VI. Les missionnaires, acteurs et victimes de la tourmente politique en Chine

Les missionnaires sont totalement impliqués dans l'éducation et la vie sociale en Chine. Ils le sont également dans le domaine politique. Nous avons vu avec les Missions Catholiques les contacts entre autorités missionnaires et chinoises (Documents 45, 49 et 64). Ceux-ci nous sont confirmés par les archives. Ils existent à tous les niveaux administratifs : présidence de la République (Documents 525 et 526) ; gouverneur de province (Document 527) ; sous-préfet (Document 528) etc...

Sous la République, les rapports entre les missionnaires et les autorités chinoises se déroulent dans un cadre plus égalitaire que sous l’Empire, quand les missionnaires avaient le statut de mandarin régional, ce qui leur donnaient des prérogatives supérieures à bon nombre de fonctionnaires 272 . Cependant, le « protectorat » français continue à s’exercer, ce qui n’est plus vraiment du goût du Saint-Siège. « Sur toutes les missions, la République française, malgré son anticléricalisme affiché depuis le début du siècle, exerce jalousement son protectorat. Seule, en principe, la Légation de France à Pékin délivre les passeports et assure la sécurité de tous les missionnaires, quelle que soit leur nationalité. »

« Pour ce faire, elle intervient, parfois avec une réelle intrépidité, auprès des gouvernements locaux, des chefs d’armes révolutionnaires ou des seigneurs de la guerre. »

« Son réseau, formé de dix-huit consulats implantés dans toute la Chine, la tient informée par dépêches et télégrammes chiffrés. Du temps où l’Empire chinois était encore administrativement structuré, l’application pure et simple des traités lui servait d’arme d’intimidation : une mission était-elle pillée, les réparations à payer s ’élevaient automatiquement à un chiffre exorbitant. Si la plupart des puissances intéressées avaient, depuis la fin de la Grande Guerre, remis ces indemnités boxers à la Chine, la France pour sa part avait conclu avec le gouvernement chinois une série d’accords lui permettant de consacrer le montant de sa créance à développer des oeuvres franco-chinoises d’assistance et d’enseignement... »

« Aux yeux du Saint-Siège, cependant, le recours à de tels moyens paraît de plus en plus archaïque et, en tous cas, propre à accentuer, aux yeux des Chinois,le caractère étranger de la catholicité. Ceci est d’autant plus grave qu’en fait, le protectorat n’est plus effectivement protecteur des missions les plus isolées. Certes, l’escadre, que le Ministre de France peut faire manoeuvrer sans l’accord de Paris, reste une arme persuasive mais elle reste inopérante dans les provinces de l’intérieur... » 273  

L'implication dans la vie politique ne se limite pas à ces aspects officiels. Les missionnaires sont également les témoins privilégiés de tous les bouleversements que connaît la Chine. Nous retrouvons dans ce cadre des images très "traditionnelles", telle cette "tête de brigand exposée" (Document 530). Il faut cependant insister sur le commentaire qui met en évidence l'action des autorités. Contrairement à ce que les Missions Catholiques peuvent laisser croire, les hordes de brigands ne bénéficient pas de l'impunité, voire du soutien des autorités. Les gouvernements font donc leur possible pour maintenir l'ordre et réduire la situation d'anarchie dont la population est la principale victime.

Pris dans la tourmente, les missionnaires sont les témoins privilégiés de certains événements, qui échappent à la compréhension, et donc à l'attention des Européens, tel le mouvement de la Commune de Canton en Décembre 1927 (Documents 531 à 534) 274 . Il faut admettre, et cela explique que dans certains cas les Missions Catholiques ne diffusent pas l'information, que les photographies, telles celles que nous venons de voir, ne disposent pas d'une légende claire, permettant de bien cadrer l'information. Cette lacune apparaît encore plus clairement avec le document 535. Qui sont les "Réformistes du Houpeh ? Quand se situe l'action, pourquoi leur mouvement se développe-t-il ? Les missionnaires révèlent également l'existence de personnages complètement inconnus du public européen, et qui le resteront d'ailleurs, tel Hou Hon man (Document 536) 275 .

