S'il est vrai qu'entre 1787 et 1794, le nombre des métiers lyonnais chute de 18.000 à 2.500, que des fabricants comme Lassalle soient complètement ruinés et que nombre de commissionnaires, banquiers et négociants émigrent comme Saint-Olive ou Pernon, il est exagéré cependant d'affirmer, comme le font respectivement P. Cayez et L. Gueneau, que la Révolution provoque tout à la fois un "écrasant déclin manifeste" 1 et le brutal passage "de l’étoffe aristocratique à l’étoffe bourgeoise", engendrant du même coup les centres producteurs concurrents de Milan, Crefeld ou Zurich. Les tendances de l’évolution du secteur textile existaient bien avant les événements révolutionnaires et il est certainement beaucoup plus probable que les centres concurrents trouvent leurs origines dans la révocation inopportune de l’Edit de Nantes. Certes, Lyon paye un lourd tribut à son attachement à la liberté mais, dès 1795, comme Camille Pernon, qui sera par ailleurs surnommé le "restaurateur de la Fabrique lyonnaise", les fabricants reviennent rapidement. Aucun coup fatal n'a été porté au secteur bancaire ou au monde de l’entreprise 2 et N. Rondot lui-même admet que "l’histoire de la fabrication n’a été marquée à aucune autre époque par autant d’inventions (...)" 3 , comme le métier Jacquard par exemple. Pareillement, la période du Ier Empire, pas plus que celle de la Révolution, n'a été véritablement catastrophique pour la capitale rhôdanienne. Si la partie amont, celle chargée des approvisionnements, s'est vue obligée de différer une extension vers l'extérieur qu'elle avait amorcée au XVIII° siècle, la partie aval, quant à elle, a continué de bénéficier des largesses du pouvoir. Même si pendant cette période, la Fabrique subit le contrecoup d'une politique extérieure belliqueuse, la conquête du très prometteur débouché nord-américain et les commandes officielles compensent largement les pertes enregistrées sur les différents marchés européens. Avec trois cents fabricants, parmi lesquels Pernon et Dutillieu, et 13.000 métiers, le niveau de1789 est retrouvé en 1811 4 . La Chambre de Commerce est réactivée, un entrepôt pour les marchandises coloniales, qui permet notamment de contourner le Blocus par Venise, le Conseil des Prud'hommes, la Condition, des écoles de dessin et de fabrication des tissus sont créés.
De plus, en 1815, tant sur le plan politique qu'économique, toutes les conditions sont alors réunies pour favoriser le développement industriel et commercial des manufactures européennes. Après les conflits de l'époque napoléonienne, les traités de Vienne et la Sainte Alliance instaurent une longue période de récupération et de calme que viennent à peine troubler les guerres d'indépendance grecques et belges, les soulèvements carbonari en Italie ou la Question d'Orient. Des monarchies fortes et solidaires assurant le calme social, éventuellement par la répression, les capitalistes européens ont les coudées franches. De 1820 jusqu'à 1870, impulsée par un capitalisme marchand encore dominateur, une longue période assure alors la transition de l'Ancien Régime économique vers le capitalisme industriel. Entre 1830 et 1880, le volume des échanges internationaux double, s'accroissant de 4,6 % par an en moyenne. La France ne fait pas exception. Le 25 juillet 1840, le roi Louis-Philippe signe avec la Hollande un traité comprenant une clause de "nation la plus favorisée" 5 et deux ans plus tard les lois qui donnent naissance au réseau de chemin de fer de l’hexagone sont votées. De 1820 à 1848 d'une part, et de 1830 à 1848 d'autre part, la valeur de sa production industrielle et le volume du commerce extérieur français doublent tous les deux. La croissance démographique, le phénomène de démocratisation du vêtement et la vulgarisation du phénomène de mode 6 dopent tout le secteur textile. La Fabrique lyonnaise connaît un développement formidable. En plus de la demande, traditionnelle pour elle, de la noblesse et du haut clergé, celle-ci doit en effet répondre à une autre demande qui ne cesse de croître en proportion du développement urbain que connaissent alors les nations engagées dans le processus d'industrialisation, celle de la bourgeoisie.
