IV. Les villes

La distinction entre gros bourg rural et ville n'est pas vraiment évidente en Chine (Document 190). Tout comme dans le paragraphe consacré à cette question pour les photographies publiées dans les Missions Catholiques, nous concentrerons notre étude sur les grandes métropoles, et principalement sur Canton, Pékin et Shanghaï. Même en réduisant de la sorte notre champ d'action, la différence entre monde rural et monde urbain n'est pas toujours évidente. Ainsi, le "montreur d'images" que nous venons de voir pourrait tout aussi bien officier dans un des marchés de Canton ou Pékin. Inversement, quelques scènes qui nous viennent des villes trouveraient parfaitement leur place dans une foire rurale. C'est le cas du "marchand de soupe de soja" (Document 504). Il y a là une des seules références à la cuisine chinoise, cuisine qui se fait dans la rue, et que l'on consomme sur place, comme nous le suggèrent les bols qui n'attendent plus que le client. Sans aller jusqu'à dire qu'elle peut faire envie au palais d'un lecteur français, la description de la soupe n'a rien de fondamentalement négatif. Nous sommes loin des appréciations chaotiques de certains missionnaires sur la question alimentaire 264 .

Le saltimbanque (Document 505), que l'on pourrait trouver m'importe où en Chine, n'est également pas très représentatif de Shanghaï en particulier. Pourtant, dans le cadre du monde urbain, ces deux photographies présentent un grand intérêt. Elles sont le fruit d'un véritable travail de reporter. Photographies prises sur le vif, elles montrent le quotidien d'une Chine grouillante de monde, et surtout d'enfants. Une fois de plus, elles contrastent avec les photographies figées, pour certaines prises en studio, que préfèrent montrer les Missions Catholiques (Documents 31 et 32). Les hommes qui ont pris ces photographies, au détour d'un marché ou d'une place publique, n'ont aucune arrière pensée missionnaire. Ils ne cherchent qu'à faire découvrir la Chine, dans sa spontanéité et son originalité. Ces images mettent aussi l'accent sur l'aspect très traditionnel que gardent les villes, malgré une modernité apparente.

En effet, dans une large mesure, la Chine qui est vue par les missionnaires en plein milieu des années 30 est encore celle de l'époque de Marco Polo, rythmée par le départ des caravanes de la Route de la Soie (Documents 113, 506 et 507). Le commentaire du document 507 va dans ce sens, celui d'une Chine traditionnellement présentée comme immuable, avec la référence au célèbre navigateur vénitien, pour évoquer un pont déjà millénaire de son temps, et toujours en service six siècles plus tard. Le dernier cliché jouant sur "l'anachronisme" (Document 508) fait office de conclusion logique pour l'ensemble. Nous restons sur le poncif d'un "Empire Immobile", où seuls les Européens sont porteurs de changement. Ces photographies entrent dans le cadre des choix faits par les Missions Catholiques. Mais, il s'agit bien d'une sélection puisque, comme nous allons le constater, les missionnaires ont eu une perception bien plus large et variée des villes chinoises.

Des maisons basses aux toitures recourbées, voici la vision classique que nous avons de la ville chinoise. Moukden en est la bonne illustration (Document 491), tout en faisant apparaître en plus la Croix, protectrice d'une ville où l'église domine de sa taille les autres bâtiments. Cette image est encore l'une de celles que retiennent les Missions Catholiques(Document 114). Elle s'inscrit même dans la durée puisqu'elle est indifféremment utilisée, à l'identique, en 1900 et en 1922. Toujours la Chine de l'immobilité ! Or, durant la première moitié du XXème siècle, l'aspect des villes, et particulièrement des grandes villes se modifie. Certes, la vision traditionnelle n'est pas dépassée, elle perdurera même encore longtemps, mais elle ne constitue pas l'unique aspect de la ville. En plus, ces images créent une ambiance de quiétude pavillonnaire, avec peu d'activité, qui ne correspond pas à la réalité. Moukden a en fait une allure très différente dans les années 30 (Document 493). C'est maintenant une ville agitée, en plein mouvement, fourmilière humaine pour reprendre une image classique. Bien que seul les pousse-pousse soient en évidence, cette photographie est bien d'une autre époque. D'abord il y a la présence d'une patrouille, japonaise sans doute, qui marque un nouveau contexte politique. Ensuite, la façon même dont est réalisée cette photographie. La vue plongeante suggère des immeubles élevés, dont nous n'avons trace sur l'image précédente. Malgré l'omniprésence des pousse-pousse, ce n'est pas la Chine du XIXème siècle qui est sous nos yeux photographie suivante (Document 494). Pousse-pousse, calèche avec des hommes vêtus à l'européenne et autobus : c'est là le résumé de toute l'évolution de la Chine depuis 40 ans. Nous sommes dans une ville qui est de plain-pied dans les années 30, grouillante et animée. La Chine que côtoient les missionnaires et que les Missions Catholiques refusent de voir !

Les Missions Catholiques ont bien fait percevoir l'importance des fleuves (Documents 139 à 144) avec la présence des jonques, si caractéristiques, dans des cadres somptueux. Les archives, elles, révèlent des fleuves tous aussi majestueux, mais en centre ville. Les sampans ne sont plus qu'une extension fluviale de la ville (Document 495). La notion de surpopulation et d'entassement est claire lorsque l'on pénètre sur le "seuil" de l'un d'eux (Document 509). Le commentaire est d'un rare optimisme quant à la qualité de vie qui règne à bord. Même si l'on accepte l'idée qu'il s'agit d'une embarcation de "luxe", dotée de tout le "confort moderne", l'exiguïté de l'habitat est évidente. Les grandes métropoles chinoises manquent de place, et entassent déjà leurs populations. Dans cet ordre d'idée, nous découvrons l'immensité de leur extension géographique (Document 492). Quartiers modernes ou traditionnels s'étendent à perte de vue, de part et d'autre d'un fleuve investi de centaines d'embarcations (Document 510). Canton est une ville à la taille des métropoles européennes. Il n'y a plus, à cette échelle, d'ambiguïté pour faire la distinction entre ville et gros village.

L'impression de gigantisme est renforcée avec des images aériennes (Document 511). Le "fleuve des perles" n'est plus un simple cours d'eau qui héberge des quartiers flottants. De gros cargos le parcourent, signe d'une activité portuaire intense. Canton est un grand port, carrefour économique, où les Européens sont bien installés, aux meilleures places, dans leurs concessions. La ville est dotée d'équipements modernes (Document 512), qui diffèrent des ponts qui furent empruntés par Marco Polo. Elle n'a plus rien d'une bourgade folklorique. Si Pékin peut encore apparaître comme une "vraie" ville chinoise, tournée vers le passé, Canton est résolument une ville de l'avenir. La même impression se dégage des photographies de Shanghaï (Document 513 à 516), avec encore plus de force : quais grouillant d'activités ; immeubles modernes à l'américaine ; tramway 265 ; automobiles et surtout multitude humaine.

Notes
264.

Dans la nécrologie de M. Leray (Comptes-rendus des M.E.P., 1901, page 388), on trouve l'appréciation

suivante : "Toute nourriture, toute boisson, toute odeur chinoise lui soulevait le coeur ; or il fallait presque continuellement être au milieu des Chinois, manger et boire à la chinoise, se contenter des mets chinois...

Ce dégoût qu'il avait éprouvé dès le début pour tout aliment chinois, il l'éprouva jusqu'à sa mort..."

265.

Pour tous les aspects concernant Shanghaï, se reporter à l'ouvrage de Christian Henriot : Shanghaï, 1927-1937... Pour le développement des transports en commun, voir page 202.