Parmi les nombreuses contraintes qui entravent l'action lyonnaise en Chine, selon M. Laferrère, les événements politiques de 1848 à eux seuls auraient empêché la diffusion auprès des décideurs lyonnais de l’intérêt de la Chine d’un point de vue économique. On vient de voir que d'autres freins avaient joué. De plus, si elle a des effets négatifs bien réels, notamment dans le domaine social, toute crise a également des répercussions bénéfiques sur les mentalités et les appareils de production qui impulsent un nouvel élan aux initiatives. En ce qui concerne la crise de 1848, tout commence comme sous l’Ancien Régime, avec des mauvaises récoltes en 1838-1839 puis 1845-1846. Les prix des céréales et des pommes de terre bondissent, ce qui oblige dans un premier temps les paysans à s’endetter. En 1848-1850, les récoltes sont au contraire excellentes, ce qui provoque une dégringolade des cours des produits agricoles et, sur-endettée, la masse de la population rurale ne peut plus consommer. Pour les producteurs de biens manufacturés, les possibilités de crédit étant rapidement épuisées, la relance tarde à venir 167 et la crise prend de l'ampleur. C'est ainsi que contre 2.613 créations d'entreprises françaises en 1847, on n'en compte plus que 1.511 en 1848.En France, ces événements économiques entraînent le renversement de Louis Philippe et son remplacement par la II° République. Ces événements politiques rajoutent à une crise déjà difficilement supportable et c’est plutôt avec soulagement que les investisseurs accueillent un nouveau régime impérial: dès 1852, 2.827 entreprises sont créées.Cité manufacturière textile, Lyon ressent particulièrement toutes ces évolutions. Les effets de cette crise sont douloureusement ressentis puisque par exemple La Sauvagère fait faillite. Les marchands ne sont pas épargnés. Pour rembourser des avances aux banques lyonnaises Dugas et Guérin, Paul Chartron de Saint-Vallier, âgé de seulement dix huit ans, doit sauter dans la première diligence pour Paris et franchir la Manche afin de vendre au plus vite 90 balles d’organsin 168 . Paul se rend à nouveau à Londres en 1849 et 1851 pour y faire du commerce, notamment acheter 100 kilog. de cocons du Bengale. Au milieu du XIX° siècle, la Fabrique entre elle aussi dans l’ère des économies d’échelle. C’est ce que comprend le tisseur Dronier, sans doute à ses dépends, dans son opuscule Essai sur la décadence de la Fabrique en 1851 quand il accuse la crinoline de "faire baisser le travail" car elle provoque le "renchérissement des vêtements" 169 . Il faut cependant se garder de tout catastrophisme excessif. Le taux de croissance annuel de la Fabrique entre 1851 et 1855 atteint + 3,1% et en 1850, la France assure toujours les 3/4 de la production mondiale de soieries, Lyon à elle seule assurant 50% de ce résultat 170 . En 1860, tandis que les exportations françaises de tissu de laine atteignent 229,3 M FF, celles d'étoffes de chanvre et lin, 15,4 et celles de coton, 70 M FF, les ventes de soieries, après avoir connu un recul en 1857, dépassent allègrement les 450 M FF. En fait, si la crise de 1848 a de profondes répercussions sur la filière lyonnaise, c'est sur la partie amont de celle-ci. Dès 1848, une première forme de Magasins Généraux avaient été mise au point pour accueillir les matières premières et les marchandises fabriquées invendues tandis que la Banque de Lyon, fondée en 1835, était devenue succursale de la Banque de France. Innovation importante, c'est également en 1848 que la maison Morel-Journel commence à faire paraître une circulaire hebdomadaire "sur le courant d’affaire du marché de Lyon". Deux ans plus tard, une première revue annuelle est créée dans laquelle de nombreux documents sont traduits de l'anglais, celle-ci faisant même l’objet d’une diffusion internationale 171 . L’idée de créer une Bourse fait alors déjà son chemin. Un article de 1884 du Bulletin de la Société de Géographie nous apprend en effet que "Nos pratiques commerciales étaient des plus vicieuses et des plus onéreuses (...). Marseille surtout les retenaient [les soies d’Italie, d’Espagne et du Levant] et en formait le marché exclusif (...). Cet état de choses (...) avait disparu en 1848. Producteurs italiens, espagnols, levantins, s’étaient mis en rapports directs avec Lyon (...). Ce fut en 1848 que ces mêmes Lyonnais conçurent la pensée de doter leur ville du marché direct des soies de Chine et du Japon en concurrence avec Londres (...)".
