Nous avons pu voir que les quatre processus mobilisateurs de la polyvalence ne s’opposent pas. Ils concourent bien, au contraire, au même objectif de par leur synergie. Ils relèvent à la fois du système formel et informel de l’organisation, et sous-tendent diverses compétences241.
Le processus de technicité (à composantes gestuelles) s’inscrit plutôt dans le système formel. Il est centré sur le « quoi faire ? » à partir de « quelle prescription ? ». Il renvoie au travail théorique, décliné notamment en règles opératoires, en conduites types, d’où la notion « d’algorithmisation du travail », et de ce fait, est lié à la structure officielle organisationnelle. Il sous-tend la compétence technique, c’est à dire : pouvoir et savoir définir les tâches et contenus de son domaine d'activité, maîtriser les connaissances et savoir-faire nécessaires à cet effet. (ex. : soins et surveillance du malade dialysé, soins palliatifs....).
Le processus de pensée (à composantes intellectuelles et mentales) est axé sur le « comment faire ? » et repose sur les capacités heuristiques des opérateurs, c’est à dire les capacités à dépasser le stade de la prescription pour adapter le travail à la situation présente, et en appréhender sa réalité multiforme. Observation, questionnement, interprétation, décision et intervention représentent les étapes clés de la démarche heuristique. Une bonne maîtrise du processus de pensée signifie l’élargissement du champ de compétences, par le biais d’une plus grande autonomie dans la prévention des incidents potentiels. On pourrait dire qu’il favorise la compétence méthodologique : être capable de réagir de façon méthodologiquement adéquate aux tâches demandées et aux changements susceptibles d'intervenir... (ex. : accueil du malade en réanimation, évaluation des soins en service d'endocrinologie...).
Le processus de gestion (à composantes organisationnelles) et le processus de cohérence collective (à composantes informationnelles et communicationnelles) portent notamment sur « les moyens à mettre en oeuvre » pour faciliter l’accomplissement du travail, dans son acception la plus large. L’information et son vecteur la communication, sont les moteurs des relations de coopération entre les différents acteurs. Ces relations sont très importantes pour le fonctionnement de l’organisation. Elles influent directement sur le degré d’implication des personnels, sur le climat dans lequel se déroule le travail, sur la représentation sociale collective et donc sur la production. Le processus de gestion promeut la compétence contributionnelle : être capable de contribuer de manière constructive à l'aménagement de son poste de travail et de son environnement professionnel, savoir organiser et décider, et être disposé à assumer des responsabilités (ex. : implication dans l'organisation du travail, l'aménagement du temps de travail...). Quant au processus de cohérence collective, il influe sur la compétence sociale : savoir collaborer avec autrui selon un mode communicatif et coopératif et faire preuve d'un comportement social et de sensibilité inter-personnelle.(ex. : attitude professionnelle dans les réunions d'équipe, avec le malade et sa famille... )
C’est pour ces raisons qu’il nous semble pouvoir dire que les quatre processus en question sont des processus mobilisateurs de la polyvalence. Ils renvoient en quelque sorte, à un ensemble de dispositions à prendre pour rassembler et dynamiser les énergies, toujours existantes dans une équipe de travail, mais souvent latentes. Ils constituent les quatre leviers d’action à prendre en compte pour mettre en oeuvre une polyvalence responsabilisante, source de compétence individuelle et collective d’une part et source d’adaptabilité de l’entreprise aux exigences de la clientèle d’autre part. On assiste à une promotion « du collectif » dans le travail, dans une logique d’accroissement des performances par l’expression et la construction collective.
Il existe en effet une interrelation étroite entre l’apprentissage individuel et l’apprentissage collectif. L’apprentissage requiert un constant échange d’informations avec l’ensemble de l’équipe, une seule personne ne pouvant détenir la totalité des informations. Ces informations peuvent être véhiculées de diverses façons : rédaction de procédures et consignes, réunions de synthèse (chez les infirmières, on parle de « relève »)... C’est la forme visible de la coopération, par ailleurs à la base de la pluricompétence.
Le contenu du travail est à décliner en fonction de ce qu’attend le client : on part du client pour le construire et non du personnel. Les activités sont exécutées conjointement et/ou successivement par les divers membres de l’équipe. Dans cet esprit, la polyvalence inscrit le personnel sur les champs de la complémentarité et de l’entraide. Elle aboutit à une souplesse du collectif, facilitant la mobilité ponctuelle ou durable. Les niveaux de compétence individuelle ne sont pas équivalents sur l’ensemble des activités. Il sont cependant suffisants pour que chacun puisse, au sein de l’équipe, assurer temporairement une activité occasionnelle.
Polyvalence, compétence et qualification collectives ne sont pas antagonistes. « Le terme de qualification renvoie à l’idée de capacité à maîtriser un procès de travail. Il est suggéré ici que cette capacité n’est pas seulement le fait de personnes, mais du collectif en tant que tel dans lequel s’inscrivent les personnes. Il ne s’agit pas ici de la disparition ou de la dilution des qualifications des personnes, mais d’une capacité spécifique du collectif, qui est modifiée, dans un sens ou dans un autre si le collectif est modifié dans sa composition242 ».
