Tout en étant ethno-centrées, la Fabrique et la filière lyonnaises de la soie n'ont cependant pas pour unique vocation de satisfaire un marché intérieur étriqué et au pouvoir d'achat restreint. En réalité, la production lyonnaise part majoritairement à l'exportation.De 1815 à 1825, 80 MFF de soieries sont exportées par an en moyenne. De 1825 à 1835, puis de 1835 à 1845, ce sont respectivement 112 et 139 M FF d'étoffes qui partent ainsi vers l'Amérique ou l'Europe. En 1836, 84% du chiffre d’affaires de la Fabrique est réalisé à l’exportation. Preuve de la place prépondérante de celle-ci dans les exportations françaises, en 1827-1836, sur les quatre postes du commerce extérieur assurant à eux seuls 51,8% des ventes nationales il y a les tissus de laine et de coton, le vin et surtout les soieries. En 1850, date à laquelle on estime que Lyon exporte 78% de sa production, sur 25 postes recensés, six dégagent plus de 100 M FF à l’exportation dont trois plus de 200 millions. Il s’agit à nouveau des secteurs des vins, des tissus de laine et ceux de soie, celui-ci étant par ailleurs le seul à franchir la barre des 400 M FF 60 . Grâce aux devises que ces ventes rapportent, la Fabrique est belle et bien devenue indispensable à l’équilibre de la balance commerciale française, et Lyon quant à elle, "s’est dotée d’une petite cité financière". Situés dans la presqu'île, entre la place Bellecour et l'Opéra, les vingt huit établissements bancaires qui la composent, dont quinze dans la rue de la République 61 , ont un capital constitué de ressources familiales qui se confond avec une fortune personnelle, elle même acquise dans le commerce mondial des marchandises, notamment celui de la soie. Etroitement liés aux activités de négoce, ceux-ci se livrent principalement à l’escompte des effets de commerce au niveau international et polyvalents, ils créent même des compagnies d’assurance liées à cette fonction. Néanmoins, la machine lyonnaise présente tout de même deux talons d'Achille.
Le premier tient dans l'éventail extrêmement réduit de ses débouchés. En 1821, à eux seuls, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne absorbent 21 % des exportations de soieries, 33 % en 1849 et 60 % dix ans plus tard. De ce fait, le développement de Lyon et l'équilibre de la balance commerciale française sont étroitement dépendants de la prospérité de ces deux pays. Voilà qui peut se révéler dangereux si ceux-ci viennent à connaître une défaillance. En 1825 justement, c’est chose faite. Une crise financière britannique traverse l’Atlantique et affecte les marchés américains, paralysant le commerce des soieries. A ce moment, "la méfiance devient générale. Les commissions sont suspendues" 62 . Le coup est particulièrement rude pour les canuts dont 8.000 métiers cessent de battre en 1826 63 . Quatre ans plus tard, une autre crise prolonge l’onde de choc créée et le régime ultra de Charles X chute. Le malaise est profond. Dans la région d’Avignon par exemple, où pourtant, on se souvient qu’Eugène Poncet et Balthazar Sixte avaient bâti leur fortune, N. Constantin remarque qu’en 1832-1833, les salaires connaissent des baisses sensibles. Selon elle, cette période correspond à l’apogée de la Fabrique avignonnaise car dès 1835, celle-ci amorce un recul définitif. A Lyon, la moitié des métiers n’ont plus de travail et les canuts se révoltent violemment en 1831 puis en 1834. Mais, parce que la production lyonnaise est vitale pour l'économie du pays, ces soulèvements sont immédiatement et sévèrement réprimés 64 . Un demi-siècle plus tard, un fabricant, Léon Permezel, écrit à propos de cette période: "Le temps des brocarts d’or et de soie était passé (...) Dès cette époque, la fabrication des tissus de soie cesse d’être un art et va devenir une industrie" 65 . Le contexte économique reste morose et en 1836, une vague de spéculation sur le coton et les valeurs industrielles provoque la fermeture du marché de New York. A nouveau 10.000 métiers cessent de battre, ce qui fait reconnaître à la Chambre de Commerce lyonnaise dans une lettre au Ministre: "les crises des Etats-Unis nous sont plus néfastes que celles de France" 66 . C’est ainsi, par exemple, qu'au niveau national, le plan d’équipement en chemins de fer prévu pour 1837-1838 doit être interrompu à cause de l’énormité des sommes nécessaires à sa réalisation. Ces crises à répétition mettent en évidence la seconde faiblesse de la Fabrique lyonnaise, celle qui concerne les banques. Le principal défaut de ces dernières, en effet, c'est qu'elles sont très vulnérables aux récessions du fait de la faiblesse de leurs fonds propres et que, de ce fait, elles sont particulièrement exposées aux faillites. Elles manquent d’envergure et le délicat équilibre de leurs trésoreries, entre les dettes des fournisseurs et les créances des entreprises clientes, les fait recourir à l’escompte des traites qu’elles possèdent. Ce système limite leurs capacités de prêts à des entreprises qui, en période de crise, du fait du manque de retour sur investissement, doivent supporter le poids croissant des stocks et du financement des salaires.