C'est à cette époque et dans ces circonstances que, trois ans après la création de la concession britannique, le premier consul français arrive à Shanghai, Charles de Montigny 172 . Dans des conditions très difficiles, les événements politiques en métropole empêchant tout envoi de subsides, celui-ci parvient tout de même à affirmer la présence française et obtient une concession dès 1849. Il n’existe alors pas de courant régulier d’affaires et son gendre Remi, pour s'approvisionner de marchandises françaises, doit prendre un agent britannique et subir les tracasseries des douanes anglaises 173 . Très rapidement, de Montigny, dans un "avis aux capitalistes, armateurs et fabricants" cherche à encourager les négociants. Pour cela, il écrit: "capitalistes et fabricants doivent se prêter mutuellement appui. C’est dans le commerce maritime et lointain surtout qu’est de toute vérité le grand axiome: l’union fait la force. (...) créons, s’il le faut une Compagnie de la Chine. Et pour cela que faut-il ? (...) un comptoir (...) à Canton174, des opérations d’escale (...), mettre fin aux expéditions de pacotilles; il faut enfin (...) que les capitalistes viennent protéger nos fabriques (...)" et, regrettant l’indifférence des industriels français à l’égard de la Chine, il leur recommande, à eux comme aux armateurs, de faire un effort d’adaptation aux goûts locaux: "Nous avons toujours eu le sceptre du goût et de la mode. En qualité, en bonté et en finesse nos produits ne le cèdent à aucun peuple de l’Europe. Pourquoi donc avons-nous en général si peu de succès sur les marchés étrangers ? N’est-ce point parce que nos fabricants, habitués à voir leurs goûts acceptés par tous les peuples ne savent pas assez à leur tour se ployer au goût étranger ? Les articles de mode sont peu de chose à côté des articles si considérables de la consommation des masses, tissus unis de laine et de coton, de qualité communes ou ordinaires. Pour ces articles, il faut tenir compte des habitudes des populations. Pour la confection de l’ample habillement du Chinois, par exemple, les draps doivent porter au moins 1,57 mètre à 1,60 mètre en dedans des lisières. Eh bien, les draps envoyés de France n’ont jamais eu que 1,52 mètre. Obliger le chinois à changer, ne fût-ce que d’une ligne, la forme du vêtement qu’il porte depuis des milliers d’années, ce serait vouloir l’impossible...Il est donc indispensable que nos fabricants...modifient leurs habitudes de fabrication et les subordonnent aux goûts, usages et coutumes de ce pays. Les armateurs, enfin, doivent aussi renoncer à certains errements. En octobre 1844, les maisons anglaises Dent & Cie, Jardine, Matheson & Cie, etc...prenaient du fret à 3 livres sterling et le Nicolas-Cézar du Havre demandait le taux exorbitant ne 300 francs, ne chargeait pas à moins de 260 francs le tonneau et aimait mieux garder du lest que de charger au-dessous de ce prix. Il est pénible, dans ces lointains pays, de voir arriver presque tous les produits français sous d’autres pavillons que le pavillon national. D’autres navires de commerce français se trouvaient en Chine vers la même époque: ils avaient tous eu, pour l’aller, un fret complet et avantageux puisqu’ils avaient apporté les approvisionnements de l’escadre française en Chine; et cependant la moyenne de leur fret de retour fut encore de 200 francs; ils aimaient mieux refuser le couvert de leur pavillon à des propriétés françaises que de charger à moins. Un tel état de choses ne peut durer si l’on veut commercer avec la Chine"175. En 1850 C. de Montigny écrit encore: "c'est une triste erreur de notre Fabrique et de notre commerce de croire que tout ce qui n'est pas marchand ou fabricant (…) est incapable de donner de bons renseignements commerciaux; c'est à cette fâcheuse pensée qu'il faut sans doute attribuer l'indifférence et le peu de succès avec lesquels sont en général reçus dans les Chambres de Commerce les documents commerciaux si (…) péniblement acquis".
