période, une seule série de photographies nous montre les conséquences de la guerre civile, à l'occasion des événements de Canton en décembre 1927 (Documents 302 et 303). Il s'agit de l'insurrection du 11 décembre, durant laquelle les milices ouvrières occupent Canton. Mais, la "Commune de Canton" ne trouve pas d'écho, et, trois jours plus tard, sous la pression des troupes gouvernementales, la révolte est matée, non sans entraîner de lourdes pertes. 151 Une autre série nous plonge au coeur des bombardements de Nanning, qui s'inscrivent dans le cadre des opérations de reconquête que mène Chiang Kai-shek durant le printemps et l'été 1930. Mais, de toute manière, l'élément premier qui justifie la présentation de ces photographies est le fait que la cathédrale a été touchée au cours des opérations. 152 (Documents 304 à 307)

Les Missions Catholiques ne rendent compte des accrochages, puis de la guerre entre Chinois et Japonais, qu'à partir de 1938 (Document 74). Et encore, le font-elles avec les restrictions et la retenue que nous avons déjà soulignées. 153 La présentation de la situation en Chine est plus claire dès que les missionnaires deviennent des victimes de cette guerre, du fait des Japonais (Documents 76, 308 et 309). Cependant, la relative neutralité des Missions Catholiques ne correspond pas tout à fait à la position officielle de l'Eglise. La position de celle-ci était claire malgré les dénégations des communistes qui "accusent souvent les chrétiens de collaborer avec les Japonais. Leur argument repose en partie sur la position prise par l'Eglise en Mandchourie. Cet état fantoche, créé par les Japonais en 1932, était doté d'une légitimation factice : l'autorité de l'Empereur chinois Pu Yi était restaurée suivant les principes confucéens du Wang Dao, la Voie royale de la paix et de l'harmonie dans la soumission au Ciel et au Souverain. En réalité, l'Empereur à qui ce culte devait s'adresser était l'Empereur du Japon. Les missions catholiques sont alors menacées de destruction si elles ne se plient pas à la nouvelle discipline d'Etat. Les enfants des écoles en particulier doivent exécuter les rites traditionnels en l'honneur de Confucius et les textes classiques confucéens remplacent les trois principes du peuple de Sun Yat-sen. En 1934, Mgr. Gaspais, évêque de Kirin, doit négocier avec les autorités de la " nouvelle capitale ", Changchun rebaptisée Xinjing. Le préfet de la Propagande le nomme Représentant du Saint-Siège avec mission de défendre les intérêts de l'Eglise au Mandchoukouo. Aucun diplomate n'est envoyé de Rome, le Vatican marquant ainsi sa volonté de ne pas reconnaître l'Etat factice 154 . Les Japonais s'efforcent pourtant de séduire les autorités catholiques. En mars 1935, une lettre du ministère de l'éducation certifie que les rites confucéens exigés dans les écoles sont purement politiques, sans aucun caractère religieux. L'affaire ayant été soumise au pape Pie XI par Mgr. Gaspais, Rome répond officiellement par un bref daté du 28 mai 1935 autorisant les Catholiques à rendre les hommages civils à Confucius, aux ancêtres et aux grands hommes du passé, tout symbole religieux étant écarté. En 1939, la permission sera étendue à l'ensemble de la Chine ". 155 Il est cependant évident que les Missions Catholiques font part d'une extrême réserve pour ce qui est d'émettre un jugement sur le conflit sino-japonais. La peur du communisme joue en cela un rôle important, et, sur le terrain, " quelques missionnaires au Mandchoukouo entretiennent de bonnes relations avec les officiers japonais appréciant les avantages de l'ordre établi contre la menace des bandits rouges ". 156 Cette réserve peut s'expliquer pour deux raisons qui se recoupent largement. D'abord, il y a la peur qu'une mise en accusation trop évidente du Japon, qui pourtant a déjà été prononcée par la communauté internationale 157 , menace la stabilité des missions qui sont installées au Japon. 158 Ensuite, et surtout, il y a la volonté d'éviter le pire en Chine. C'est cette volonté qui prévaut dans les mesures officielles que nous avons rappelées. Cependant, cela ne signifie pas "pour autant que les Catholiques chinois collaborent de fait avec les occupants japonais envers qui ils partagent les sentiments de leurs compatriotes.... Dans l'ensemble du pays, les Chrétiens font d'ailleurs preuve de patriotisme en abritant les réfugiés dans leur locaux d'Eglise et en soignant les blessés dans leurs hôpitaux (Documents 74).... Le père Lebbe, dans le diocèse du Hebei, organise les équipes de brancardiers qui se portent au secours des blessés. Dès 1933, lors d'une invasion du Jehol, il recrute 240 brancardiers. Une vingtaine d'entre eux sont des petits frères de Saint Jean Baptiste... Lorsque la pression japonaise se fait plus forte en 1937, le père Lebbe 159 reprend la lutte avec ses brancardiers et organise les secours dans les montagnes du Shansi 160 . Chiang Kai-shek l'élève au rang d'officier supérieur et lui confie des missions de réarmement moral dans l'esprit du mouvement Vie Nouvelle." 161

Mais, en fin de compte, si nous comprenons aisément les réserves des Missions Catholiques face au problème sino-japonais de 1933 à 1937, nous ne pouvons que nous étonner qu'elles perdurent jusqu'en 1939. L'absence de référence à l'engagement des chrétiens et de certains missionnaires est surprenante. Lors des articles de 1939 et 1940 162 , les catholiques apparaissent comme des victimes passives, qui subissent les événements, et non comme des personnes engagées et jouant un rôle.