Ces événements rappellent brusquement que s'il était le premier du monde au XVIII° siècle, c'est sur des bases "étroitement européennes" qu'a redémarré le commerce français en 1816 et que c'est en s'appuyant sur les secteurs traditionnels que sont les secteurs agricole et textile, que l'économie nationale doit chercher à se procurer à la fois les devises et les machines indispensables à sa modernisation 67 . En fait, c'est dans le domaine du commerce extérieur que la France paie le plus durement les périodes de repli sur soi que furent la Révolution suivie du Ier Empire. A propos des marchés d’Amérique Latine, par exemple, tout en rappelant que l’intervention militaire en Espagne en 1823 et le refus de reconnaître les nouveaux Etats ont entraîné l’attribution de lourdes surtaxes sur les produits français, Lévy-Leboyer écrit: "l’éviction des Français de ces contrées tient à des maladresses politiques mais plus encore à des erreurs de conception et de méthode". Ce même auteur constate que pendant qu’Anglais et Allemands établissent des comptoirs s’appuyant sur le crédit des maisons-mères, "le commerce français reste trop souvent entre les mains d’impitoyables faiseurs d’argent à tout prix, d’infidèles consignataires indifférents à l’intérêt de leurs commettants". Face à leurs grands rivaux britanniques, les Français ne soutiennent alors vraiment pas la comparaison. Qu'on en juge: tandis que les commissions des premiers sont de 16,5%, celles des seconds atteignent 20%. Prouvant qu’ils appréhendent mal les relations commerciales avec l’étranger, les Français font de grossières erreurs de raisonnement. Citons une dernière fois Lévy-Leboyer: "la suprématie commerciale (...) n’est plus seulement affaire de qualité ou de mode, le luxe est de moins en moins exportable (...) quel que soit le textile considéré, la clientèle internationale préfère le bon marché au solide et au raffiné (...). Tandis que les Anglais pensent que la baisse du prix des cotonnades va entraîner l’ouverture de nouvelles classes d’acheteurs, les Français pensent "qu’il faut mettre un terme aux tracasseries des Administrations françaises ou étrangères" 68 . Dans ces conditions, on n’est plus étonné que "la frayeur de la concurrence des fabriques étrangères soit [était] devenue le fait saillant dans l’histoire de la Fabrique de 1814 à 1830" 69 , P. Cayez, estimant pour sa part que si "l'exportation lyonnaise s'était [s'est] détournée du continent [européen] c'est parce qu'elle s'y heurtait à la concurrence de nouveaux producteurs" 70 . En réalité, c’est plus la découverte de cette nouveauté dans un contexte particulièrement tendu que sa réelle ampleur qui fait frémir d’effroi les acteurs français de l’industrie de la soie. La plus ancienne des concurrentes, la Suisse, ne rassemble en effet que 25.290 métiers et à Spitalfields, en Angleterre, il faut attendre le milieu du siècle pour que le nombre des ouvriers en soie atteigne 130.000. En Russie, on ne compte que 34.000 métiers pour une production de 30M FF tandis qu'aux Etats-Unis enfin, l’industrie de la soie n’en est qu’à ses débuts avec la création de la maison Cheney Brothers en 1836.