Les missionnaires sont immédiatement témoins des tensions sino-japonaises (Document 537). Ils n'hésitent pas à transmettre des photographies de tout cela, et particulièrement des combats, lorsque la guerre devient effective (Document 538). Dans ce cadre, les missionnaires sont de vrais reporters, qui ont du mal à faire diffuser leurs informations puisque, comme nous l'avons vu 276 , les Missions Catholiques restent très longtemps réticentes à admettre l'idée que la guerre est de la responsabilité du Japon, et encore plus à reconnaître les exactions commises par ce dernier.

Pris dans la tourmente, les missionnaires passent facilement du rôle de témoin à celui d'acteur. C'est ce qui arrive lorsque les missionnaires doivent accueillir un grand nombre de réfugiés (Document 539). Ce problème a été largement évoqué dans les colonnes des Missions Catholiques 277 . Cependant, cette dernière photographie dévoile plus concrètement les problèmes auxquels sont confrontées les missions face aux afflux de réfugiés. Les foules à gérer sont importantes, et il faut les loger, ou au moins leur trouver un abri, dans les espaces forcement réduits, à l'échelle de ces foules, que sont les missions.

D'acteurs, les missionnaires deviennent vite victimes dans le tumulte qui fait rage en Chine 278 . Victimes de la guerre sino-japonaise (Documents 540 et 541), ce qui rend encore plus paradoxal le silence des Missions Catholiques sur ce conflit, mais surtout des brigands et des communistes.

Les Missions Catholiques se font souvent l'écho des attaques de bandits qui frappent les missionnaires et, une photographie comme celle du Père Gallego (Document 542), victime de ces derniers, correspond à celles que l'on peut trouver dans les pages de la revue. Mais cette photographie n'est pas la seule à témoigner de ce drame dans les archives. L'image des funérailles du Père (Document 543) donne une dimension plus forte et plus humaine à cette mort. C'est une communauté chrétienne tout entière qui reste orpheline. L'événement est d'autant plus dramatique pour l'avenir du catholicisme qu'il s'agit d'une communauté en plein épanouissement et progression, comme nous le prouve la présence de nombreux enfants à l'office. Parallèlement, le chagrin de la fille du catéchiste tué au côté du Père (Document 544) renforce la dimension humaine et rend moins anonyme ce "chinois", victime au même titre que le Père Gallego de sa Foi. Les Missions Catholiques, en écartant ce type de photographies, pour ne présenter en général que des portraits des martyrs, se privent d'une puissance émotionnelle et entretiennent leurs lecteurs dans l'idée d'un catholicisme persécuté, et surtout perdant, alors que, s'il est effectivement persécuté, ces photographies prouvent concrètement, et bien mieux que les chiffres régulièrement diffusés, que l'Eglise, malgré l'adversité est en marche et fait preuve de dynamisme. Le but des Missions Catholiques, outre l'information, est de stimuler les dons des fidèles. On peut se demander s'il n'y a pas une erreur de stratégie dans le choix de photographies trop neutres et trop académiques, au détriment d'images à fort pouvoir émotionnel.

Les brigands sont essentiellement motivés par la quête d'une rançon, d'ou les enlèvements, aussi nombreux que les assassinats. Dans ce contexte, les bonnes nouvelles se doivent d'être soulignées (Document 545), d'autant qu'elles permettent par la même occasion de mettre en évidence le rôle positif des autorités chinoises. Comme nous l'avons dit ci-dessus, l'anarchie n'est pas une fatalité à laquelle tout le monde se résout en Chine.