Ainsi, et nous soulignerons encore plus tard cet aspect, il y a face aux problèmes politiques, et en particulier pour la guerre civile et la guerre sino-japonaise, une discordance importante entre ce que vivent les missionnaires, les documents qu'ils envoient, et ce qui est diffusé par les Missions Catholiques. Les missionnaires sont plus au fait et plus engagés que ne le laisse supposer le journal.

Notes
146.

L' index des Missions Catholiques est composé des rubriques suivantes :

- Eglises et monuments

- Vues, types et divers sujets

- Portraits

- Cartes

A partir de 1931, cette division disparaît pour laisser place à un classement uniquement géographique.

147.

Missions Catholiques : 1902 pages 92 à 94. M. Launay.

148.

Pour cet état d' esprit des missionnaires au lendemain de la révolte des Boxers, il est intéressant de consulter le mémoire de maîtrise de Marianne Moro : E. Japiot, un missionnaire en Chine. 1879 - 1902.

149.

La Révolution est achevée, et c' est déjà la guerre civile qui menace. Yuan Shi-kai a déjà dissout le Guomindang, l' assemblée nationale, et démantelé les assemblées provinciales et locales.

150.

On peut consulter à cet effet divers recueils de photographies tel que : L' oeil du consul, de D. Liabeuf et J. Svartzman ; la Chine aux mille visages , de Han Suyin ; la Croisière jaune Citroën , de F. Sabates.

151.

D' après le texte de Herman Halbeisen dans : La Chine au XXème siècle , page 168.

152.

C' est à propos de ce " reportage " que nous avons signalé les difficultés que pouvait rencontrer les lecteurs des Missions Catholiques à reconnaître les différentes armées qui s' affrontent . Voir page 49, note 12.

153.

Voir pages 50 à 52.

154.

Voir en annexe n° 1 la biographie de Mgr. Gaspais.

155.

Jean Charbonnier : Histoire des Chrétiens en Chine , page 306.

156.

Ibid.

157.

Le Japon quitte la S. D. N. dès 1933, à la suite de l' adoption du rapport déclarant illégale son action en Mandchourie.

158.

Leurs effectifs sont pourtant assez réduits : pour le Japon, environ 90.000 catholiques (0,14 % de la population ) ; pour les territoires dépendants du Japon, 97.000 en Corée (0,51 % de la population ) et 5.000 à Formose ( 0,13 % de la population ).

159.

Dans le cadre qui nous intéresse, il ne faut pas perdre de vue que le père Lebbe est complètement à l' écart d' une institution comme les Missions Catholiques. Il n' y est cité qu'une fois lorsque le journal publie une lettre de Vincent Lebbe à l' occasion de la mort de Mgr. Tchao. Voici cette lettre : " Dans les pénibles circonstances que traverse Swanhwafu, il ne pouvait être question ni de retarder les obsèques ni de les faire solennelles, dignes des vertus du père et de l' affection des enfants. La messe fut chantée, quoiqu' il fut impossible d' évacuer l'Eglise où campent pour le moment un millier de femmes et d' enfants réfugiés de la ville et de la campagne en majeur partie païens. Tout se passa dans le plus religieux recueillement ; le silence entre les chants liturgiques n' était troublé que par les sanglots et les gémissements. " Ensuite, l'article signale qu' au moment de sa mort, Mgr. Tchao était entouré de son frère, le père Venance Tchao, du R.P. Thadée Wang et de Vincent Lebbe. ( Missions Catholiques, 1927 page 598 ).

La faible « présence » du Père Lebbe dans les Missions Catholiques, journal très favorable à la défense du « protectorat » français sur la Chine, s’explique justement par l’opposition de ce dernier à cette politique. Il a eu l’occasion d’exprimer sa position en 1916, dans le journal I che pao. (Voir Claude Soetens, « Pour une presse catholique chinoise », in La presse chrétienne du Tiers-monde, pages 103 à 116.

160.

Avec son service de santé, le Père Lebbe organisa une aumônerie pour les troupes de la VIIIème armée chinoise d’obédience communiste. (d’après Jean Pirotte, Périodiques missionnaires belges d’expression française, page 218)

161.

Jean Charbonnier : Histoire des Chrétiens en Chine , pages 306 et 307.

162.

Cette impression est particulièrement sensible dans un article du 16 janvier 1940 relatant la mort d' un prêtre chinois (Missions Catholiques , 1940 pages 28 - 29). En fait, il s' agit d' un événement survenu en 1937. Se reporter aux Documents 308 et 309 du volume II.

Un article du 1er février 1939 (Missions Catholiques ,1939 page 63), nous montre l' Eglise chinoise subissant la guerre, la cathédrale d' Ichang étant transformée en "maison d' accueil" pour les réfugiés.

C' est également un sentiment de désarroi et d' impuissance qui apparaît dans l' article du 16 mai 1940 intitulé " que se passe-t-il à Nanning ? " (Missions Catholiques, 1940 pages 158 - 159). Nous y découvrons une Eglise qui compte ses mort, qui a déjà dû renvoyer dans leur famille ses séminaristes, et qui n' arrive plus à maintenir les contacts entre les différents membres des missions.