Sans perdre un instant, et de ses propres deniers, dès 1848, il assure le premier envoi de "graines" de vers à soie du Zhejiang (Tchekiang) à destination "du citoyen Lamartine, Ministre des Affaires Etrangères". Une telle promptitude semble confirmer que les Français ne sont alors pas les seuls à s’intéresser aux vers à soie chinois et qu'une certaine compétition existe entre pays séricicoles européens, sans doute ravivée par les événements économiques. Deux ans plus tard, par exemple, à l'occasion d'une proposition au Ministère d’envoyer des mûriers, le consul français qui prend de nombreuses notes sur la culture de celui-ci, précise: "l’Espagne et même l’Angleterre font d’heureux essais pour l’acclimatation de ces mûriers, seule la France ne s’en est pas encore occupée" 176 . Les tensions sur le marché de la soie sont il est vrai de plus en plus vives et, sans doute du fait de la crise toujours, les mesures de prévention tardent à être mises en œuvre. Depuis l'alerte de 1843, les récoltes françaises de cocons et la production de soie sont de plus en plus irrégulières. En 1849 l’administration des dettes publiques ottomanes crée à Brousse, en Anatolie, une école de sériciculture et le Hollandais Haussmann traduit en français l'ouvrage du Japonais Vekaki Morikuni, L'art secret d'élever des vers à soie. La pression de la demande fait prendre des risques aux magnaniers et le marché de production national est de moins en moins serein. Les Meynard par exemple,cherchent le moyen de passer à deux récoltes au lieu d'une 177 et prodiguent force conseils aux éleveurs méridionaux 178 . Incontestablement, au milieu du siècle, il y a tension sur les approvisionnements. Pour l'année 1851Pariset note que les vers sont entassés dans les éducations, ce qui provoque une première flambée d'épidémie 179 . Le fait est attesté par les Comptes-rendus de travaux de la Chambre de Commerce de Lyon de 1891 180 qui mentionnent les Annales de la Société séricicole de 1851, où, à la page 11, il est précisé qu'une pétition a été envoyée au Ministre pour l'avertir que l'encombrement des magnaneries risque de provoquer une catastrophe. Toujours d'après Pariset, les éducations se développent rapidement mais selon lui 1/10e seulement des œufs mis à éclore viennent de l'extérieur de celles-ci, les vers ne sont plus largement espacés et se trouvent entassés dans des locaux insuffisamment aérés. En 1852, un traité qui prévoit des réductions de droit de - 25% sur les tissus de soie du Piémont est signé entre la France et la Sardaigne.
C'est à ce moment, en 1853-54 justement, qu'une grave récession aux Etats-Unis provoque une cascade de faillites bancaires tandis que la guerre de Crimée fait peser une lourde hypothèque sur une éventuelle reprise par les craintes de conflit européen qu'elle inspire. L’argent ne circule plus, le taux d'escompte atteint 40 % à New York et en 1857 la Banque de France doit relever huit fois le sien jusqu'au taux de 10%: c'est la première crise financière internationale. En 1855, la France s’enfonce à son tour dans la récession. 4.159 sociétés s’étaient créées en 1856, elles ne sont plus que 3.614 en 1859. A l'opposé, le nombre des faillites, lui, passe de 3.983 en 1857 à 4.430 en 1858. Les menaces de guerre européenne se précisant en 1859-60 à propos de l’Italie, la crise perdure jusqu'au seuil de la décennie suivante. Simultanément, sur le marché de la soie, la crise tant redoutée éclate. La production française de soie s’effondre de 9.000 kilo. En trois ans, entre 1853 et 1856, la production de soie nationale plonge de 71,5%. Les prix flambent: de 136 francs le kilo. de cocons avant la pébrine, ils bondissent à 480 francs en 1856, soit une progression fulgurante de + 253 %. C’est la panique. Une chanson provençale approximativement datée des années 1860, "Leis grannos de magnan", raconte encore que "les vers ont la peste" et que le remède c'est de ne plus acheter de "graines" aux marchands, de "fabriquer sa graine" et d'arracher les mûriers pour ruiner les marchands 181 . La pébrine vient de toucher les éducations françaises à grande échelle et le principal secteur d’exportation français risque la rupture d’approvisionnement. Mais, alors que toute hausse trop brusque et trop forte peut être fatale à des fabricants qui se trouveraient dès lors dans l’impossibilité de répercuter celle-ci sur leurs produits 182 , alors que les métiers devraient cesser de battre, on ne constate rien de tel. Pourquoi ? Parce que les marchands de soie ont parfaitement anticipé les événements, ce qui tendrait par ailleurs à prouver que nous avons vu juste en prétendant que les stocks londoniens de soie des années 1840 avaient été constitués à l'initiative des Lyonnais. Entre 1851 et 1858, les importations de soie grège connaissent une croissance de + 111% . A elles seules, celles en provenance d’Angleterre passent de 206 à 1.013 tonnes, soit une progression de + 392 % 183 . Il ne fait aucun doute que les marchands de soie avaient prévu un tel choc. Les moulinages connaissent une crise de réorientation 184 tandis qu'un tel contexte suscite bien des vocations et que le nombre des marchands de soie passe de 61 en 1827 à 110 en 1853 185 . Les initiatives fusent. En Algérie, où l'on dénombre déjà 353.000 mûriers en 1853, la production de cocons atteint 13.000 kilo. Selon E. Pellerey 186 , il y est alors créée une société d'acclimatation de ver à soie et une introduction du ver à soie hindou y est tentée. Au Cachemire, des efforts sont faits pour acclimater les soies des Cévennes et Charles Payen fonde un groupe industriel au Bengale comprenant 18 filatures 187 . Le choix de cette région se justifie car la production de soie grège du Bengale est alors estimée à 2 millions de kilo. Quant au gouvernement ottoman, de son côté, et sans doute avec une aide française, après avoir fondé quatre filatures à vapeur en 1850, cinq ans plus tard, il compte sur son sol quatre vingt cinq filatures travaillant 4.500.000 kilo de cocons 188 . Au Maroc, les monopoles et le droit de fixation du tarif douanier sont supprimés en 1856 189 tandis que quatre ans plus tard commence la construction de la route Damas-Beyrouth 190 . Hélas, la pébrine progresse elle aussi et finit par atteindre le Levant. A partir de 1859, des expériences séricicoles sont alors tentées à La Réunion et Madagascar 191 . Entre-temps, les premiers négociants en soie sont arrivés en Chine…
(Dico. d'Hist. éco. op.cit.). Collecte de l'épargne et circuits bancaires commencent alors seulement à s'organiser comme en Grande Bretagne avec l'apparition des "private Bankers" (Baring, Rotschild, Hambro) ou en France avec la décentralisation de la Banque de France qui ouvre des succursales en province et se réserve l'exclusivité du droit d'émission de billets.
