Sur le marché de la soie également, tout pousse à l'ouverture de Lyon vers les marchés d'approvisionnement extérieurs, quantités, qualité, régularité et surtout recherche de la baisse des coûts, mais la politique impériale en faveur de la sériciculture nationale imprime une autre orientation à celui-ci. En effet, durant le Second Empire, la "soie agricole" française représente encore un secteur important de l'économie rurale française. On sait qu'aux environs de 1860, tous les gros villages de plaine arrosés par une rivière qui donne à la fois de la force motrice pour les roues à aubes et de l'eau pour la vapeur, ont une filature et assez souvent trois, quatre et même cinq, filatures comme à Bollène. Payan, Courthiac, Pellegrin, Violès et Giraud sont régulièrement mentionnés mais ce monde est encore malheureusement très mal connu. Gueneau, par exemple ne fait qu'évoquer en 1923 les cas de "telle maison" qui exploite 21 filatures de soie "dont 7 en France, 9 en Italie, 4 en Syrie, 1 en Espagne pour un total de 1.900 bassines, soit 220.000 kilo de grège", ou "telle autre comprenant deux groupes industriels, un pour le marché français, le second en Italie créé en 1878 et rassemblant plusieurs usines pour les marchés étrangers". Concernant la seconde évocation, et toujours selon cet auteur, le premier groupe fait travailler deux unités situées à Taulignan, et à Faujas-St Fond, au pont du Lez, auxquelles aurait été ajoutée une usine construite en 1880, à Brezem-Livron, le tout produisant alors 200.000 kilo d’ouvrées. Il s'agit en réalité du groupe Armandy originaire de Taulignan, près de Valréas 355 . En 1850, François David Armandy, dit David Armandy (1807-1878), moulinier à Taulignan 356 , se fait marchand de soie 357 . C'est lui et son fils Gratien (1830-1897) qui développent à partir de 1868 les groupes industriels français et italiens de la maison. Ils sont parmi les premiers à entreprendre l'ouvraison des soies asiatiques et des soies tussah, ce qui marque le début du renouvellement des soies ouvrées jusqu'alors d'origines occidentales 358 . Pour cela, ils font notamment venir 3.000 jeunes filles dans la Drôme "afin de supplanter le manque de main-d'oeuvre rurale" 359 . David Armandy père vient de fonder les orphelinats industriels de Taulignan qu'il dirigera jusqu’à sa mort, en 1878, et auxquels il aura ajouté entre-temps les établissements de Faujas St Fond et de l’Ecluse en 1869. Ces deux moulinages occupent entre 350 et 400 jeunes filles placées par les administrations hospitalières ou les sociétés de bienfaisance, ce qui fait dire à F. Croizat que "la famille Armandy est une famille pionnière sur le plan social". En fait de politique sociale, il s'agit plutôt de paternalisme pur et dur. Dans les archives paroissiales que cite Croizat, on lit par exemple 360 : "le 8 septembre 1859 : trois nouvelles sœurs ouvrières ont été vues avec un nouveau bonheur par la population entière et installées avec un nouvel enthousiasme dans les ateliers de soie (…) toutes les ouvrières des dits ateliers étaient au comble du bonheur" et encore: "le 16 mai 1859 a lieu dans la commune un événement qui a fait bruit une grande sensation et que tous les esprits graves ont regardé comme très important pour la localité et comme un bienfait providentiel. Trois religieuses de l’ordre des sœurs ouvrières de Nazarett (…) ont été installées dans les usines de soie de M. David Armandy (…). Dès le lendemain, les religieuses nouvellement arrivées, ont fait l’admiration de tout le monde et gagné toutes les sympathies. La religion et la vertu attendent beaucoup de ces établissements". Hélas, en 1861, ces mêmes sœurs ouvrières de Taulignan sont déplacées: "Dieu dans sa miséricorde nous avait donné des anges de vertu pour nous aider puissamment dans l’œuvre de régénération de la paroisse de Taulignan, Dieu dans sa colère nous les a ôtées. Mais malheur et mille fois malheur au prêtre et aux laïcs qui s’en sont faits les instruments. En attendant le jour des manifestations où nous leur demanderons compte de cet acte de mystérieuse iniquité et de basse hypocrisie, nous leur jetons notre indignation la plus profonde et la plus méritée. Cette indignation de notre part sera justifiée lorsqu’on saura qu’elle a été trouvée légitime par le révérend père Abbé d’Aiguebelle, supérieur spirituel de cette congrégation".
