V. La recherche et l'université : une autre voie vers la modernité

Les villes incarnent la modernité et l'ouverture de la Chine aux influences occidentales. Cependant, la tâche est dure pour les missionnaires qui ne sont pas les seuls présents sur ce terrain. La ville en elle-même, et les modes de vie qui s'y développent suscitent donc autant d'espoirs que de craintes quant à l'évangélisation de la Chine. Pour apparaître comme les principaux vecteurs de la modernité, les missionnaires doivent donc concentrer leurs efforts dans un domaine où leur primauté ne sera pas contestée. Dans ce cadre, l'enseignement est indéniablement le secteur où cette volonté s'exprime le mieux. Les Missions Catholiques ont consacré de nombreux articles, illustrés par de nombreuses photographies sur ce sujet 266 . Cependant, les photographies publiées par les Missions Catholiques s'intéressent en priorité aux aspects religieux. Ce sont les pensionnaires des petits, et surtout grands séminaires qui sont constamment à l'honneur (Documents 79, 81 et 271).

Dans le domaine universitaire, les bâtiments d'un établissement comme l'Aurore à Shanghaï sont souvent présentés (Documents 119 et 120), mais nous ne pénétrons que rarement à l'intérieur des locaux. De ce fait, étudiants et professeurs n'apparaissent que très peu. Les archives, une nouvelle fois, nous permettent de remédier à cet oubli.

Première surprise : cet ensemble de "femmes médecins" (Document 517). Hélas, cette photographie est peu utilisable. Aucune date, pas plus que d'indication sur ces femmes : Sont-elles chrétiennes ? Viennent-elles au moins d'une institution chrétienne ? Une seule certitude, elles représentent une évolution profonde dans les habitudes de la société chinoise où les femmes sont tellement déconsidérées. Les missionnaires sont les témoins de cette mutation, et par une telle photographie, ils apportent témoignage et soutien à cette évolution.

La médecine est de loin le domaine auquel les missions accordent le plus d'importance. Une médecine moderne, occidentale, sans liens, bien entendu, avec la médecine traditionnelle chinoise. Les ambiances laboratoire ou salle d'opération sont donc mises en avant (Les documents 518 et 519 s'avèrent plus clairs que ne l'était le document 118). Le prestige de "L'Aurore" est universellement reconnu, la modernité de ses installations également. Les effectifs des promotions sont de plus en plus nombreux. Les Jésuites peuvent à juste titre s'enorgueillir de former l'élite de la nouvelle Chine. Un seul bémol à tout cela sur lequel les commentaires des photographies n'insistent pas. Seule une très faible partie de ces étudiants sont chrétiens ou se convertiront 267 . Les choses sont même plus graves. Parmi les étudiants, le prestige de l'Union Soviétique et du marxisme est de plus en plus important. "D'après une enquête effectuée quelques mois avant la guerre dans plusieurs universités chrétiennes 268 , une proportion croissante d'étudiants se spécialise dans les sciences sociales et utilise de préférence des manuels marxistes ; l'indifférence en matière de religion se généralise ; la majorité des étudiants, enfin, poursuivent non pas leur développement individuel, mais la participation à un combat collectif, la solution aux problèmes du pays étant désormais cherchée dans un changement fondamental, un bouleversement total de la société chinoise. Voilà l'état d'esprit qui prédomine chez ceux qui ont vingt ans en 1937 et possèdent le privilège de pouvoir penser à autre chose qu'au bol de riz du lendemain. 269 "

Ainsi, si les établissements d'enseignement supérieur sont de très bonnes machines à former des cadres modernes pour la Chine, leur efficacité à les amener vers le Christianisme reste à prouver ! Les universités catholiques doivent en plus affronter la concurrence des Protestants qui, dans ce domaine, se montrent beaucoup plus actifs (en 1926, il y a 17 universités protestantes en Chine pour 6 universités catholiques). En 1928, un jésuite, le Père Gaultier, résume bien la situation en écrivant : Des collèges et des universités protestantes se fondaient, tandis que l’Eglise catholique, confinée dans l’évangélisation des paysans, faisait un peu figure de pauvre ignorante. 270

Dans la mise en place d'une médecine moderne, les missionnaires eux-mêmes sont des modèles. Ils ne se contentent pas d'enseigner dans les grandes villes, ils pratiquent, y compris dans les campagnes les plus reculées. Ils assurent les permanences dans les dispensaires (Document 520) ou effectuent le travail de terrain pour éradiquer les grandes épidémies (Document 521).