Cependant, en exigeant des étoffes à l'image de son état d'esprit, c'est-à-dire austères, lourdes et noires, cette nouvelle classe sociale oblige du même coup les fabricants de soieries à pratiquer des prix élevés puisqu'en effet ceux-ci vendent leur production au poids. En une période où les problèmes techniques posés par l’utilisation des déchets imposent de continuer à utiliser de la coûteuse soie pure, pour ne pas perdre cette clientèle, les fabricants vont alors avoir recours à la "charge" des tissus. Astucieusement, ils utilisent les propriétés d’absorption de la soie 7 et des produits de teinture nouveaux pour alourdir artificiellement leurs étoffes. C’est ainsi qu’en 1818, le teinturier A.F Michel remplace la noix de Galle par de l’extrait de châtaignier, faisant d’une pierre deux coups puisque le procédé est moins coûteux et le noir obtenu plus beau. La contrainte de départ se transforme même en merveilleuse opportunité pour s'enrichir puisque si la teinture en couleur ne permet que de doubler le poids des étoffes, celle en noire permet, elle, de la quadrupler. Le développement du secteur de la teinture offre de magnifiques opportunités. C'est ainsi qu'en 1820, le teinturier Pont met au point le procédé de l'assouplissement des soies 8 et c'est durant cette période que François Gillet qui a commencé sa carrière en qualité d'apprenti en 1830, monte quatre ans plus tard son premier atelier avant de s'associer avec le fabricant C.J Bonnet. Néanmoins, les fabricants se doutent qu'un tel état de grâce ne sera pas éternel et dès 1817, ils effectuent les premiers essais de mélange avec du coton. Deux ans plus tard, à l’exposition nationale, ils présentent les premiers choix de filés de bourre et en 1824 la filature mécanique des déchets de soie fait ses premiers pas 9 . La Fabrique qui regroupe tous les opérateurs de la "soie manufacturée", c'est-à-dire principalement les filateurs, les mouliniers, les tisseurs et les apprêteurs parmi lesquels les teinturiers, s'anime comme une gigantesque ruche. Sa puissance est colossale et, malgré quelques crises violentes, celle-ci connaît un véritable "boom". De 14.500 métiers en 1815, son armement passe à 20.000 dès 1819 puis 30.000 en 1825, 40.000 en 1833, 50.000 en 1848 pour finalement atteindre 60.000 en 1854. Sa production passe de 100 MFF en 1825 à 253,4 MFF en 1840. En 1853, on estime que sa consommation de soie atteint 2,5 millions de kilo. Des périodes révolutionnaires puis napoléoniennes, Lyon n’a rien perdu de sa créativité et en 1818, si 30 dessins seulement sont déposés au Conseil des Prudhommes, on en compte 733 dès 1824 10 . De nouveaux produits sont mis sur le marché comme le crêpe de Chine, le châle indien, le foulard en 1826, et, deux ans plus tard, le tulle façonné. P. Cayez estime que le taux de croissance annuel moyen atteint alors + 4% entre 1815 et jusque 1880. Selon lui, pendant la première moitié du siècle le nombre des entrepreneurs double tandis que la production quadruple 11 .
La Fabrique bénéficie en plus de la proximité des mines de la Loire. Le minerai de charbon est bon marché, ce qui autorise une mécanisation à la vapeur à moindre coût. Les entreprises sidérurgiques ou dans le secteur du gaz prospèrent. Les infrastructures sont aménagées. La remontée du Rhône devient plus aisée, le trafic augmente de 122% entre 1828 et 1853 et trois gares d’eau sont créées dans la périphérie lyonnaise entre 1826 et 1829. Entre 1826 et 1832 la liaison ferroviaire Lyon-St Etienne est réalisée. Les progrès de la mécanisation entraînent ceux de la formation des personnels et entre 1816 et 1820 le département du Rhône est l’un des plus alphabétisés de France avec 69% par rapport à une moyenne nationale de 54,3%. L’école technique de la Martinière est créée en 1826 12 . Lyon enfle et déborde. Si une partie des 35000 canuts 13 que compte alors Lyon intra-muros est chassée par l’augmentation des droits d’octroi sur le vin et la viande en 1823, se voyant par là même contrainte de rejoindre les faubourgs de Vaise, Croix Rousse et La Guillotière, ces quartiers sont eux-mêmes absorbés par la croissance de la ville dès 1852. Après l’échec des révoltes de 1831 à 1834, si le tissage urbain est entré dans une phase de prolétarisation 14 , c’est par contre pour une bourgeoisie entreprenante et industrieuse le temps du triomphe. Citons à nouveau P. Cayez: "La répartition sociale est révélatrice: les 350 actionnaires de 13 sociétés anonymes créées entre 1830 et 1855 comprennent 42,28 % de marchands et négociants, 30,85 % de propriétaires-rentiers, 14,85 % de professions libérales, 6,28 % de rentiers, 3,42 % de fonctionnaires et 2,28 % d’industriels. D’ailleurs, bien des rentiers sont d’anciens négociants et les banquiers restaient souvent des marchands-banquiers". Comme le confirme cette citation, la base de la puissance lyonnaise réside en réalité à la campagne. Grâce aux annexions révolutionnaires et napoléoniennes, Lyon est en effet devenue le centre, le cœur, d'une vaste région séricicole qui s'étend de Rome à l'Hérault et de l'Isère aux Bouches-du-Rhône. Dans son Histoire de Lyon 15 , P .Cayez estime qu'entre 1827 et 1853, le nombre des marchands passe de 61 à 110. Fruit de plusieurs siècles d'attention et d'encouragements, la "soie agricole", qui regroupe toutes les activités rurales, de la récolte des feuilles de mûrier à la production de cocons dans les éducations en passant par le grainage, est devenue la pièce maîtresse qui, régulièrement, alimente la Fabrique en matière première de grande qualité. Parfaitement conscients de cet état de chose, les Lyonnais et les Provençaux veillent jalousement sur les mûraies et les magnaneries qui couvrent alors tout le Sud-Est de la France.
"Les chercheurs de toutes sortes se mobilisent pour la soie et le ver à soie. Les sociétés d’agriculture, les groupements de négociants, les Conseils généraux, publient des recommandations pour l’élevage dans les meilleures conditions afin d’avoir les plus beaux vers à soie (...) En 1823, le teinturier Brunel trouve la recette pour teindre la soie avec la garance, aussitôt la culture de la garance va se développer et devenir une autre richesse du Comtat Venaissin (...) la soie d’Avignon, de Nîmes, de Lyon part pour l’Allemagne, les Pays-Bas l’Amérique, etc... " 16 . En 1814, dans le Vaucluse, on compte un peu plus d’un million de mûriers, 1,8 millions quatorze ans plus tard et 2,5 millions en 1853. Assurés de trouver des acheteurs, les paysans du Sud-Est de la France plantent des quantités de ces arbres dont les feuilles composent le menu de vers voraces: "la plaine de Lapalud est une forêt de mûriers (...) le maire [de Lapalud] affirme que les productions de cocons et de vin représentent les trois-quarts du revenu communal" 17 . Un véritable culte de la soie gagne les populations. Frédéric Mistral lui-même consacre une partie de Mirèio au travail des gens de ce secteur". Le chant II de cet ouvrage nous montre la cueillette des feuilles de mûriers, "(...) tableau bucolique des plus plaisants (...) qui ressemble plus aux pastorales du XVI° siècle qu'à la dure réalité de la cueillette de la feuille. Ce qui n'empêche pas (...) que le Maître nous donne une jolie leçon de choses et...la façon de courtiser une jeune demoiselle! Au chant III il prévient les jeunes filles de se méfier des galants quand elles cueillent les feuilles dans les mûriers. Au chant IV il dit que le dépouillage des cocons est généralement un moment dont les femmes profitent pour conter des légendes et chanter de vieilles chansons" 18 . Entre 1801-07 et 1846-52, la production française de soie bondit de 354000 à 2109000 kilo, soit une progression de + 495% en un demi-siècle 19 . De l’Isère aux Pyrénées orientales et à la Corse en passant par le Gard, les Hautes-Alpes, l’Ardèche ou le Tarn, c’est bel et bien un quart du territoire français qui travaille alors de prêt ou de loin dans le secteur de la soie. Les soyeux lyonnais eux-mêmes en profitent pour renforcer leur concentration verticale et consolider leur emprise sur le secteur agricole français de la Fabrique. Toujours soucieux de se prémunir de toute rupture d’approvisionnement inopinée, ceux-ci investissent dans la sériciculture nationale. Arlès-Dufour fait travailler un moulinage à Clérieux dans la Drôme et une filature à Beaucaire, dans le Gard. Des établissements complets sont montés en Ardèche par Testenoire et H. Palluat. Armandy & Cie installe des "filiales" dans la Drôme, à Taulignan et à Grignan tandis que C.J Bonnet, quant à lui, fonde une filature et un moulinage dans l’Ain, à Jujurieux en 1835, tout en s’engageant dans la sériciculture locale 20 . Véritable ensemble intégré, "soie agricole "et "soie manufacturée" se complètent alors pour constituer ce que l'on appelle une "filière", la filière de la soie.
