Faiblesse des moyens techniques et de la représentation diplomatique, manque de personnel compétent et de sécurité, préjugés négatifs sont des éléments autrement plus rédhibitoires. Fin 1843, on ne relève à Shanghai la présence que de vingt cinq Britanniques. Les années suivantes, le nombre des étrangers progresse doucement. Ils sont cinquante puis quatre vingt dix en 1845, cent vingts en 1846. En 1848, ils sont cent cinquante neuf dont neuf femmes. Sept ans plus tard, on en dénombre trois cent quatre vingts. Shanghai où ceux-ci se concentrent connaît un certain développement et, sous la pression des troubles que connaît alors la Chine, des aménagements qui auraient pris des années sont réalisés en quelques mois 147 . L’afflux de réfugiés à l’intérieur des concessions offre même au passage de belles opportunités pour certains Européens propriétaires de terrains. Un conseil municipal a été constitué et une force armée permanente, les "Volontaires de Shanghai", a été créée. Les possibilités pour faire des affaires restent cependant limitées et peu de sociétés occidentales s'installent en Chine. Concentrées à Shanghai pour la plupart, elles ne sont que 39 raisons sociales enregistrées en 1848-49, parmi lesquelles les firmes anglaises Jardine, Matheson & Cie, Russell, Gibb, Livingstone & Cie 148 . Faisant figure de pionnières et étant les seules d’une taille significative, elles sont entourées d’une aura particulière qui confère à leurs représentants le droit d’être surnommés les "princes-merchants" 149 . Il n’y a qu’une seule banque étrangère, l’Oriental Banking Corporation, et le personnel européen faisant défaut, on a recours au système de la représentation, c’est-à-dire qu’un particulier d’une quelconque nation peut représenter les intérêts d’une société de nationalité différente. Dans cesconditions, le service de vapeurs par bateaux à roues entre Shanghai et Hong-Kong créé dans les années 1840 par la P & O est supprimé au bout de quelques mois 150 . Les échanges se font au coup par coup quand un navire arrive soit d’Europe, soit d’Amérique. Son capitaine cherche alors un consignataire qui liquide la cargaison soit pour son propre compte, soit pour celui du capitaine. Pour ce faire, il dispose de deux moyens: l’échange contre d’autres marchandises qui rejoindront les cales du bateau ou bien la vente aux enchères. C’est ce qui se passe le plus souvent, "l’auction" étant dirigée par des courtiers dont, évidemment, l’influence est grande sur la détermination des prix du marché 151 . A cette époque les échanges commerciaux franco-chinois sont pratiquement inexistants: 2 M FF sur un total de 403 millions de francs, soit 0,5% du commerce extérieur de la Chine 152 . Le problème de la correspondance des monnaies, le manque de voies de communication terrestres, les usages liés à l’importance de la pratique du troc, forme d’échange que les Européens ont depuis longtemps oubliée et, pour ceux qui désirent vendre des étoffes, la concurrence de l’opium, tout cela doit être évoqué, de même que les menaces sur le transport maritime.