Notre vision de la polyvalence et de ses processus mobilisateurs peut être synthétisée comme suit :
D’après les résultats de notre recherche, il nous semble possible d’affirmer que les quatre processus doivent être maîtrisés pour qu’il y ait un exercice de la polyvalence efficace et efficient. Nous avons vu également que le champ d’action de la polyvalence est à circonscrire, en partenariat avec les acteurs concernés.
Les cas de polyvalence observés dans notre recherche ne font pas apparaître la maîtrise attendue des processus, exceptée la polyvalence intraservice comme le montre la figure ci-après.
La polyvalence de mobilité externe de faible durée demeure majoritairement déclenchée par l’urgence d’un poste à remplacer. Les techniques de soins sont connues, mais pas forcément pratiquées au quotidien (processus de technicité semi-maîtrisé). L’adaptabilité du geste à la situation d’urgence n’est pas toujours aisée. La méconnaissance de l’histoire du patient, de son environnement, de l’organisation du service et des circuits d’information limitent la prise de décision éclairée (processus de pensée, de gestion et de cohérence collective non maîtrisés). Dans ce cas de figure, on assiste à une polyvalence déstabilisante
La polyvalence de mobilité externe de longue durée fait plutôt l’objet d’une programmation. Lorsqu’il s’agit des congés annuels, les plannings des personnels intègrent les remplacements externes correspondants. Dans le cas des congés maladie de longue durée, peuvent être envisagés un remplacement d’urgence de courte durée dès l’annonce de l’absence de l’agent, puis un remplacement de longue durée négocié avec un autre professionnel, en fonction de ses compétences et de sa connaissance des activités du service demandeur (processus de technicité maîtrisé, processus de pensée et de gestion semi-maîtrisés). En revanche, les circuits d’information le plus souvent informels, restent difficiles à appréhender et constituent une gêne, qui s’amoindrit cependant au cours du remplacement (processus de cohérence collective non maîtrisé). Cette polyvalence est semi-contrôlée.
La polyvalence intégrée permanente (intraservice) est portée par la microculture du service. Il existe un fort esprit de solidarité entre tous les membres de l’équipe. Les charges de travail sont réparties, le soutien est assuré...(processus de technicité, de pensée, de gestion, de cohérence collective maîtrisés). On peut dire que cette polyvalence est maîtrisée.
Afin d’éviter ces difficultés de maîtrise, il est important de cerner le champ d’intervention professionnel interne et externe au service d’appartenance et, par ailleurs, d’agir sur les processus mobilisateurs, inhérents à une bonne mise en oeuvre de la polyvalence.
Agir sur les processus mobilisateurs ne peut se faire sans la prise en compte de deux types d’éléments :
Les premiers sont propres à l’individu : l’histoire personnelle et l’expérience professionnelle de l’agent constituent un « matériau » à exploiter, au sens positif du terme. Sa formation initiale, sa participation à des stages de formation professionnelle continue, les compétences développées successivement sont à considérer comme un capital de ressources à maintenir et/ou faire évoluer.
Les seconds incombent au cadre : être cadre à l’hôpital, impose « l’abandon » du premier métier (infirmier, manipulateur en radiologie...) pour devenir manager à part entière. Cette transition s’avère encore difficile aujourd’hui, car auparavant le rôle attendu consistait à être reconnu comme « superprofessionnel de terrain ». La polyvalence implique une gestion managériale des compétences afin de déterminer notamment l’étendue du champ d’intervention le plus propice au maintien de la qualité des soins et du professionnalisme des soignants de même qu’au respect des intérêts publics. Si la gestion des soins demeure un axe de travail important pour le cadre, il n’en demeure pas moins qu’il doit accroître l’axe relatif à la gestion des hommes. Pour ce faire, il aura à promouvoir les compétences techniques, méthodologiques, contributionnelles et sociales de ses personnels. En effet, comme nous l’avons vu, ces compétences sont sources de polyvalence effective de par la maîtrise des quatre processus pré-cités mais aussi de polyvalence potentielle, de par les ressources qu’elles constituent. Le schéma suivant donne une lecture synthétique des différents points évoqués.
En conclusion, la polyvalence nous semble être une pluricompétence circonscrite, l’analyse des contenus de travail en constituant la base de réflexion. La mettre en oeuvre nécessite de prendre en compte quatre processus mobilisateurs comme leviers d’action et de management des compétences dans un objectif de gestion des ressources humaines à court, moyen et long terme.
La polyvalence est un choix managérial. Sa réussite passe tant par le degré d’implication des cadres que par leurs compétences à manager une équipe, dans une logique transversale institutionnelle. Nous avons pu constater que les compétences managériales des cadres étaient souvent insuffisantes. La logique de service prévaut encore sur la logique d’établissement. Accroître le champ d’action avec une vision inter-services, nécessite qu’ils se munissent d’outils stratégiques de pilotage, afin de pouvoir objectiver les pratiques. Ces recommandations nous paraissent d’actualité, au sein de la gestion des ressources humaines, dans son ensemble.
BUNK (G) : « Transmission de la compétence dans la formation professionnelle en Allemagne » CEDEFOP, 1994, p 8 à 14
TROUSSIER (JF) : « La dimension collective du travail » et al in « Les analyses du travail, enjeux et formes ». op. cit. p. 119