7.2.2.2. Un processus de pensée à composantes intellectuelles et mentales

La polyvalence réinterroge d’autant plus la notion stricte de tâche liée à un poste de travail qu’elle mobilise les acteurs sur un ensemble d’activités distinctes et/ou sur différents postes. La compétence apparaît comme un mélange de principes formels et de qualifications tacites, donc informelles. Les problèmes de sécurité sont importants dans les process de travail en général, et encore plus spécifiquement à l’hôpital.

‘« Il est impossible d’établir les procédures de conduite pour tous les incidents et surtout pour les combinaisons d’incidents, à priori en nombre infini. Tout repose alors sur les capacités heuristiques des opérateurs, sur la qualité de leur information et sur leur connaissance des décalages possibles entre l’état réel de l’installation et les informations dont ils disposent »223

De nombreuses situations de travail relèvent d’un processus constant d’interprétation et d’intervention et altèrent l’algorithme théorique évoqué dans le processus technique.

‘« Les procédures heuristiques sont, par essence, non programmables, non codifiables et intuitives. Elles concernent la plus grande partie des conduites humaines et servent à la découverte des faits ».224

Elles servent à appréhender la réalité multiforme du travail et à agir, voire réagir aux aléas, aux dysfonctionnements, aux erreurs. La crainte de l’incident constitue le facteur déclenchant de cette démarche cognitive, source d’adaptabilité aux situations d’incertitude.

Par cette réflexion d’anticipation, l’acteur devient un agent de fiabilité du système en agissant comme régulateur de la situation de travail et en maintenant, en quelque sorte, un point d’équilibre théorique.

La polyvalence peut accroître néanmoins les zones d’incertitude, notamment lorsqu’elle fait l’objet de remplacements externes au service initial. Dans ce cas, il est important de s’interroger sur les capacités de l’opérateur à s’inscrire dans une démarche de résolution de problème, dans un environnement de travail inconnu ou méconnu. Le lieu géographique et l’espace-temps interfèrent sur le raisonnement de l’individu : des procédures heuristiques complexes utilisées dans des situations habituelles ne sont pas forcément modélisables dans des situations occasionnelles. Faire un diagnostic est une chose. En revanche, décider de solutions adéquates en est une autre car cela nécessite une connaissance minimale du milieu d’exercice.

‘« La psychologie multiplie les concepts destinés à saisir les processus grâce auxquels le travailleur maîtrise et prend possession des systèmes techniques. Certains auteurs parlent de processus cognitifs (de MONTMOLLIN225, SPERANDIO226), d’autres de modèle mental (BAINBRIDGE227) ou d’habiletés mentales (SINGLETON, LEPLAT, et PAILHOUS228), d’autres enfin d’images opératives (OCHANINE229), d’images mentales et de schèmes (PIAGET230). Ces concepts destinés à rendre compte de l’activité mentale, de l’intelligence humaine, s’attachent à décrire la nature et les formes de raisonnement qui conduisent à la décision et l’action »231.’

Par exemple, au sein de l’hôpital de rééducation, on a pu constater que les remplacements épisodiques de très courte durée (une à deux journées) étaient créateurs de stress et d’angoisse difficilement gérables et maîtrisables par les acteurs concernés. D’après eux, la technicité en tant que telle ne pose pas réellement problème. En revanche, l’adaptation « spontanée » à de nouveaux patients, une nouvelle organisation, une nouvelle équipe constitue un blocage psychologique fort, du fait de représentations mentales faibles. L’incertitude constitue un échelon difficile à franchir.

Les processus intellectuels et mentaux sont guidés par la représentation que se fait l’agent de son environnement de travail. Plus cet environnement est connu, familier (connaissance des clients et des collaborateurs, des us et coutumes, des rapports tacites entre les uns et les autres...), plus la représentation mentale est forte, plus la confiance s’installe et plus facile est l’adaptabilité à la situation de travail. Inversement, plus cet environnement est méconnu, étranger, plus la représentation mentale est faible, plus l’incertitude grandit et avec elle, le manque de confiance et la perte des repères, aboutissant à une destructuration de l’activité d’anticipation dans le déroulement des actes de travail. Dans ce cas, la dépense cognitive est décuplée pour pallier les incidents éventuels, d’où la sensation d’épuisement mental de la personne concernée. Ce dernier point s’observe dans le cadre de la polyvalence épisodique de mobilité externe. Il n’est, en revanche, pas ou peu prégnant dans le cadre de la polyvalence intégrée permanente, intra secteur. Le contexte organisationnel influence largement la construction de l’image que se feront les travailleurs sur leur environnement de travail.

Notes
223.

DAMIAN (M) : « Les temps nucléaires ». Thèse, Grenoble, 1983

224.

BERNOUX (P), CAVESTRO (W), LAMOTTE (B), TROUSSIER (JF) : « Technologies nouvelles, nouveau travail ». Collection Recherches, Paris, 1987, 136 pages, P. 87

225.

de MONTMOLLIN (M) : « L’intelligence à la tâche ». Eléments d’ergonomie cognitive, Peter Lang, Berne, 1984

de MONTMOLLIN (M) : « Les systèmes hommes-machines ». PUF, Paris, 1967

226.

SPERANDIO (JC) : « L’ergonomie du travail mental ». Masson, Paris, 1983

227.

BAINBRIDGE (L) : « Le contrôleur de processus ». Bulletin de psychologie, 1981, p. 352.

228.

LEPLAT (J) et PAIHLOUS (J) : « L’acquisition des habiletés mentales : la place des techniques ». Le travail humain, 1981, p. 44

LEPLAT (J) : « Erreur humaine, fiabilité humaine dans le travail ». Collection U, A. Colin, Paris, 1985

LEPLAT (J) : « Task analysis and activity analysis in situation of field diagnosis » in J. Rasmussen and B. Rouse, Nato Conference series, Plenum Press, New York, 1981

229.

OCHANINE (D) : « Rôle de l’image opérative dans la saisie du contenu informationnel des signaux ». Questions de psychologie, p. 4, 1969.

230.

PIAGET : « La logique des apprentissages ». PUF, Paris, 1959.

231.

CAVESTRO (W), en collaboration avec BERNOUX (P), LAMOTTE (B), TROUSSIER (JF) : « Technologies nouvelles, nouveau travail ». Op. Cit., P. 87.