INTRODUCTION

Au départ, il ne s'agissait que d'étudier l'impact de l'ouverture du canal de Suez sur les relations commerciales entre Lyon et la Chine, en suivant les évolutions de celles-ci jusque 1914-1918 par l'intermédiaire de leurs principaux animateurs, les négociants et les marchands en soie. Très rapidement, un constat s'est cependant imposé: le culte du secret dans les milieux négociants lyonnais, le manque d'études de ce type, la rareté des sources, et donc des travaux, sur le sujet allaient rendre les recherches d'autant plus longues et difficiles que l'extrême sensibilité du négoce international de la soie aux événements impose de suivre simultanément de nombreux paramètres.

C'est le recours aux archives consulaires françaises récemment rapatriées de Chine à Nantes et à celles de la Chambre de Commerce de Lyon, elles aussi fraîchement mises à la disposition des chercheurs, qui permit de passer outre les premiers doutes. Basant notre réflexion sur ces archives, utilement complétées par des travaux universitaires comme ceux de Laferrère et Cayez, nous nous sommes finalement attachés à tenter de reconstituer l'histoire contemporaine des relations entre Lyon et la Chine de 1815 à 1927, c'est-à-dire du temps des retrouvailles avec l'outre-mer à la fin de l'hégémonie lyonnaise symbolisée par l'ouverture du marché de la soie de New York.

En l'absence d'explications suffisamment satisfaisantes, il semblait en effet nécessaire de préciser à la fois les raisons profondes qui avaient poussé à l'établissement de telles relations et celles qui avaient provoqué leur extinction. Dans quelles circonstances, avec quels moyens, éventuellement avec quels partenaires, les Lyonnais avaient-ils été amenés à tisser de tels liens ? Pourquoi la filière ainsi constituée s'était-elle effondrée ? A elles seules, la crise de la pébrine du milieu du XIX° siècle et la Première Guerre mondiale étaient-elles entièrement responsables, respectivement de la naissance, puis de la mort, de ces relations, ou bien un tel schéma n'était-il pas au contraire un peu simpliste ?

Dans un premier chapitre qui décrit la naissance des relations sino-lyonnaises entre 1815 et 1848, nous nous sommes donc attachés à définir ce que sont, plus particulièrement dans le milieu de la soie, une filière, une fabrique, un marchand, un négociant, un marché d'approvisionnement et ce qu'il est permis d'appeler "l'environnement" d'une filière commerciale. Dans la seconde période, qui s'étend de 1848 à 1860, malgré les réticences de part et d'autre, ainsi que les multiples difficultés, tant en Europe qu'en Chine, on voit ces relations s'affirmer et se développer. L'élan de la filière lyonnaise paraît alors irrésistible mais, dès la décennie suivante, les crises qu'affronte sa Fabrique la fragilise et hypothèquent son développement. Si le Second Empire dote Lyon des outils et des moyens logistiques nécessaires pour asseoir sa domination sur le monde de la soie et des soieries, il lui lègue également un cadre diplomatique et une politique extérieure inadaptés.

Comme en 1815, l'écroulement du régime impérial rend la Fabrique lyonnaise orpheline et, en une série de crises répétées, précipite celle-ci dans l'ère de la production industrielle. La transition ne se fait pas sans mal, mais l'expérience, le dynamisme et l'esprit de décision des dirigeants lyonnais permettent une adaptation très rapide tandis que sur le marché des approvisionnements, les grèges chinoises s'imposent. Dans les années 1870, grâce au canal de Suez et à leurs efforts, les Lyonnais sont parvenus à supplanter l'encombrant partenaire qu'était l'Angleterre et à s'imposer dans une Chine qui commence à s'ouvrir timidement, mais réellement, à l'influence occidentale. A ce moment-là, malgré les problèmes inouïs que pose le commerce d'exportation de la soie dans ce dernier pays, la création d'une véritable filière sino-lyonnaise n'est pas une chimère. Tout bascule avec la crise des années 1880. Par une succession de réactions en chaîne, le krach financier de 1882 provoque une véritable redistribution des rôles entre Lyon, qui perd une partie de son prestige au passage, et ses concurrents.

Dans ces conditions, le contexte impérialiste représente alors une chance de se rattraper et en 1895 une mission d'exploration commerciale est envoyée en Chine. Malgré les apparences, Lyon est néanmoins déjà belle et bien sur la défensive. Les lézardes entre les différents corps de métiers qui composent la filière qu'elle commande se creusent, les querelles entre libre-échangistes et protectionnistes éclatent au grand jour. L'unité entre les décideurs est rompue et, en désespoir de cause, Lyon choisit l'option colonialiste par la voie indochinoise. Hélas, outre-mer, la France n'a pas les moyens de ses ambitions. Elle se contente de réactiver les anciennes initiatives prises vingt ans auparavant sans en modifier une ligne. Partenaires logistiques et financiers se détournent d'une filière qui représente par trop des investissements risqués et qui n'agit que dans ses seuls intérêts. En définitive, à l'image d'un Japon dynamique et conquérant, la Première Guerre mondiale ne fait que précipiter les événements. A la faveur des années 1920 qui remettent la soie pure à l'honneur, Lyon fait une dernière tentative en direction de la Chine mais il est trop tard: la soie extrême-orientale prend désormais la voie de l'Amérique.

Mais revenons au début du XIX° siècle…