VII. Bilan de l'étude des Missions catholiques et essai de comparaison avec l'Illustration

En fin de compte, c'est une vision assez globale de la Chine que les Missions Catholiques nous donnent. Toutes les provinces apparaissent en leur temps dans le journal. Villes et campagnes sont représentées, ainsi les grands problèmes, catastrophes naturelles ou guerres, qui touchent le pays.

Cependant, la vision que nous nous faisons de la Chine est à l'arrivée passablement déformée par rapport à la réalité, du fait du "militantisme" catholique et missionnaire. Nous avons souligné la faiblesse de l'effectif des catholiques, et nous développerons encore cet aspect dans la deuxième partie. Cet état de choses gêne considérablement les Missions Catholiques, consciemment ou inconsciemment, pour aborder le problème des "masses" en Chine. Problème d'abord par rapport aux catholiques chinois eux-mêmes. Mis à part en milieu fermé, tels les hôpitaux, les orphelinats, ou les séminaires, il y a peu de photographies montrant des regroupements importants de catholiques, y compris dans les villages abritant des chrétientés. Absence également de photographies de grandes cérémonies religieuses. Les intérieurs d'églises sont aussi désespérément vides, sous couvert d'une approche purement architecturale. Une seule photographie suggère des masses chrétiennes importantes, mais encore s'agit-il d'un photomontage, complètement anecdotique, et ayant sans doute dans l'esprit de son auteur un but comique (Document 310).

Il existe un autre problème : celui de la représentation de la population chinoise. Aucune photographie ne nous la montre vraiment et, surtout, aucune ne laisse imaginer réellement son importance. Cette lacune majeure nous incite à penser qu'il y a une volonté idéologique de la part de la rédaction des Missions Catholiques. Il ne saurait être question de montrer des foules païennes alors que parallèlement, il est impossible de présenter des groupes de chrétiens qui pourraient faire contrepoids. Ceci est d'autant plus surprenant que, par ailleurs, les masses chinoises sont un grand classique de l'époque, que nous pouvons retrouver facilement dans de nombreuses et diverses publications. Prenons par exemple l'hebdomadaire L'Illustration, afin de faire une comparaison avec un journal qui, par nature, accorde une large place à l'image. Nous avons simplement opéré des "sondages" dans L'Illustration afin d'alimenter la comparaison. 163 Il s'avère tout de suite que les foules tiennent une place importante. Elles ne sont donc pas du tout occultées. Que ce soit dans le cadre de la lutte contre l'opium (Document 311), ou pour illustrer les événements liés à la Révolution (Document 312), la Chine révèle toujours une population nombreuse. Mais, de manière encore marquée, ce sont les affrontements avec les Japonais qui font apparaître la Chine comme étant une véritable fourmilière. Les masses, nous les voyons fuir face aux Japonais en 1932 (Document 313), ou manifester dans les rues de Nankin contre cette agression (Document 314). Ces foules protestataires, nous les avions déjà vues en 1925 à Pékin lors de manifestations anti-anglaises (Document 315). Non seulement L'Illustration nous montre les Chinois en grands regroupements, mais en plus, il ne s'agit pas de foules inertes, inactives, mais au contraire, de foules animées, mues par des idées et une conscience politique.

Les événements politiques sont également couverts de manière différente. Moins de partialité, si l'on peut dire, au niveau des illustrations. Globalement, les révolutionnaires ne sont pas qualifiés comme étant des rebelles ou des agitateurs. Une photographie, comme celle amenant à une véritable confusion entre les révolutionnaires et des acteurs, et donc entre la Révolution et une simple représentation théâtrale (Documents 316) est assez impensable dans L'Illustration. Les articles de L'Illustration font preuve également d'une finesse plus grande dans l'analyse politique. Ainsi, dès décembre 1911, Yuan Shi-kai est considéré comme un dictateur qui aspire à une restauration impériale à son profit. 164 Mais, l'élément le plus intéressant dans la comparaison entre L'Illustration et les Missions Catholiques est la guerre sino-japonaise. L'Illustration relate, dès son numéro du 2 janvier 1932, les événements de Mandchourie et, dès le 6 février, ceux qui se déroulent à Shanghaï. L'Illustration utilise ce que nous pouvons appeler des documents " chocs ". Ainsi, les articles sont largement illustrés de photographies des combats (Documents 317 et 318), des réfugiés (Document 313) ou des mouvements de troupes (Document 333). C'est ce genre de documents qui n'apparaît jamais dans les Missions Catholiques.