Globalement, l'image qui ressort de cet ensemble est celle d'un travail de fond, où les problèmes de santé publique sont attaqués à la base 271 . L'angle d'approche n'est donc pas le même que celui des Missions Catholiques. Le magazine concentre son attention, en utilisant des "images choc", sur tout ce qui peut être considéré comme faisant partie de la mission traditionnelle de l'Eglise. Ainsi, elles privilégient dans leur présentation une oeuvre médicale missionnaire parant au plus pressé lors de grandes catastrophes, comme les épidémies de peste (Documents 192 à 194), ou se concentrant sur l'assistance à apporter aux déshérités : lépreux, vieillards (Documents 171 à 173, et, 183 à 191) ou orphelins (Documents 177 à 179). Même si, par l'intermédiaire des Missions Catholiques, nous avons déjà reproduit plusieurs photographies d'orphelinats et d'enfants qui en sont pensionnaires, nous en rajouterons une supplémentaire extraite des archives (Document 522). Elle présente de manière plus concrète le problème de la multitude d'enfants à gérer auquel sont confrontés les missionnaires.

En dehors de la médecine, les sciences sont le meilleur moyen de signifier la modernité que véhiculent les écoles chrétiennes. Ainsi, la classe de physique du collège de Tamingfu (Document 523) peut rivaliser avec m'importe quel lycée de province. De son côté, Monsieur Sah (Document 524) apporte une consécration internationale à l'oeuvre menée par les missionnaires au sein de l'université catholique de Pékin. Mais, là encore, un doute subsiste. M. Sah est-il chrétien ? Rien ne le laisse entendre dans le commentaire, ce qui nous incite à répondre plutôt par la négative.

Notes
266.

Voir première partie, pages 65 et 66.

267.

Voir dans la première partie, page 65, note 30, ainsi que le document 120. On nous présente comme un grand succès le fait que 13 des lauréats soient chrétiens, alors que cela représente moins d’un tiers des étudiants.

268.

Kiang Wen-han, "Secularization of Christian Colleges", in Chinese Recorder, mai 1937. Cité in : J. C. Thomson, While China Faced West : American Reformers in Nationalist China, 1928-1937 (Cambridge, Harward University Press, 1969) pages 232-233.

269.

Lucien Bianco : Les origines de la révolution chinoise. 1915-1949 pages 94-95.

270.

Revue missionnaire des jésuites belges, juillet 1928, page 317, article La première université catholique en Chine. L’Aurore à Shanghaï. Cité par Jean Pirotte, Périodiques missionnaires belges d’expression française, page 189.

Le protestantisme est même plus dangereux que la culture traditionnelle. « L’introduction des idées protestantes a produit des effets désastreux ; après le rejet des anciennes traditions païennes, sur lesquelles reposaient les sociétés, les intellectuels, touchés par un vernis de protestantisme, ne conservent que les principes corrosifs du libre examen. A propos de la situation des étudiants en Chine, on peut lire dans la revue des scheutistes : Les protestants forment ainsi partout une multitude de mécontents et de révoltés qui deviennent, grâce aux connaissances scientifiques qu’on leur a données, beaucoup plus dangereux pour la société que s’ils étaient restés païens et, osons le dire, beaucoup moins moraux. C’est en effet dans les rangs de ces intellectuels, anciens élèves des protestants, que se recrutent et se forment bon nombre de révolutionnaires et de bolchevistes. »

Jean Pirotte, page 115.

271.

Même si elle présente un caractère marginal par rapport à l'ensemble de la collection, il faut signaler cette photographie de l'hôpital protestant de Tamingfu (Document 529). Même si les liens sont peu nombreux, et la concurrence vive, cette photographie révèle qu'il n'y a pas abstraction complète (ce qui est les cas dans les Missions Catholiques) de l'oeuvre des Eglises protestantes.