I. La vie quotidienne du missionnaire : une documentation restée inexploitée

L'un des domaines le plus négligé par l'iconographie des Missions Catholiques est la vie quotidienne du missionnaire. Si cet aspect est loin d'être majeur au sein des archives, nous disposons cependant d'un nombre considérable de documents qui permettent de rendre moins abstrait ce quotidien pour nos esprits.

La vie missionnaire commence véritablement sur le bateau. C'est à l'embarquement que se produit la première vraie rupture. Le témoignage de Mgr. Lavest, lorsqu'il s'embarqua le 1er septembre 1879 à Marseille, est très significatif de l'état d'esprit qui peut naître en un tel moment. " Quand notre bateau s'éloigna du rivage, je sentis une sorte de déchirement. Il y avait en moi deux hommes, dont l'un demandait à rester en France et l'autre voulait voguer vers les côtes si longtemps désirées de la Chine. Un regard sur Notre-Dame de la Garde me donna la résignation et le courage dans le sacrifice. " 225 Nous n'avons retrouvé qu'une image de ces traversées de plusieurs semaines (document 361) qui nous rappelle par la même occasion que l'engagement missionnaire est souvent une affaire de famille. 226

Après le choc du départ, le grand moment est bien entendu l'arrivée sur la terre de mission. Comme le soulignent pratiquement tous les témoignages, l'accueil par un " vétéran de l'apostolat ", si possible originaire du même pays, est un réconfort et un soutien inestimable pour le jeune clerc (Document 362). Par la suite, et c'est tout à fait compréhensible, les retrouvailles entre missionnaires qui se font dans le cadre du travail, sont aussi source de détente et de joie. Aussi, essaient-ils de les renouveler le plus souvent possible. Ces rencontres sont l'un des thèmes qui revient le plus souvent dans les archives (Documents 363 à 365). Tout cela nous apporte la confirmation que certains missionnaires se déplaçaient avec leur appareil photographique, qui était donc un "compagnon", tant dans les moments de travail que durant les loisirs.

Passés les quelques jours de détente après l'arrivée, une première véritable épreuve apparaît, qui doit être abordée de face : la maîtrise de la langue (Document 366). Cette période est souvent très dure pour le jeune missionnaire, provoquant doutes et interrogations. 227 Une fois passée cette période d'apprentissage, la vraie vie missionnaire peut commencer. C'est alors l'envoi vers un poste, souvent isolé, où la vie est rythmée par les obligations du quotidien.

Ce quotidien est avant tout fait de longues randonnées, soit pour le plaisir, soit, le plus souvent, dans le cadre des fameuses tournées missionnaires 228 . Les Missions Catholiques nous ont fréquemment montré ces photographies, que nous retrouvons fort logiquement dans les archives : ici, un missionnaire à cheval, là, à pied, puis cet autre, en char ! (Documents 367 à 370) Mais, les archives font apparaître des moyens de transport plus originaux dans cette Chine des années trente, où l'archaïsme est maître, au regard des occidentaux. Ainsi, ces bicyclettes et motocyclettes, qui font la joie des élèves des séminaires, sont l'illustration de la modernité que les missionnaires incarnent (Documents 371 à 373). Cependant, la modernité a ses limites et la fiabilité des véhicules à moteur peut-être parfois aléatoire. Cela laisse donc, pour les régions les plus reculées, de beaux jours devant eux aux transports à traction animale (Document 374).

Un autre grand souci quotidien, dans la mission, comme durant les tournées, c'est le problème du logement. Les missionnaires furent peu soucieux de nous montrer la réalité de leur vie de tous les jours. Ont-ils eu peur de décourager certaines vocations naissantes en Europe en montrant une réalité trop dure, ou faut-il voir dans cette négligence tout simplement la marque d'un état d'esprit considérant que leur vie quotidienne à bien peu d'intérêt, en dehors des aspects purement religieux ? Du fait des autres épreuves qu'ils n'hésitent pas à relater, c'est cette deuxième solution qui est la plus logique. Nous n'avons donc retrouvé qu'une photographie, qui nous révèle toute l'austérité de l'intérieur d'une habitation (Document 375). Cette dernière, qui la plupart du temps est attenante à l'église ou à l'école (Document 376), se situe, comme le reste de la mission, sur un terrain acquis, après moult discussions et négociations, suivant le droit chinois traditionnel (Document 377). Cela suppose que les missionnaires aient acquis les modes de pensée et de raisonnement, au moins dans le domaine des affaires, qui sont ceux des Chinois.