La responsabilité des Japonais est sans ambiguïté. Ce sont des civils japonais qui sont à l'origine de l'incendie de l'immeuble du Guomindang à Shanghaï 165 , et le journal insiste sur les exactions commises par les troupes nippones (Document 320). La place consacrée au conflit sino-japonais, à partir de 1937, est très importante. En moyenne, il y a deux ou trois articles de fond par mois, ce qui veut dire que la place réservée au conflit asiatique est sensiblement de même importance que celle impartie à la guerre civile en Espagne. Les actions de Chiang Kai-shek sont suivies de près, et ce dernier a même les honneurs de la couverture intérieure le 18 décembre 1937 (Document 321).

A côté de ces reportages de guerre, L'Illustration nous montre des représentations plus traditionnelles de la Chine. C'est le cas, par exemple, lors de la publication des photographies prises durant la Croisière jaune Citroën. Aux images classiques de la tourmente (Documents 322 à 326), se joignent des clichés plus classiques de la Chine (Documents 327 à 332).

Globalement, la vision de la Chine donnée par L'Illustration correspond à des canons plus traditionnels et typiques pour l'époque que celle des Missions Catholiques. A la Chine des missions, fait face celle des foules et des troubles perpétuels. Cependant, il arrive que s'opèrent certaines convergences entre les deux journaux. Des hommes d'Eglise apparaissent de manière surprenante dans L'Illustration. Ainsi, en janvier 1932, nous faisons connaissance avec un groupe " d'alpinistes " en action dans le Thibet qui ne sont autres que des religieux. Les convergences sont encore plus fortes quand ce sont les mêmes photographies que nous trouvons dans les deux journaux. C'est le cas en juin 1925, à l'occasion de la remise de la légion d'honneur à Soeur Gilbert (Document 181). Nous retrouvons également les mêmes documents lorsque L'Illustration relate l'épidémie de peste dans le Tchéfou en novembre 1925 (Documents 192 à 194). Les deux journaux se retrouvent également pour ce que nous appellerons les reportages à caractère ethnographique. En janvier 1938, L'Illustration nous emmèneà la frontière entre la Birmanie et la Chine, en pays Ouas (Document 334). Dans les Missions Catholiques, ce sont les mêmes genres de photographies qui nous permettent de découvrir les femmes Miao-Tsé du Kouy-tchéou, la tribu des Lo-lo, et d'autres peuples encore (Documents 335 à 349).

En fin de compte, l'image de la Chine qui ressort des Missions Catholiques est assez éloignée des poncifs de l'époque. Peu de photographies vont vraiment à fond dans ce sens (Documents 350 et 351). Cependant, les Missions Catholiques excellent dans la mise en place de "contre-poncifs missionnaires ", contribuant à définir une Chine relativement loin de la réalité, mais aussi de l'image que l'on avait de ce pays à l'époque. La Chine des Missions Catholiques est très différente de celle de Tintin dans l'album Le Lotus bleu. 166 Nous avons là un ouvrage particulièrement intéressant car il est en partie construit à partir des "images d'Epinal" de l'époque, et, vu l'ampleur de sa diffusion, il contribue à créer et à entretenir cette image. Tous les grands clichés attachés à la Chine sont présents : le pousse-pousse, les quartiers traditionnels, les jonques, la fumerie d'opium, les concessions internationales, les catastrophes naturelles et les foules (Documents 352 à 357). Mais, en plus il y a le regard autocritique de l'Européen par rapport à ses propres a priori (Document 358), la dénonciation de la présence étrangère (Document 359) et surtout la condamnation de l'intervention japonaise (Document 360). Le Lotus bleu marque un tournant dans les aventures de Tintin car c'est à partir de là qu'Hergé se renseigne de façon minutieuse sur l'environnement qu'il crée pour son héros. Cela est dû à une rencontre que fit Hergé, décisive pour sa carrière : celle d'un jeune chinois, Tchang Tcheng-jen, étudiant à l'académie des Beaux Arts de Bruxelles, et qui l'incite à se renseigner sérieusement sur la Chine, l'amenant d'ailleurs à adhérer à la position chinoise. Hergé est donc du côté chinois, et déclarera plus tard en 1975 : "la Chine continue à me fasciner ; Je pourrais maintenant me rendre en Chine Nationaliste, où je suis officiellement invité depuis ... Le Lotus bleu ! En 1939, Madame Chiang Kai-shek n'avait demandé de venir à Tchoung-King, où le gouvernement nationaliste s'était replié. Mais je n'ai pas pu abandonner mon travail. J'irai peut-être un jour prochain. Mon ami Tchang avait d'ailleurs commencé à m'enseigner quelques rudiments en Chinois. Ils me serviront sûrement un jour !...J'irai peut-être aussi au Japon où j'ai des amis. Mais le Japon me tente moins : les Chinois me paraissent plus drôle, plus gais, plus ouverts..." 167