Dans ce dernier domaine, il est vrai que les difficultés ne sont pas négligeables. De plus en plus de lorchas 153 par exemple arborent le pavillon anglais pour se préserver des attaques des pirates, ce qui permet en outre de nombreuses fraudes et un très lucratif trafic en faveur de ceux ayant le pouvoir de les attribuer 154 , comme lors de la crise européenne de 1845. Celle-ci affectant en effet les négociants étrangers en Chine et l'argent manquant, il faut avoir recours à des expédients comme la vente de "licences" aux chinois pour leur permettre d'utiliser des pavillons de complaisance 155 . La peur des pirates est une réalité qu'il ne faut pas sous-estimer. Ceux-ci se livrent en effet à une véritable "industrie" de l’enlèvement et de la rançon, les désertions de marins sont nombreuses et on a du mal à former les équipages 156 . Le problème est tel qu'on est obligé par tous les moyens de forcer la main aux marins, ce qui donne naissance à un terme anglo-saxon, "to shanghai", l'individu "shanghaied" désignant celui qui par force ou par surprise a été embarqué malgré lui sur un bateau. La mousson et les courants rendent périlleuse la navigation à voile. C'est ainsi que dans MAE Nantes, Shanghai série rose n°22 "affaires diverses 1886 à 1893", on ne trouve que le duplicata d'une demande de représentation de la maison lyonnaise C. Dutel & Cie car l'original a été perdu dans le naufrage du navire Bokhara en 1892. Si l’hélice a bien été inventée en 1832, le steamer est encore à l’étude. L’eau de mer est trop corrosive pour les coques des premiers navires à vapeur trans-océaniques et la consommation de charbon est telle que sur les 865 tonnes de charge utile que ceux-ci embarquent, ils leur faut en consacrer pas moins de 640 rien qu’au charbon. On sait que pour ces raisons, la société anglaise P & O, fondée en 1840, n'emprunte que les seuls itinéraires qui puissent être rentables, à savoir ceux vers les Etats-Unis et l’Inde, destinations peu intéressantes pour les marchands lyonnais. Ces derniers ont cependant la possibilité de s'adresser à des "opium schooners" et autres clippers pour convoyer les balles de soie tant désirées. On pourrait également évoquer le manque de sérieux ou d'organisation de certains. C'est ainsi que J. Frédet rapporte l'histoire édifiante d'un bateau, l'Arche d'Alliance, affrété par une société missionnaire, la Société de l'Océanie, qui doit emmener en Chine un représentant de la Chambre de Commerce de Rouen, ville où, de même qu'à Amiens, s'étaient constituées des sociétés ayant pour but l'ouverture de relations commerciales avec ce pays. Partis avec échantillons et marchandises diverses, au bout de deux ans d'un périple leur ayant fait toucher les côtes californiennes, l'Australie et la Nouvelle Zélande, ils arrivent à Shanghai en 1852…les cales vides. En prime, le navire repart sans prévenir personne, laissant sur le quai le représentant de la Chambre de Commerce, M. Anaudtizon. En fait, deux explications sont les plus plausibles. La première est une simple question de coût, non seulement de transport mais aussi de représentation sur place. Rappelons que le salaire annuel d'Henri Meynard parti en Chine est de 8.000 francs, hors dépenses d'entretien courant. Le consul français de Shanghai confirme en 1864: "on comprend qu’un fabricant préfère acheter à Londres les soies qui lui sont nécessaires du moment que l’entretien à Shanghai d’un agent qui les lui expédierait directement entraînerait une dépense égale et probablement supérieure aux frais de commission, de transport et autres qu’occasionne l’achat de ces soies sur le marché anglais" 157 .
Tous ces éléments mis bout à bout peuvent expliquer les hésitations des marchands lyonnais. Ceux-ci sont des habitués de l'interventionnisme à l'extérieur mais il semble bien que dans le cas de la Chine, les réticences aient été importantes. Autant que le problème des coûts, la lecture de publications missionnaires les fait hésiter. A cette époque en effet, suite à la fondation par la lyonnaise Pauline Jaricot de l'œuvre pour la Propagation de la Foi en 1822, Lyon est devenue un centre international missionnaire. Depuis 1848, celui-ci s'est doté d'une revue, Les Annales qui tire à 200.000 exemplaires, faisant de Lyon, selon C. Prudhomme, "un véritable centre pour la production d'un discours et de représentations consacrées à l'Asie orientale" 158 . De son côté, le Comité départemental du Rhône, dans un Rapport sur la colonisation lyonnaise 159 , proclame: "Qui n'a eu entre les mains le petit cahier à couverture bleue, timbrée d'un globe terrestre surmonté de la croix rayonnante?". Il ne fait guère de doute que cette publication se trouve