S'ils sont une menace réelle, les brigands ne représentent pas cependant le principal danger pour les missionnaires : les ennemis les plus redoutables sont sans conteste les communistes. La liste des missionnaires enlevés par "l'Armée Rouge" est longue (Documents 546 à 550) 279 . La situation est plus délicate que pour les enlèvements par des bandits car, une dimension idéologique vient se surimposer. Les "Rouges " sont en lutte contre toutes les religions en tant que telles, d'où les destructions qui accompagnent les prises d'otages (Document 551). Avec les missionnaires chrétiens, il y a une dimension politique supplémentaire : ils incarnent la pensée occidentale, et sont d’autant plus exposés qu’ils sont les seuls Européens, sans défense, que les communistes ont sous la main. En plus, la lutte idéologique se confond avec le grand banditisme, puisque l'un des objectifs majeurs est de soutirer de l'argent aux gouvernements occidentaux ou à l'Eglise 280 . Ainsi, la séquestration peut être très longue, parsemée d'épreuves multiples 281 . Les photographies permettent de suivre les négociations (Document 552), comme celles pour la libération du Père Avito, ce qui entretient l'espoir. Dans un cas comme celui-là, le dénouement tragique est encore plus pesant et plus dur à supporter. Les missionnaires sont bien les ennemis des Communistes. Ils représentent un danger pour leur cause. C'est peut-être là la marque la plus tangible de l'importance et de la réussite de l'action de ces hommes à la veille de la Deuxième Guerre Mondiale. Ces enlèvements trouvent souvent une fin tragique, d'où des scènes pénibles telles l'identification de la dépouille mortelle d'un missionnaire par ses camarades, plusieurs années après sa mort (Document 553). Ces photographies, très fortes et impressionnantes, ne trouvent pas leur place dans les Missions Catholiques qui ont sans doute peur de choquer et de perturber leurs lecteurs.

Face à cette situation, les moyens de ripostes des chrétiens sont faibles.

Dans le cadre de la fidélité à la tradition catholique, les lieux de martyres deviennent des lieux de pèlerinages (Document 554).Comme c'est le cas pour le document 554, ce sont surtout les victimes des Boxers qui ont suscité la mise en place de pèlerinages. Il n'y a pas l'équivalent dans les archives pour les victimes des Communistes, mais cela est sans doute simplement dû à l'accélération des événements, à partir de 1935, qui n'a pas permis de mettre en place des lieux de souvenir comparables.

Plus concrètement, les communautés chrétiennes s'organisent pour défendre leurs villages, en les fortifiant (Document 261). Par la simple consultation du plan de Mgr. Carlo van Melckebeke, nous pouvons en déduire que la construction de la fortification du village représente un travail immense 282 . Nous en mesurons mieux l'ampleur en voyant les travaux se dérouler sous nos yeux (Document 555).

"En un quart de siècle, dans la Mission Catholique de Mongolie, prêtres et chrétiens, ont bâti deux cent trente-six enceintes fortifiées, allant de la simple levée de terre aux remparts crénelés, flanqués de bastions dans le meilleur style de Vauban, solides murailles de terre, plantées sur le sol dont elles semblent avoir grandi. Elles entouraient le village, l'église, ses dépendances, les granges, les puits, les parcs à bétail. Les cultivateurs qui habitaient en dehors y trouvaient, en cas d'alerte, abri et sécurité. En période de troubles, un réseau d'observateurs et de courriers, s'étendant sur plusieurs centaines de kilomètres, tenaient les chrétientés au courant de la position des bandes de brigands et signalaient leur approche." 283

Cependant, derrière ces remparts, les moyens de défense restent très rudimentaires et n'assurent qu'une sécurité relative (Document 556).

"La chambre d'armes du village contenait, à côté de couleuvrines et d'arquebuses de fabrication locale, des fusils à pierre au long canon, utilisés par les chasseurs du pays, de pesants Albini, d'antiques Lechaucheux, de vieux Lebel, des Mauser réformés, des fusils de chasse, antiques et modernes, des carabines légères et autres, de vénérables pistolets, des révolvers de tous calibres. Et pour tout cela, des munitions à peu près appropriées, soigneusement triées, classées, étiquetées." 284

Les Communistes, eux-mêmes pourchassés, occupent les lieux les plus faciles à défendre (Document 557), ce qui les amène à s'emparer d'édifices chrétiens qui, grâce à leur architecture et à la qualité de leur construction, sont facilement transformables en places forte, (Document 558).

Dans ce contexte, le meilleur moyen d'échapper aux persécutions et aux enlèvements tout en circulant librement est tout simplement le camouflage et la ruse (Document 559). Nous retrouvons là une certaine "tradition" missionnaire de la clandestinité, qui s'était déjà exprimée lors de la guerre des Boxers 285 , et en bien d'autres occasions antérieures.

Notes
272.