Cela suffit en tous cas pour que le problème de l'adaptation des modes de production se pose déjà. Parce que les soieries unies, qui composent de plus en plus l’essentiel de la production lyonnaise, exigent moins de savoir-faire et parce qu’ils veulent réaliser des économies de main-d’oeuvre tout en imposant une certaine docilité aux canuts, les fabricants choisissent de faire tisser dans les campagnes: "Les marchands de soie favorisent l’installation de métiers chez les paysans. La soie tissée coûte moins cher et, du fait de la dispersion des métiers, les risques de troubles sociaux diminuent fortement (...)" 71 . C'est ainsi que dans le Vaucluse, entre 1803 et 1830, le nombre des métiers est multiplié par sept, leur nombre passant de 1.000 à 7.000. Toute la région du Bas-Dauphiné voit fleurir des ateliers à Renage, Voiron ou Rives. C'est d'ailleurs dans cette dernière ville que démarre en 1826 une unité qui comprend trente métiers à bras et huit mécaniques. Deux ans plus tard, celle de Renage, totalise deux cents métiers dont quarante cinq mécaniques 72 . Ces exemples ne doivent cependant pas faire illusion. Les efforts de mécanisation sont diffus, non concertés, restent l'exception. Un seul cas de manufacture mécanisée avec rationalisation de la production paraît avoir mérité de retenir l’attention des chercheurs 73 , il s'agit de l’usine-pensionnat d'un négociant suisse de Francfort, Berna, "La Sauvagère" située à St Rambert, et qui aurait rassemblé 4 à 500 ouvriers. Pareillement, Labasse, p.36, date l'introduction de la machine Gensoul, machine chauffant les bassines à la vapeur, en 1811 "et non 1830 comme semble le croire M. Clerget". A propos de la vulgarisation du métier Jacquard, enfin, peut-on dire en effet comme le fait Pariset, qu’elle "a [avait] été le fait le plus important de l’histoire de la Fabrique lyonnaise au XIX° siècle"? Nous avons vu qu’en Avignon il n’en était rien. Et à Lyon ? Là, le doute subsiste. Sans pouvoir aller plus loin puisque ce n’est pas notre sujet de recherches, on constate tout de même qu’en 1847 la proportion des mécaniques Jacquard par rapport au nombre des métiers à bras n’est que de 18%. Cela nous semble insuffisant pour pouvoir affirmer que c’est grâce à cet appareil que la Fabrique connaît son expansion. Le métier Jacquard ne "perce" pas 74 . En 1844, un rapport du jury des tissus estime même que ce dernier "ne doit apporter aucun avantage et est préjudiciable et fatal à la bonne qualité des tissus" 75 . Il est donc clair que la Fabrique lyonnaise ne se développe alors qu’en utilisant des recettes du passé comme l’interdiction d’entrer dans les ateliers pour les étrangers, des punitions pour les mécaniciens vendant des ustensiles ou des poursuites contre les ouvriers, teinturiers ou fabricants quittant Lyon 76 . Tout cela nous rappelle plus les impitoyables statuts de la guilde italienne de l’Arte della seta du XIV° siècle, ou les ordonnances royales françaises du XVIII°, que la mise au point du métier Dogon 77 qui, en son temps, avait permis à la Fabrique de prendre plusieurs longueurs d’avance sur ses concurrents. Cela est d'autant plus préoccupant qu'au même moment apparaissent des tensions sur le circuit des approvisionnements. Montrant combien ce marché prend de l'ampleur, les traditionnels "quatre paiements", des Rois, à Pâques, d’Août et de Toussaint78 ont été abandonnés dès 1811 et surtout "(…) la pébrine est signalée dès 182079". Ce n’est pas la première fois que la France est touchée par cette maladie puisque déjà entre 1630 et 1690, celle-ci avait presque ruiné tout le Sud-Est de la France. D'ailleurs, pour éviter qu’une telle catastrophe ne se renouvelle, on avait pris l’habitude de renouveler les élevages en achetant régulièrement des "graines" en Espagne et en Italie afin d’assainir les races 80 . Cependant, le gros problème en ce début de XIX° siècle, par rapport au XVII° siècle, c'est que toute rupture d'approvisionnement peut être fatale à la Fabrique lyonnaise. Or, malheureusement, quel que soit le mal qui peut affecter les cocons, que ce soit la grasserie, la flacherie, la gâtine, la muscardine ou la pébrine 81 , il n’y a d’autre moyen de combattre ces maladies qu’en renouvelant les "graines", en assainissant les magnaneries et en détruisant les élevages infectés, toutes solutions qui prennent du temps. La menace est alors réelle, l'enjeu énorme. Les marchands de soie se retrouvent sur le devant de la scène…
Braudel et Labrousse, Histoire économique et sociale de la France, tome III, 1789-1880, PUF, 1993 (ré-ed.), 1089 p., p.315.
