Chapitre 7 - La polyvalence : un concept pluridimensionnel

7.1. Les références théoriques et pratiques

7.1.1. La polyvalence : une terminologie plurielle

La polyvalence constitue une forme d'organisation du travail, basée sur le principe de la non-spécialisation. Elle apparaît ainsi comme une alternative à l'organisation taylorienne du travail encore très prégnante aujourd'hui. Selon le dictionnaire Robert, « l'adjectif « polyvalent » est apparu en France à la fin du XIXe siècle, dans la médecine et la chimie. Le substantif est probablement plus récent. Le terme « valence », en chimie, se réfère aux liaisons possibles d'un atome avec d'autres atomes ; ainsi, les mots multivalence ou polyvalence renvoient à l'idée de liaisons multiples entre les éléments d'une catégorie quelconque ou entre des éléments d'une catégorie avec ceux d'une autre catégorie. Dans le domaine de l'organisation du travail, la notion de polyvalence renvoie aux liaisons établies entre un homme d'une part et des postes de travail ou des fonctions d'autre part. Le contexte historique dans lequel apparaît le vocable met clairement en évidence que le phénomène de « polyvalence » s'oppose à la spécialisation des tâches, prônée par le taylorisme...

Contrairement à la spécialisation des tâches, qui stipule « un homme, une tâche, un poste de travail », le principe de la polyvalence suppose, dans le champ de l'organisation du travail, la possibilité d'affecter alternativement et/ou successivement, un homme à deux tâches différentes, à deux postes de travail différents, à deux fonctions différentes »177

Il est généralement admis que la polyvalence est la qualité de celui qui peut exercer plusieurs activités différentes et qu'elle est une manifestation de l'engagement personnel et professionnel. La littérature abonde toutefois en définitions : les termes plurivalence ou multivalence peuvent être considérés comme synonymes de polyvalence ou bien comme comportant une nuance. La plurivalence serait par exemple, la qualité de celui qui peut exercer une même activité, en produisant des effets différents. Son développement est dans ce cas favorisé par la rotation des tâches ou par l'élargissement du travail et conditionnerait la mobilité inter-postes. A un niveau plus élaboré, la polyvalence conduirait à une mobilité inter-emplois178.

Cette difficulté à définir ce qu'est la polyvalence va induire des représentations très diverses au sein des organisations. Les suffixes « multi », « poly », « pluri » évoquent, certes, la multiplicité, un nombre pluriel, mais par rapport à quoi ?

Théoriquement, la polyvalence est une extension de la monovalence, mais que veut dire monovalence ?

Le substantif « valence » n'étant pas lui-même explicite, dans le contexte étudié, d'autres substantifs sont couramment utilisés pour tenter de définir la polyvalence : (poly)activité, (poly)fonctionnalité, (poly)technicité, (poly)compétence... On retrouve ainsi la même ambiguïté. Qu'est-ce que la monocompétence ? Qu'est-ce qu'une monoactivité ? Le problème réside bien dans la méconnaissance du point de départ ou statut de référence. En effet, on ne peut comprendre la pluralité si l'unicité n'est pas clairement définie.

La gestion des ressources humaines n'est pas une science exacte, et le travail de l'homme ne peut se réduire à l'addition mathématique de « tâches univoques ». Pour comprendre la polyvalence, il est ainsi nécessaire d'explorer les formes qu'elle revêt, comment elle se manifeste dans les situations de travail au quotidien, et comment elle est perçue et vécue par les personnels. Il appartient à chaque organisation de lui donner un sens concret, par rapport à des normes collectives connues. Il apparaît ainsi difficile, voire délicat, de rechercher une définition univoque du terme polyvalence. En revanche, en observer sa traduction opérationnelle concourt à appréhender ses principales caractéristiques.

La polyvalence peut se rencontrer dans trois situations distinctes 179 :

‘« - La polyvalence est requise par la recomposition de tâches qui étaient autrefois éclatées sur plusieurs postes et qui sont maintenant regroupées sur un seul.
- Le travailleur tient deux postes ou deux fonctions alternativement et/ou successivement, mais les deux postes sont bien distincts.
- La polyvalence correspond à une double formation, systématique ou sur le tas, à un double savoir du travailleur, mais celui-ci est affecté à un poste précis. La polyvalence n'est donc pas obligatoirement formellement mobilisée ».’