Durant les tournées, l'austérité du logement est encore plus nette, le missionnaire logeant chez ses fidèles. Une fois de plus, dans cette situation, les missionnaires sont peu enclins à photographier les habitations, et encore moins les intérieurs. 229 Les missionnaires couchèrent sans doute fort souvent dans des fermes de ce type (Document 378), ou sous des tentes, telles celles-ci montées dans des régions montagneuses (Document 379). Si ces documents ne sont pas repris par les Missions Catholiques, c’est par peur de trahir la marginalité du Christianisme dans l’espace chinois. C’est aussi parce que cette photographie est jugée d’une trop grande banalité : comment développer un discours, missionnaire conquérant à partir de là ? Une telle photographie n’a donc pas sa place dans la revue car, du point de vue du lecteur, elle est jugée choquante ou inutile.

Les Missions Catholiques donnent globalement l'impression que les communautés chrétiennes visitées successivement sont des mondes vivant en vase clos. Le faible nombre de chrétiens ne va pas dans le sens de ce postulat. Les témoignages des missionnaires rendent compte en permanence de querelles opposant chrétiens et païens, ainsi que de rivalités, parfois graves, entre catholiques et protestants 230 . Les contacts avec les païens sont donc permanents, quotidiens, pour des échanges aussi indispensables que le ravitaillement (Documents 380 et 381). En période de famine, les missions deviennent des lieux de distributions de vivres à toutes les populations, sans distinction. Les contacts, si l'on peut encore employer ce terme, sont encore plus nombreux et importants (Document 382).

Les missionnaires, par nécessité, se transforment à l'occasion en éleveurs. Certes, c'est parfois dans le simple but d'avoir le plaisir de côtoyer un animal familier (Document 383), mais, le plus souvent les missionnaires se font éleveurs à des fins utilitaires. Les buffles sont destinés aux travaux des champs, qui s'effectuent sur les terres de la mission (Document 384). D'autre part, le sort réservé à ces ravissants lapins ne fait aucun doute (Document 385), même si cette image a été choisie pour son aspect "charmant", afin d'illustrer un almanach.

Le bon fonctionnement des services religieux impose également de la part du missionnaire des tâches manuelles ou agricoles qui occupent son quotidien. Ainsi, et cela est finalement très logique, les missions doivent fabriquer elles-mêmes leurs hosties (Document 386). Par ailleurs, les missionnaires les plus hardis se risquent même à la culture de la vigne, dans les régions les moins rétives de la Chine pour cette activité (Document 387). La récolte est souvent maigre (Document 496), destinée à assurer une certaine autonomie. Mais, quand les conditions sont favorables, les missionnaires, tels les Frères Maristes, n'hésitent pas à passer à l'échelle industrielle (Document 497). L'objectif est alors d'assurer une production capable de satisfaire les besoins de l'ensemble des missions.

Cette vie, faite essentiellement de contraintes et de labeurs, laisse cependant une place pour des moments de détente. Outres les retrouvailles avec d'autres missionnaires, les rencontres avec des Européens de passage sont une grande source de joie 231 . Nous voyons défiler quelques civils (Document 365), mais aussi un grand nombre de militaires, venus pour protéger la mission, ou simplement de passage lors d'une expédition (Documents 388 à 391). Cependant, il faut bien insister sur le fait que ce type de photographies ne regroupe qu'un petit nombre de documents, ce qui traduit le caractère exceptionnel du passage d'un Européen 232 autre qu'un collègue missionnaire. L'immersion dans le milieu chinois est totale et les contacts avec l'extérieur rares.

Le repos, la détente, ce peut être aussi, tout simplement, des jeux avec les enfants (Document 392), ou bien la lecture du journal qui vous rattache à la mère-patrie, les Missions Catholiques (Document 393). Les liens, avec la terre natale, se relâchent de plus en plus, tant la vie des missionnaires est en décalage avec celle qu'ils ont laissée en partant. C'est ce que nous avons déjà mis en évidence à partir des biographies. Dès lors, les années passant, le retour est de plus en plus difficile à envisager, voire improbable. Il est cependant un lien qui subsiste, comme le suggère la photographie de la "lecture des Missions Catholiques" : le courrier. Le contact épistolaire, avec une famille et des amis, que l'on a laissés et que l'on ne reverra pas, ou au plus une ou deux fois dans sa vie 233 , prend une importance extrême. Le passage du "facteur" devient forcément un moment fort de la vie quotidienne. C'est ce qu'a voulu fixer sur la pellicule un des missionnaires de Scheut du Ningsia, province isolée s'il en est, qui est plein d'émotion à l'idée d'une lettre arrivant de sa "patrie lointaine" (Document 498).