Exemple cité par M. Laferrère, p.140. Encore un exemple des relations entre Lyon et Londres à cette époque.
Cité par Pariset p.380.
selon Gilles Crottet, L'évolution de la Fabrique lyonnaise de soieries au XIX°: les premières formes de regroupement des métiers, Thèse Lyon II, 1981, 244p.
Informations tirées de L. Gueneau, p.88.
"les déplacements des étrangers se bornaient, à cette époque, à des voyages de port ouvert à port ouvert", J. Frédet, p.96.
J. Frédet, Quand la Chine s'ouvrait..., p.158.
C. de Montigny pense également louer Macao aux Portugais par bail emphytéotique. J. Frédet. p.245.
Cité par J. Frédet; op.cit. p.243 qui rajoute qu'au contact des Européens les Chinois deviennent rapidement méfiants car les livraisons de ceux-ci sont souvent défectueuses. De ce fait, ils exigent un courtier pour surveiller les arrivages et éviter toute éventuelle contestation (p.54).
Dans une de ses réponses au Ministère qui lui demande d'envoyer des oeufs de vers de différentes espèces. MAE Paris, CCC Shanghai, vol.1, mars 1850, p.215.
Meynard T.M fils, Notice sur une seconde éducation des vers à soie, à la tombée des feuilles, 2eme édition, Avignon, Bonnet fils, 1844.
Hilarion Meynard, Régénération des graines de vers à soie de France par celles du Levant et de l'Italie, Nyons, Gros, 1851 et Quelques mots sur la fabrication des graines de vers à soie en 1854 par Hon Meynard et Cie de Valréas (Vaucluse), fondateurs de la fabrique française en Italie, Nyons, Gros, 1854.
pp.337-338.
CCIL / CRT 1891, p.230.
J.M Coubet, p.48.
En effet, si pour les étoffes de coton la matière première n'entre que pour 25% dans le coût des tissus, dans la cas de la soie elle entre à hauteur de 66% (selon CCIL / CRT 1869-1871 p.64); S. Lamb, quant à lui, estime qu'une augmentation du prix de la soie de 55% entraîne une hausse du prix des étoffes de 40% (dans S. Lamb, La soie c'est de l'or, Lyon, 1856, 131 p., p.9) et P. Cayez dans sa thèse dit qu'à Lyon il est couramment considéré que la soie entre pour les 2/3 dans les coûts de production (P. Cayez, L'Industrialisation lyonnaise au XIX°, tome II: Du grand commerce à la grande industrie, 718 pages pour le tomme II et 1254 pages au total, 1977, p.38).
Au 31 décembre 1864 le stock londonien des soies asiatiques atteint encore 15.000 balles (CCIL / CRT 1859-1864).
Croizat, p.113.
P. Cayez, Histoire de Lyon, p.24.9
La sériciculture coloniale et l'industrie française de la soie, Paris, 1905, 70 p, p.61.
Gueneau, p.97.
Toutes ces données sont extraites de: Emmanuel Pellerey, La sériciculture coloniale et l'industrie française de la soie (Paris, 1905, 70 p.) pour l'Algérie et A.M Bourgaud, Lyon et le commerce des soies avec le Levant (Lyon, 1901, 63 p.) pour le Levant
Croizat, p.96.
Celle-ci sera terminée en 1863.
CCIL / CRT 1859-64.