Histoire de Lyon, Horwarth, 480 p., p.245.
Pendant la Révolution, les banques continuent de travailler et financent les guerres. Hottinguer rouvre en 1799 et en 1796 est créée la Caisse des Comptes courants pour les opérations d'escompte (Dictionnaire d'histoire économique de 1800 à nos jours, Hatier, 1987 (3eme ed.), 627 p, p.33). H. Bonin pour sa part estime que l'économie française redécolle dès 1795-1800: "la Révolution française n'a pas étouffé la Révolution industrielle naissante car l'esprit d'entreprise ressurgit à l'affut des opportunités de profit, déjà reconverti aux nouvelles données de l'économie: les marchés de la guerre et des bourgeoisies aisées avivent le désir de profit et le goût d'entreprendre" (H. Bonin, "La Révolution française a-t'elle brisé l'esprit d'entreprise?" in l'Information historique, vol.47, 1985, pp.193-204).
N. Rondot, L'industrie de la soie en France, Lyon, impr. Mougin-Rusand, 1894, 147 p, p.56.
Quatre ans plus tard, on en compte 14.500.
Pariset, Histoire de la Fabrique lyonnaise, Lyon, 1901, 430 p., p.374
"Vulgarisation" par rapport à Pierre Léon qui, pour la même période, parle de "création de la mode" ("la création de la mode a été un événement d'une signification économique auquel il conviendrait de porter une attention aussi grande que l'invention de la machine à vapeur (…)"; Histoire économique et sociale du monde, A. Colin, Coll. U, 1978, 623 p, p.130) car ce phénomène a toujours existé; celui-ci n'est pas "créé" dans le premier tiers du XIX° siècle.
Le taux d'hygrométrie de la soie est exceptionnel, il atteint 30 %. C'est-à-dire que la soie peut absorber 30 % de son poids en eau sans que son aspect en soit modifié le moins du monde.
Cette technique consiste tout simplement à procéder à une opération incomplète de décreusage (opération par laquelle on débarrasse la soie de son grès). La soie dite "cuite" après ce traitement a perdu en moyenne 25% de son poids, ce qui permet à la soie, alors qualifiée de "souple", de ne perdre finalement que 15% de son poids, la différence ainsi réalisée (soit environ 10% par rapport à l'opération courante de décreusage) représentant un bénéfice supplémentaire lors de la vente. On peut ensuite "charger" encore le produit en y rajoutant de la noix de Galle, du tannin ou "certains minéraux". Pariset, p.381
Pour tous ces faits, voir Pariset, pp.153 et 170 et L. Gueneau, p.237.
Pariset, Histoire de la Fabrique lyonnaise, Lyon, 1901, 430 p., p.302.
p.248.
Pour tout ce paragraphe, P. Cayez, l'Industrialisation lyonnaise au XIX°, Tome II: du grand commerce à la grande industrie, thèse 1977, 718 p, Crises et croissance de l'industrie lyonnaise 1850-1900, CNRS, 1980, 357 p. et, sous sa direction, Histoire de Lyon, Tome II, Horwarth, 480 P.
Laferrère Lyon, ville industrielle, essai d'une géographie urbaine des techniques et des entreprises,PUF, 1960, 541 p, p.129, chiffre pour l'année 1856.
Laferrère, p.123.
p.249
J.M Courbet, R. Chaix, C. Claveau (association Parlarem), "La sedo e li Magnaud (la soie et les vers à soie)", Caièr doucumentari n°5, 1992, 53 p.
idem
Passage extrait de J.M Courbet, pages 46-48. On pourrait encore citer bien d'autres passages tellement ce qu'a pu représenter la soie pour tout le Sud-Est de la France a pu évoquer de chansons et de témoignages divers.
CCIL / CRT 1900; "tableau de la production de soie en France de 1760 à 1899"
M. Laferrère , p.140.