alors dans toutes les bibliothèques lyonnaises, y compris celles des soyeux, et constitue la base de l’information sur tous les continents où exercent les missionnaires. Et qu'y lit-on ? Citons quelques passages: "le Chinois est bien le plus lâche et un des plus dissolus des peuples du globe (...) la Chine est toute entière plongée dans les plus épaisses ténèbres de même que notre Europe et l’Asie occidentale avant la venue du Sauveur, sauf dix-huit siècles de plus en dégradation, en corruption, en avilissement du cœur humain". "Qu’est-ce que la Chine? Quoi qu’on puisse répondre à cette question elle restera toujours pour l’Europe enveloppée de ténèbres", "la Chine ressemble à un immense bazar, un missionnaire a dit (...) qu’elle ressemble plutôt à une immense caverne de voleurs". N’y lit-on pas en outre que l’on y mange même les vers à soie 160 ? Voilà de quoi refroidir l’ardeur des plus entreprenants ou au contraire exciter celle des plus zélés 161 . Certes il s’agit là de lettres de jeunes missionnaires quelque peu désemparés parce que nouvellement arrivés sur le sol chinois mais à l’image de notre télévision d'aujourd’hui, leur lecture a un impact puissant sur le public. Tout étonne et tout choque, la Chine fascine. Ainsi, un auteur des Annales écrit: "la profession des armes qui est chez vous en si grand honneur tandis qu’en Chine on en fait peu de cas" ou bien: "si Shanghai n’est pas beau, son port est magnifique. Il y a toujours dans la rade de 5 à 6.000 grands navires" 162 . L’activité portuaire paraît être ce qui frappe le plus les esprits: "la ligne des barques remorquées les unes à la suite des autres est interminable; le Kiang en est bordé dans toute sa longueur (jamais les Européens ne pourront se faire une juste idée du commerce intérieur de la Chine)" 163 . Un autre remarque qu’il n’y a pas d’écluses en Chine, que la navigation fluviale est lente et périlleuse, les incendies de barques fréquents car celles-ci sont accolées les unes aux autres. Le climat est souvent décrit comme meurtrier à cause de ses chaleurs intolérables en juillet-août. Son sol est saturé d’eau, ce qui vaut à la région du Jiangnan (Kiang-nan) le surnom de "tombeau des Européens" 164 . Les régions où débarquent ces derniers sont effectivement insalubres. La plaine autour de Whangpoo par exemple est alors une plaine alluviale constamment exposée aux inondations. La corruption constitue un autre important sujet de dissertation. Selon les missionnaires, les mandarins sont incroyablement corrompus et fraudeurs, les greniers sont même vidés par ceux qui en ont la garde 165 . Le premier consul français à se rendre à Shanghai d'ailleurs, établit lui aussi une différence très nette entre d’une part le commun de la population, qu’il juge peu intelligente et désigne par "les pauvres gens!" et d’autre part les fonctionnaires qui l’administrent, les mandarins, des individus dépravés se moquant éperdument des traités 166 .
De l'aveu même de J. Frédet p.187.
La première société allemande à venir s'établir à Shanghai est Siemssen & Cie en 1856.
J. Frédet, Quand la Chine s'ouvrait...Charles de Montigny consul de France, Société de l'histoire des colonies françaises Paris, 1953, 292 p, p.34.
Le service de vapeurs par bateaux à roues entre Shanghai et Hong-Kong fut cependant réactivé dès 1852.
J. Frédet, pp.257-258.
177 M FF d'exportations contre 226 à l'importation en 1841 d'après Tcheng Tse-sio,. p.25.
navires mixtes à coque étrangère et gréement chinois
Raymond Tan Shen-chi, la condition juridique des étrangers et particulièrement des sociétés commerciales françaises en Chine, Lyon, Imprimerie des Missions africaines, 1932, 175 p, p.21.
N. Wang, p.66
Rapporté par: J. Frédet;, Quand la Chine s'ouvrait...Charles de Montigny consul de France, Société de l'histoire des colonies françaises, Paris, 1953, 292 p, p.282.
MAE Paris, lettre du consul français à Shanghai du 20 septembre 1864, CCC Shanghai vol. 1 à 6, vol.5, p.74.
Lyon et les missionnaires catholiques en Asie orientale à l'époque contemporaine; Cahiers d'Histoire, tome XL; 1995; pp.239-255
Rapport, colonisation lyonnaise, Comité départemental du Rhône Lyon, 1900, 173 p, p.148
Le fait est d'ailleurs confirmé en mars 1910 dans une correspondance du consulat français de Shanghai qui précise qu'une fois enrobés dans de la pâte, les vers sont rissolés dans l'huile ou séchés pour servir de réserve alimentaire; MAE Paris, CPC 1897-1918 n°409, réponse à une demande de renseignements sur les insectes comestibles en Chine.
Annales, 1849-1850 (XXIV p.366) et 1842, XVI, p.359 pour la consommation des vers à soie.
idem, 1848.
idem, 1843.
idem, 1848.
Annales, 1849.
J. Frédet, pp.37, 70, 72, 83.