Ces situations sont celles les plus couramment relatées dans la littérature, pour tenter de définir la polyvalence. Outre les situations d'exercice, on relève l'utilisation fréquente d'adjectifs ou de noms pour la qualifier :

  • la polyvalence horizontale : elle évoque un groupement de tâches de même nature, le plus souvent d'exécution, ne nécessitant pas de réflexion plus globale sur le travail ;

  • la polyvalence verticale : elle rassemble des tâches de natures différentes. Les tâches d'exécution sont ainsi élargies aux tâches de contrôle et d'entretien ;

  • la polyvalence comme exigence du poste ou de la fonction : elle résulte, à l'origine d'initiatives patronales pour réintroduire la flexibilité dans les systèmes de travail. Dans ce cas, elle concourt à dessiner une fonction plus large, inscrite dans une logique de complémentarité de tâches précédemment scindées. Elle peut être permanente ou épisodique. Les impacts varient considérablement selon l'un ou l'autre des deux cas.

  • La « polyvalence intégrée permanente » ne se perçoit que transitoirement. En effet, cette notion de polyvalence n'a de sens que par rapport à la situation antérieure. Elle va ainsi perdre progressivement son statut de polyvalence, en constituant une tâche ou fonction permanente et pourquoi pas, être vécue comme une « monovalence ».

Ce type de polyvalence intrasecteur ou intra équipe, correspond tout à fait à celle observée au sein de l'hôpital de rééducation. Comme nous l'avons vu, les unités de soins étaient auparavant cloisonnées par pathologie. Elles ont ensuite accueilli des patients présentant des pathologies diverses, induisant un élargissement et un enrichissement du travail soignant. Cette exigence de la fonction est actuellement évidente, d'où les regards différents des acteurs de soins sur leur polyvalence (certains se disant polyvalents et d'autres non, en réalisant strictement le même travail). Cet exemple confirme la difficulté de définir ce terme : polyvalence, oui ou non, mais par rapport à quoi ?

Si la référence de départ n'est pas la même pour tout le monde (histoires professionnelles différentes, ancienneté dans la fonction différente, ...) le terme polyvalence ne peut avoir la même représentation, d'où l'importance pour les managers de fédérer les personnels sur le contenu et le sens du travail plutôt que vouloir les convaincre de l'intérêt de « la polyvalence » sans en expliciter sa traduction opérationnelle. L'évolution des systèmes de travail, des technologies, remet régulièrement en cause le sens que revêt la polyvalence, d'où la nécessité de travailler sur l'adéquation des situations de travail à l'atteinte des objectifs individuels et collectifs. Pour ce faire, logique productive, logique de progression individuelle et logique de satisfaction de la clientèle sont à prendre en compte simultanément.

La polyvalence intégrée permanente permet une rotation intrasecteur des postes, et de ce fait, favorise un équilibrage de la charge de travail. Il s'agit dans ce cas d'une mobilisation continue, interne à une équipe de travail, à un groupe, induite le plus souvent par la contrainte de couverture horaire. L'équipe est généralement soudée, sait autogérer les divers changements de roulements et trouve le bon compromis entre exigences du poste et exigences personnelles.

  • La polyvalence épisodique, de mobilité « externe ». Elle s'inscrit toujours comme une exigence du poste ou de la fonction, mais prend une dimension variable selon la compensation recherchée. Cette polyvalence s'opère généralement lors de remplacements ponctuels liés à des absences diverses d'autres salariés (maladies, formation, congés, ...) et ce, hors de la sphère habituelle de travail. Elle présuppose la transférabilité des capacités d'un poste interne à un poste externe, nécessite de s'interroger sur les logiques d'action et, de ce fait, renvoie plus aux capacités d'adaptation personnelles de l'homme.

  • La polyvalence comme capacité de l'homme 180
    « ‘Qu'elle s'exerce dans un poste, sur plusieurs postes ou dans une fonction, la polyvalence est d'abord un attribut du travailleur. Elle recouvre cependant des situations plus larges que la seule prescription dans un poste ou une fonction, même si aujourd'hui, elle est plus systématiquement développée qu'autrefois. En effet, elle est devenue une des exigences centrales de la gestion des personnels, pour résoudre les problèmes de l'absentéisme et donner de la flexibilité au système de travail. La polyvalence des travailleurs peut prendre des formes variables, très souples’ ».181