Labasse et H. Bonin dans la Banque et les banquiers en France du Moyen-Age à nos jours, Références Larousse Histoire, 1992, 281 p., p.203.
Pariset, , p.303-304 puis 309-310.
Ceci explique par exemple pourquoi, pour cette année-là, Tcheng Tse-sio et Pariset donnent des chiffres différents pour le nombre de métiers à bras. Le premier avance le chiffre de 26400, le second celui de 22000 puis de 30000 (p. 47-48 pour Tcheng Tse-sio et pp.121 et 299 pour Pariset).
La révolte de 1834 se termine par une répression qui fait 300 morts.
Permezel, L'industrie lyonnaise de la soie, son état actuel, son avenir, 1883.
Rapporté par Pariset , p.310.
Ceci explique par exemple qu'en 1827-36, parmi les trois produits importés dépassant chacun 5% des achats totaux, on trouve le coton (12,3 %) et la soie (8,8 %).Braudel et Labrousse, Histoire économique et sociale de la France, tome III, 1789-1880, PUF, 1993 (ré-ed.), 1089 p.
Les banques européennes et l'industrialisation internationale dans la première moitié du XIX° siècle
Thèse, Paris, PUF, 1964, 813 p, pages151, 155 et 516-517. Ministère du Commerce, 1837 pour la dernière citation
Pariset, p.297.
Histoire de Lyon, p.250.
J.M Courbet et co-auteurs pp.26 et 36.
André Navarre, Gens de la soie en Dauphiné, Agence P. Ricard, 1989, 96 p., p.23-24.
Par ailleurs, ceux-ci ne sont pas d'accord sur la date de sa création: P. Cayez avance 1818 ( p.248) contre 1830 pour M. Laferrère ( p.132).
Pariset, p301. Jacquard avait présenté sa première mécanique en 1801 et celle-ci avait été améliorée par Breton en 1815.
A. Navarre, p.24.
Pariset, p.298.
En 1308, les statuts de cette guilde de tisseurs de Lucques précisent que tout tisserand partant travailler à l'extérieur de la ville sera étranglé et sa femme brûlée. Le métier Dogon, surnommé "métier à la grande tire" parce qu'il se compose de 2.400 cordes au lieu de 800, permettait de réaliser de grands dessins et des fantaisies pour un coût beaucoup moins élevé que le métier classique.
Labasse , Le commerce des soies à Lyon et la crise de 1811, PUF 1957, 136 p.
Fabrice Croizat, La vie devant Soie, imp. St James à Montélimar, 1998, 128 p, p.93.
J.M Courbet; p.30 et 32.
Respectivement: maladie virale affectant les vers à soie jaunes, maladie attaquant les vers à soie lors de leur montée dans les genêts (cause mal déterminée), maladie physiologique de la fin du quatrième âge due à une mauvaise alimentation, champignon microscopique imposant la destruction par le feu des vers morts ainsi que les feuilles, enfin maladie marquant les vers de points noirs, ceux-ci ne mangent plus, c'est une maladie due à un micro-organisme (protozoaire): J.M Courbet et co-auteurs,. p. 42.