Il y a donc bien une vision particulière de la Chine par les Missions Catholiques qui, si elle reprend certains thèmes classiques, est différente de celle de L'Illustration (Documents 333), ou de Tintin à la même époque. Les Missions Catholiques sont destinées à soutenir les missionnaires qui fournissent eux-même l’essentiel des informations transmises par le journal 168 . La revue s’adresse à un public européen, plus proche dans ses idées d’un catholicisme missionnaire que purement chinois. Cela se vérifie dans la tiédeur des Missions Catholiques à valoriser l’indigénisation du clergé chinois 169 qui est pourtant voulu par Rome. Elles sont ainsi promptes à défendre les missionnaires quand leur vie est menacée ce qui les amènent à des positions en décalage avec la réalité ou la logique, comme la relativisation de l’agression japonaise. La transformation de l’O.P.F. en O.P.M. en 1922, puis la création de l’agence F.I.D.E.S. en 1927, qui devraient en toute logique se traduire par un renforcement du contrôle venant de Rome, ne change rien. Paradoxalement, la ligne prônée par Rome et Mgr. Costantini n’est pas mise en valeur, comme on pourrait s’y attendre. Cela prouve la grande autonomie dont jouit la rédaction, sous couvert d’une grande docilité envers le Pape.

Nous avons une vision claire de l’image que les Missions Catholiques ont voulu donner, à travers l’iconographie, de la Chine et de l’action missionnaire qui s’y exerce. Cependant, disposant d'une partie des fonds d'archives photographiques des Missions Catholiques, la question que nous sommes amenés à nous poser maintenant est la suivante. Les photographies qui sont publiées par les Missions Catholiques sont-elles le reflet exact de ce que les missionnaires transmettaient ? Autrement dit, quelles sont les conséquences du "filtrage" opéré par la rédaction des Missions Catholiques à partir des documents initiaux.

Notes
163.

L'Illustration a été consultée sur les années 1911, 1925, 1932, 1937 et 1938.

164.

L'Illustration, 16 décembre 1911, page 486.

165.

L’Illustration, 1932, page 194.

166.

Le Lotus bleu a été publié en octobre 1936. La version que l' on trouve aujourd' hui couramment dans le commerce est la version couleur réalisée après guerre, mais qui n' a pas subi de modifications fondamentales par rapport à la version initiale.

167.

Numa Sadoul, Entretiens avec Hergé , page 78.

168.

Les congrégations majoritairement représentées dans les Missions Catholiques sont les M.E.P., les Lazaristes et dans une moindre mesure les Scheutistes. La part des Jésuites est plus marginale, mais ils appairaissent parfois, surtout quand il faut défendre le choix de la modernité dans la politique d’évangélisation, comme c’est le cas avec la présentation de l’université de l’Aurore et de son cours de chirurgie (Document 118).

169.

Comme nous aurons l’occasion de le préciser dans la troisième partie, cette tiédeur des Missions Catholiques ne veut pas dire que les missionnaires eux-mêmes refusent l’indigénisation du clergé. Elle traduit simplement l’état d’esprit d’un courant européen favorable à la persistance du rôle dominant des missionnaires.