VIII. Bilan de l'analyse des archives des O.P.M.

Les Missions Catholiques nous ont donné une image de la Chine très centrée sur la personnalité du missionnaire, pour lui-même. Il est incontestablement le chef, l'organisateur de tout ce qui fait la vie de la communauté, une sorte de chef d'orchestre. Rien ne lui échappe, tout passe par lui. Il est évangélisateur, médecin, instituteur, architecte, linguiste, ...etc.

Parallèlement, Rome et la Propagande n'ont pas la même conception de l'activité du missionnaire. Ce dernier, envoyé par Rome, doit rester sous contrôle. Il n'est qu'un instrument, toute initiative ne peut que venir du Saint-Siège.

Face à ces deux représentations, c'est en fait une troisième réalité de la vie missionnaire que révèlent les photographies des O.P.M., permettant ainsi de mettre en évidence la spécificité des sources iconographiques.

Ce qui avant tout caractérise la vie de ces hommes, c'est l'isolement. Rome est loin, très loin. Pour certaines missions, plusieurs mois sont nécessaires pour qu'une directive du Pape leur parvienne. Exception faite de celui qui vit dans une grande ville 304 , le missionnaire est seul, immergé dans le milieu chinois. Les rencontres avec des confrères sont rares, celles avec des voyageurs européens, exceptionnelles. Dans un contexte où en plus, les Chinois chrétiens sont peu nombreux, le missionnaire ne peut pas être le gardien d'une forteresse européenne, imperméable à toute infiltration indigène. L'isolement d'une part, le contact quotidien avec la culture, avec la vie chinoise d'autre part, ne peuvent que favoriser des formes d'acculturation.

Celles-ci sont principalement sensibles dans les actes les plus simples de la vie quotidienne. (C'est évidemment dans le domaine vestimentaire que cette acculturation est la plus visible. Sur le document n°371, le père jésuite adopte "l'imperméable" chinois, et le document n°387 nous montre un missionnaire vêtu strictement de la même manière que son assistant chinois.) Extérieurs à l'action missionnaire, relevant du quotidien au sens le plus strict du terme, ces actes sont considérés comme étant d'une telle banalité, que les missionnaires ne les ont rapportés ni dans leurs récits, ni dans les lettres qu'ils transmettent régulièrement aux Missions Catholiques. Dans ces textes, pensés, réfléchis, à la fois par rapport aux lecteurs européens et pour les idées à transmettre, les missionnaires révèlent “leur vérité” plus simple, moins complexe que la réalité qui, elle, transparaît insidieusement par la photographie.

D'autres actes sont d'emblée banalisés, comme si l'acculturation n'était pas ressentie, ou jugée sans importance. Ainsi, les traditionnels pétards chinois sont utilisés en toutes circonstances (document 414), ce qui semble ne jamais avoir posé de problème 305 .

Ce constat permet de replacer, sous un autre éclairage, les grands débats qui ont animé le clergé à propos de la Chine, et particulièrement ceux amorcés par le père Lebbe. Nous avons constaté que, malgré l'importance de sa réflexion et de ses idées, il est complètement marginalisé dans les Missions Catholiques 306 .Il est également quasiment absent dans les archives 307 . Les archives mettent ainsi en évidence que, même s’ils ne participent pas au débat, voire même s’ils sont réticents à la sinisation de l’Eglise de Chine, la plupart des missionnaires vivent un quotidien qui les rend moins imperméables à l'adaptation au milieu que ne le laisse penser le débat autour des idées de Vincent Lebbe. Ils ne sont cependant pas disposés pour autant à renoncer à leur rôle directeur dans la mission. La relation avec le clergé chinois, considéré comme n'étant pas encore prêt, reste parternaliste.