L’iconographie des Missions Catholiques s’intéresse très peu au quotidien des missionnaires. De façon évidente, elle privilégie le terrain sur l’acteur. L’épaisseur humaine, concrète de la vie du missionnaire est complètement diluée au profit de son action. La presse illustrée ne joue pas le rôle de complément à la littérature. Elle ne permet pas de visualiser la vie quotidienne des missionnaires, souvent évoquée dans les lettres, les biographies et les autobiographies. « Il faut vraiment toute l’endurance et toute la volonté d’adaptation des missionnaires pour aimer les demeures inhospitalières de la Chine, du moins quand elles se trouvent au fond de la brousse. Il faut toute leur inaltérable bonne humeur pour oser chanter ces foyers qu’ils se sont bâtis au milieu de leurs ouailles, et pour rêver d’y revenir dès qu’ils les ont quittés. Il faut leur Foi d’apôtres infatigables, leur intrépidité de champions, leur ténacité de pionniers, pour garder l’énergie de vivre toute une vie dans ces chez soi inconfortables et sans cesse renouvelés, sur un sol étranger où rien ne rachète pour eux la douceur du foyer qu’ils ont sacrifié dans leur patrie... Les petites résidences ne voient le Père que bien rarement : une fois par an, deux fois tout au plus, soit à l’occasion de la Mission annuelle, soit pour une visite sommaire des écoles et des oeuvres locales. Le confortable n’y est nullement recherché et, très souvent, la chambre où on l’hébergera sera celle du maître d’école ou du serviteur qui garde la maison. Plus généralement, au reste, il sera logé chez les chrétiens. On a lu cent fois la description de ces maisons obscures et de ces chambres malpropres, où le missionnaire passe en réalité la majorité de son temps. » 234

Notes
225.

Compte-rendu des M. E. P. , 1911, page 316.

226.

Se reporter au "portrait" du missionnaire, pages 131 à 142.

227.

Voir les bibliographies de Mgr. de Guébriant et de Mgr. Seguin, entre autres.

228.

En théorie, les tournées des missionnaires pouvaient se faire sans problème puisque, par le traité de Tien-Tsin (1860), ces derniers avaient une totale liberté de déplacement, et pouvaient également demeurer où bon leur semble.

229.

La cause en est peut-être tout simplement les conditions de luminosité, très insuffisantes dans ces maisons sans grandes ouvertures, qui, même en pleine journée, ne permettaient pas de photographier à l'intérieur sans l'appui d'un matériel lourd en encombrant, qu'il est inimaginable de transporter lors des tournées..

230.

Voir biographie du père Favre. Sa notice nécrologique précise même qu'il a réussi à convertir plusieurs "hérétiques", ce qui confirme la rivalité, pour ne pas dire la lutte qui oppose missionnaires catholiques et protestants.

231.

Dans Courrier de Tartarie, Peter Fleming nous fait part d'une de ses rencontres avec des missionnaires, dans le Shensi.

"Un petit médecin chinois qui parlait le français..., nous emmena chez les Pères catholiques. C'étaient neuf énormes Espagnols... Ils nous servirent des gâteaux, du chocolat, et riaient aux éclats à toutes nos paroles." Page 64.

232.

Numa Broc estime le nombre d'étrangers en Chine au début du XXème siècle à environ 12 000. "Chiffre important même si l'étranger demeure toujours noyé dans l'immense masse chinoise." Voyageurs français et connaissance de la Chine, in Revue historique, Juillet-Septembre 1986, page 86. Il faut cependant prendre en considération que l'essentiel de ces étrangers se trouvent dans les villes or, les missionnaires catholiques sont eux plutôt dans les campagnes. L'isolement est donc bien réel.

233.

Voir les biographies de

234.

Henry Watthé, La belle vie du missionnaire en Chine, pages 1 à 5.