Cette polyvalence, liée au parcours professionnel du salarié, à sa formation initiale et continue, ne s'inscrit pas dans le poste ou la fonction et peut n'être que rarement sollicitée si le besoin ne s'en fait pas sentir. ‘« Elle joue cependant un très grand rôle dans la fiabilité du système de travail... Une gestion rationnelle des ressources humaines suppose la connaissance par l'entreprise de ces savoirs et savoir-faire, qui participent à la définition des potentialités des travailleurs et de la capacité d'évolution de l'unité de travail. Les personnes disposant de double formation et de multiples expériences, qui se fécondent les unes les autres et qui, à terme, peuvent produire de nouveaux savoirs et créer de nouvelles pratiques sont susceptibles d'entraîner une évolution des métiers et des emplois. Cependant, l'employeur ne s'intéresse qu'à la polyvalence requise directement par le travail ou par les impératifs de la gestion du personnel. Dès lors, les acquis du personnel sont systématiquement laissés dans l'ombre : le principe de la valeur d'usage de la qualification prévaut sur sa valeur d'échange »’ 182

Il est toutefois difficile de gérer la polyvalence potentielle, qui de fait, ne s'objective pas ou peu dans l'exercice régulier. En effet, les formations ne peuvent se consolider en qualification opératoire que dans la pratique concrète. Elles constituent néanmoins un terreau qui pourrait être fertilisé à la moindre occasion.

Polyvalence horizontale, polyvalence verticale, polyvalence comme exigence du poste ou de la fonction, polyvalence comme capacité de l'homme... ces terminologies permettent en fait d'objectiver ses différentes formes.

Pour mettre de l'ordre dans la diversité des pratiques observées, une typologie a été proposée par Jean RUFFIER en 1977 :

  • alternance des tâches

  • permutation ou rotation des postes

  • élargissement des tâches

  • enrichissement des tâches

  • groupe semi-autonome

‘« Cette typologie, élaborée dans le contexte des problématiques sur l'amélioration des conditions de travail, est construite sur le principe implicite d'une échelle progressive de contribution de la polyvalence à la remise en cause du taylorisme. Elle est fondée sur des critères non explicités, parmi lesquels l'étendue de la polyvalence, le degré de complexité de la tâche, l'autonomie des travailleurs par rapport à la maîtrise, le niveau de valorisation du travail dans les différentes formes de polyvalence. Cette classification des formes de polyvalence, qui a rendu d'immenses services pour comparer les observations et les résultats des nombreuses recherches dans ce domaine, reste cependant quelque peu silencieuse sur les contenus de tâches réels et sur les effets dysfonctionnels provoqués par la polyvalence elle-même ».183

Ainsi conçue, la polyvalence est un phénomène ambigu. ‘« D'un certain point de vue, elle est pour les opérateurs un alourdissement de la charge de travail et des responsabilités. D'un autre, elle est un réel moyen d'enrichir les tâches et d'ouvrir des possibilités de carrière »’ 184 Elle suscite donc des résistances quand elle est introduite avec maladresse et notamment lorsqu'il existe ce sentiment d'accroissement de la charge de travail dont les gains ne vont pas à l'opérateur. En revanche, si l'accent est mis sur l'acquisition d'une autonomie dans le travail, d'une nouvelle professionnalisation, alors le personnel verra l'intérêt de la polyvalence.

Notes
177.

DADOY (M) et collectif d'auteurs : " Les analyses du travail, enjeux et formes " Cereq. Collection des études. N° 54. Mars 1990, 240 pages, P. 125

178.

BOCQUILLON (M) : " Perspectives nouvelles dans l'évaluation des emplois : l'apport des approches socio-techniques et socio-économiques ". Thèse pour le doctorat en sciences de gestion à l'université Lumière Lyon 2, supplément, 1986, 400 pages.

179.

DADOY (M) et collectif d'auteurs : " Les analyses du travail, enjeux et formes " Cereq. Collection des études. N° 38. Mars 1990, p. 125 à 135

RUFFIER (J) : " Les nouvelles formes du travail dans l'industrie française ", " L'organisation du travail et ses formes nouvelles ". Paris, Documentation française, collection du Cereq, n°18, p. 123-153

180.

DADOY (M) : les analyses du travail, enjeux et formes ". Op cit., p.128

181.

DADOY (M) : les analyses du travail, enjeux et formes ". Op cit., p.129

182.

DADOY (M) : les analyses du travail, enjeux et formes ". Op cit., p.132

183.

DADOY (M) : les analyses du travail, enjeux et formes ". Op cit., p.131

184.

BERNIER (C) : La polyvalence des emplois, nouvelle tendance de l'organisation du travail ". Bulletin de l'IRAT n°22, Montréal, 1982