L'étude de sources spécifiquement photographiques amène aussi à se poser des questions par rapport à "l'image" traditionnelle du Chinois. Le siège de la légation en 1900 contribue à renforcer des caractères déjà bien établis. Durant cet événement, "la presse dénonce quotidiennement l'incomparable faculté de dissimulation d'une race perfide, dirigée par une impératrice dont on souligne le génie d'intrigue et par des mandarins, tous familiers de Machiavel." 308 Paul Claudel renchérit dans le sens des poncifs, soulignant un autre trait spécifique du "Chinois" : "Après l'amour-propre, le sentiment le plus fort au coeur du Chinois est l'amour du gain... Il est par excellence l'exploiteur à outrance et l'usurier à la petite semaine. Plus qu'ouvrier il est marchand, plus que marchand, il est spéculateur." 309 L'image stéréotypée des Chinois, que l'on retrouve du début du XXème siècle aux années trente est donc bien installée. Le Chinois est fourbe, âpre aux gains, indifférent à la mort, dans un pays aux caractères immuables, ancré dans l'immobilité 310 .

Les photographies que nous avons trouvées dans les archives des O.P.M. pouvaient-elles faire évoluer cette image ? La réponse est au total positive. En fait de marchands sournois, nous voyons surtout des paysans accaparés par de durs labeurs (Documents n°457 à 461). La générosité, même en dehors des communautés chrétiennes, existe (Documents n°453 et 454). Enfin, il n'y a pas que dans les concessions internationales que la Chine s'ouvre à la modernité, comme en témoignent ce sampan "éclairé à l'électricité" (Document n°509), ou cette promotion de femmes médecins (Document n°517). Les images étaient là, mais les Missions Catholiques ne les ont pas utilisées, préférant des photographies très neutres où les Chinois sont quasiment absents, n'offrant donc pas la possibilité de nuancer des textes qui se complaisent souvent dans le stéréotype le plus classique. Comme nous l ’avons vu, les seuls chinois qui apparaissent clairement et en nombre dans les Missions Catholiques sont les déshérités de tous genres qui peuplent les missions. L’aide à ces populations est un des objectifs majeurs de l’apostolat des missionnaires, ce qu’ils ont voulu montrer de manière insistante, comme l’attestent, entre autres, les trois magnifiques bandes (Documents 601, 602 et 603 311 ) que nous avons retrouvées dans les archives des O.P.M.. Cependant, les missionnaires n’ont pas voulu montrer que cet aspect de leur action.

Les objectifs photographiques des missionnaires ont donc bien capté une réalité en rupture avec les stéréotypes de leur temps. Cependant, cette vision nouvelle de la Chine n'a pas su être utilisée à l'époque pour combattre des idées reçues.

Notes
304.

Les missionnaires catholiques sont finalement peu nombreux dans les grandes villes. Le monde urbain a été laissé aux mains des protestants, les catholiques concentrant leurs efforts sur les populations rurales.

305.

Le 30 avril 1879, dans une lettre envoyée à ses parents, le père Japiot fait le récit suivant : "Les offices de Pâques étaient magnifiques. Messe chantée avec diacre et sous-diacre, 18 enfants de choeur, musique chinoise (flûtes, tam-tam, etc.), pétards en grand nombre. Il n'y a pas de belles fêtes en Chine sans pétards. Les Chinois les fabriquent eux-mêmes avec la poudre, en sorte qu'ils ne font aucune dépense. Une première charge de gros pétards se fait au commencement de la messe, une seconde, plus formidable, à l'élévation, une troisième enfin à la sortie de l'église." Citée par Cl. Prudhomme, Stratégie missionnaire du Saint-Siège ..., page 367.

306.

Voir Première partie, page 104.

307.

Il n'y a dans les archives qu'une photographie qui a été envoyée par le Père Lebbe : voir document n°600

308.

Yann-Firmin Herriou, La "Race" chinoise dans l'imaginaire français : L'exemple de la Révolte des Boxers (1900), in L'Autre et Nous : "Scènes et Types". ACHAC, 1995, page 128.

309.

Sous le signe du Dragon, écrits de 1904 à 1909, cité par Yann-Firmin Herriou, ibidem, page 130. La note 14, page 131, précise que Paul Claudel a plus tard rejeté ce texte.

310.

Voir le document n°358. L'album de Tintin, Le Lotus bleu , reprend, en les dénonçant, ces stéréotypes.

311.

Ces trois documents correspondent à ce que les Missions Catholiques publient régulièrement. Leur taille exceptionnelle explique cependant qu’ils n’aient pas été utilisés.