Avec l'appui de l'ambassadeur de France, le Père Favier (futur coadjuteur du V.A. de Pékin), obtient la mise en place le 15 mars 1899 d'un acte impérial surnommé le "décret Favier". "Ce décret établissait une équivalence de dignité entre les missionnaires et les fonctionnaires chinois des différents grades : les évêques pouvaient traiter d'égal à égal avec les vice-rois et gouverneurs ; les vicaires généraux et directeurs de districts (doyens) avec les trésoriers, juges provinciaux et intendants ; les autres prêtres européens avec les préfets et sous-préfets. Ainsi, bon nombre d'affaires seraient traitées localement. Seules les plus délicates aboutiraient chez l'ambassadeur de France. Ce que l'on a appelé le "décret Favier" ne fut pas, selon H. Cordier, un facteur insignifiant parmi les causes du soulèvement des Boxers."

Claude Soetens, L'Eglise catholique en Chine au XXème siècle, pages 19 et 20.

273.

Elisabeth Dufourcq, Le sacre des évêques chinois..., Les cadres locaux et les ministères consacrés dans les jeunes églises... , pages 189-190.

274.

Voir sur ce sujet les Missions Catholiques, document n°303.

275.

Hou Hon man (ou Hu Hanmin : 1879-1936) est un des triumvirs (avec Wang Jingwei et Liao Zhongkai) qui dirigent le gouvernement de Canton après la mort de Sun Yat-sen en mars 1925. Il incarne l'aile droite, farouchement opposée à la poursuite du front commun entre le Guomindang et le Parti Communiste Chinois. Il est obligé d'abandonner son poste après l'assassinat du triumvir de gauche Liao Zhongkai en août 1925. Cependant, son prestige en tant qu'ancien secrétaire de Sun en fera pendant longtemps un rival pour Chiang Kai-shek.

276.

Voir première partie, pages 50 à 52.

277.

Voir première partie, page 57 et documents n°74 et 90.

278.

Nous ne reprendrons pas ici le cas de la Révolte de Boxers, que les Missions Catholiques ont abondamment développées et pour laquelle les archives n'apportent rien de plus. (Voir première partie, page 40).

279.

Nous avons tenté d’établir une « géographie » de ces enlèvements, mais rien de significatif ne ressort, même par rapport à un événement majeur comme la « Longue Marche » (1934-1935).

280.

"A peine étions-nous réunis que le général Hsiao Keh, le juge et deux officiers entrèrent pour discuter la rançon des missionnaires récemment capturés. Le prix à payer pour la libération d'un étranger est de 10 000 dollars ; cependant, à cause des deux enfants, le juge fut d'avis de maintenir 500 000 dollars pour les cinq adultes et d'en demander 50 000 pour chaque enfants, mais le général de la sixième armée, Hsiao Keh, insista pour exiger la même rançon pour les enfants que pour les grandes personnes. Le prix de 700 000 dollars fut donc maintenu. "

R. A. Bosshardt-Piaget. Prisonniers des soldats rouges en Chine.

Même s'il s'agit d'un missionnaire protestant, la situation et le problème des rançons, dont les missionnaires catholiques n'indiquent pas les montants, sont les mêmes. Face au danger communiste, Catholiques et Protestants sont confrontés aux mêmes difficultés.

281.

Voir la biographie du Père Waguette.

282.

Ces fortifications ont impressionnées les voyageurs. "Vers le milieu de l'après-midi le train s'arrêta sous les murailles massives de Sian, capital du shensi... la menace communiste dans le sud de la province était prise ici de toute évidence très au sérieux. des fils de fer barbelés entouraient non seulement les points isolés, mais toute l'enceinte des murs de la ville. Les immenses portes étaient solidement gardées, et seulement entrebâillées, de manière à ne livrer passage qu'à une personne à la fois..." Peter Fleming, Courrier de Tartarie , page 53.

283.

Carlo Van Melckebeke, Service social de l'Eglise en Mongolie , page 64.

284.

Ibidem. pages 64 et 65.

285.

Voir par exemple le cas du Père Japiot, dans le mémoire de maîtrise de Marianne Moro : E. Japiot, un missionnaire en Chine. 1879-1902.