III. La vie dans les campagnes : une plongée réaliste dans le quotidien

En comparant le monde rural des archives à celui des Missions Catholiques, nous constatons tout de suite que la principale différence réside dans le fait que les campagnes prennent vie, qu'elles se peuplent. 261 La population est nombreuse, ce qui nous renvoie aux images traditionnelles de la Chine, tout droit sorties des romans de Pearl Buck 262 : rizières, où s'affairent des hommes coiffés d'immenses chapeaux de paille, avec en arrière plan, le buffle, "outil" et compagnon indispensable du paysan chinois (Document 455). Quand la bête n'est pas employée aux champs, ce sont les enfants qui la gardent (Document 456). Mais, au-delà de ces "images d'Epinal", c'est une réalité moins folklorique et beaucoup plus rude qui apparaît. Quelle que soit la tâche à accomplir, les outils sont particulièrement rudimentaires (Documents 457 et 458). Ils ne sont pas vraiment au service de l'homme puisque, en de nombreux cas, c'est l'homme qui est lui-même le serviteur de l'outil, en se transformant en simple bête de somme, que se soit pour actionner une noria (Document 459), ou pour labourer un champ (Documents 460 et 461).

Les intérieurs sont très modestes. Nous sommes loin de la demeure du riche notable chrétien (Document 429). Ici, le coeur du logis est constitué d'un mobilier rudimentaire en bois et en roseau tressé (Documents 462 et 463). Les campagnes sont en permanence à la limite de la misère la plus noire, élément qui porte en soi le germe des abandons d'enfants (Document 452). Cette terrible situation se révèle dans toute son horreur au détour d'une macabre découverte (Document 464). Cette misère résulte bien souvent des catastrophes naturelles, les plus diverses (Document 465), qui peuvent frapper à tout moment et en tout lieu le pays (Documents 86, 151 à 160). Face à ces menaces, les moyens de lutte des hommes se limitent à des outils dérisoires qui habituellement servent pour les travaux des champs (Document 466).

L'attention des missionnaires est également très attirée par les différents modes de transport des populations rurales. Les "marcheurs", supportant sur leurs épaules les traditionnels balanciers, sont légions (Documents 467 et 468) et côtoient les non moins traditionnelles brouettes (Documents 469 et 470). La traction animale trouve aussi une place de choix, avec ânes et mulets (Documents 471 et 472), et peut revêtir des formes originales, par l'intermédiaire par exemple de ces traîneaux à buffles, en Mandchourie (Document 473). Les buffles servent d'ailleurs de prétexte pour rappeler les rigueurs de l'hiver dans le nord-est de la Chine (Document 474). Le froid est effectivement dans ces régions un des grands ennemis que les missionnaires "dénoncent" à maintes reprises. 263 La "Chine du froid" est un espace qui échappe au visage traditionnel que l'on prête à ce pays. Aussi, à tous les sens du terme, la question de savoir si la Mongolie fait bien partie de l'espace chinois se pose, surtout à la vue de ce "pêcheur mongol" (Document 499), plus proche de l'image classique de l'Esquimau que de celle du Chinois. Les paysages échappent eux aussi à ces normes traditionnelles. Certes, ils ont l'intemporalité des déserts (Document 500), mais ils permettent de renforcer l'idée de la solitude du missionnaire dans sa tournée, et plus généralement dans son action. Cependant, quels qu'ils soient, ces périples à travers les campagnes chinoises finissent toujours par nous faire aboutir sur un marché (Document 475), dans des villes ou de gros bourgs, qui sont par nature le lieu de tous les échanges.

Pour les longues distances, ou lorsque les quantités à transporter sont importantes, les seuls grands axes de communication dont dispose la Chine sont les cours d'eau (Document 476). Les grands fleuves sont la base du grand commerce, ainsi que du développement préindustriel de certaines provinces (Document 477).

La vie quotidienne d'un village, c'est aussi quelques fêtes : il ne peut en être autrement. Cependant les missionnaires ne nous en ont pas transmis d'images. Nous sommes réduits à quelques suppositions, à partir d'éléments lacunaires. La musique y tenait forcément une place importante. C'est ce que nous suggère cette photographie (Document 501), sans que nous puissions lui faire dire tellement plus. La musique est un moyen pour distraire les hommes, et aussi d'attirer leur attention pour récolter quelques pièces assurant, comme pour ces mendiants, une survie précaire (Document 502). La misère et l'exclusion sont bien des constantes en Chine que nous retrouvons au détour des documents les plus divers.

Les distractions venues de l'extérieur sont rares, et sont des événements. Le passage du "cinéma" dans le village est donc un spectacle à ne pas manquer (Document 503). Le "missionnaire-photographe" ne nous dit rien des films projetés dans cette "salle" ambulante : séquences de quelques minutes, mettant en scène un gag burlesque, ou permettant de voyager à l'autre bout du monde... Nous pouvons tout imaginer, à l'image de ce qui s'est fait en Europe quarante ans plus tôt. Quoi qu'il en soit, et même s'il n'est vraiment pas du dernier cri, ce cinématographe incarne l'ouverture de la Chine, une certaine modernité, qui n'est pas sans concurrencer l'action du missionnaire. Les liens entre villes et campagnes se mettent en place. Pour tous ces paysans, les villes ne peuvent être que l'incarnation de la modernité, du luxe et du rêve.

Notes
261.

Les campagnes que nous allons étudier ne sont pas spécialement des "campagnes chrétiennes". Quand les photographies ne portent aucune mention particulière en rapport avec le Christianisme, il s'agit, dans presque tous les cas, de scènes faisant intervenir des "païens". Il en est ainsi pour la plupart des photographies que nous utiliserons dans ce paragraphe.

262.

Pearl Buck (1892-1973), a passé une grande partie de son enfance en Chine alors que son père y était missionnaire. Plus tard, elle enseigne à l’université de Nankin et commence à écrire articles et nouvelles pour des revues américaines dès 1923. L’essentiel de son oeuvre concernant la Chine est écrit avant la Seconde Guerre Mondiale ( Vent d’Est, Vent d’Ouest 1929, La Terre Chinoise 1931, Les Fils de Wang Lung 1932, La Famille Dispersée 1935, etc.).

263.

Voir les biographies de M. Monbeig ou du père Yves-Marie Perrin. La nécrologie de Mgr. Lalouyer, parue dans le Compte rendu des M.E.P. de 1923 signale également la difficulté de menée des tournées dans le Kirin, du fait du froid. Cependant, malgré tous ces problèmes, Mgr. Lalouyer voyage constamment de novembre à mars.