En réalité, la sériciculture française a bien du mal à se remettre de la crise de la pébrine. Selon J.M Courbet 361 , Pasteur en personne se déplace à Sérignan du Comtat auprès du célèbre entomologiste Henri Favre pour se renseigner sur les vers à soie puis se rend régulièrement pendant quatre ans à Pont-Gisquet, à l'Ouest d'Alès, dans les Cévennes, à la saison des vers à soie afin d'y chercher un remède à l'épidémie. C'est à partir de ses observations successives qu'il recommande de trier les œufs et les papillons au microscope afin d'éliminer les éléments affectés. Du coup, de 308.000 kilo en 1865, la production française bondit à 1.096.000 kilo l'année suivante. En 1867, l'Association séricicole pratique du bassin du Rhône est créée afin de tenter de trouver des solutions au malaise de la sériciculture 362 . Celle-ci réunit des fabricants, parmi lesquels Pariset et Eymard, secrétaires, des mouliniers, des scientifiques et des marchands de soie dont Guerin, en qualité de trésorier. Cependant, il ne faut pas voir là le résultat des seuls travaux de Pasteur mais celui d'une véritable politique de régénération à partir des cocons et graines de vers à soie japonaises. Entre 1847-56 et 1857-66, le commerce des cocons progresse de + 165%, les importations passant de 378 à 1.002 tonnes. Dès 1860, Louis Bourret, pour la maison Rémi-Schmidt, et membre de la société impériale zoologique d'acclimatation, obtient 25 cartons de graines qui sont envoyés par le consul de France, Duchesne de Bellecourt puis transmis à Druyn de Lhuys, ministre des Affaires étrangères et président honoraire de la société zoologique. Selon d'autres sources, dès 1860, 62 cartons japonais arrivent via la Sibérie et cinq ans plus tard, le gouvernement japonais en autorise l'exportation, interdite jusqu'alors sous peine de mort 363 . La même année, 15.000 cartons sont par ailleurs offerts à Napoléon III par le shogun Iemochi 364 . De 30.000 cartons exportés en 1863, on passe à 300.000 en 1864, date à laquelle on lit dans les CRT que "les graines japonaises représentent le dernier espoir de la sériciculture européenne" 365 . L'année suivante, 2,5 millions de cartons sont exportés, dont les deux tiers vers l'Italie, et la moyenne entre 1865 et 1872 se situe encore à 1,5 millions.
Ce commerce est d'ailleurs alors suffisamment rémunérateur pour que les compagnies maritimes créent des lignes vers le Japon. P & O aborde ce pays en janvier 1860 puis la China & Japan Steamship Navigation Cy est créée en 1862, l'américaine Pacific Mail arrive en juin 1864 et les MM sont à Yokohama en septembre 1865 366 . En 1860, à Yokohama, on compte quatre Français sur 120 résidents étrangers, puis 12 sur 180 en 1863 et enfin 46 sur 439 en 1864. En 1868, Osaka et Kobe sont ouverts à leur tour. Les banques suivent: Chartered Mercantile Bank en 1861, Western India Central Bank et Commercial Bank of India en 1863. En 1862, à l'occasion de l'Exposition universelle, les arts et l'artisanat japonais sont révélés au grand public et un entrepôt oriental est ouvert dans Regent Street 367 . Malheureusement, parce qu'il est très difficile de s'assurer de sa qualité, la fraude est très facile sur ce type de marchandise, et celle-ci est particulièrement importante. Dès mars 1865 368 , le consul français en poste à Shanghai signale que certains négociants achètent des graines malsaines en Chine qui sont ensuite transportées et mises en cartons au Japon, les bénéfices procurés par ce moyen étant de l'ordre de 400%. Huit mois plus tard, la confiance n'est toujours rétablie. Le franc succès des relations entre Lyon et le Japon 369 s'en trouve entaché et celles-ci connaissent de très fortes fluctuations. Malgré tout, en 1868, la CCIL s'inquiète à propos de la révolution 370 et adresse de chaudes recommandations au ministre plénipotentiaire, M. Outrey, partant pour le Japon. Très rapidement cependant, ce commerce s'essouffle. De deux millions de cartons japonais importés en 1869, on tombe à 6 ou 70.000 dès 1871 et eux qui composaient 61% des cartons utilisés dans les éducations françaises en 1872 ne comptent plus que pour 15% quatre ans plus tard. Une industrie nationale s'est effectivement développée qui travaille pour l'exportation mais, à côté de cela, la sériciculture nationale ne redémarre pas. Cette branche de l'agriculture exige en effet la présence d'une main-d'œuvre nombreuse et très bon marché, en l'occurrence enfantine, donc une densité de population particulière. Or, le maximum démographie est atteint en Vivarais dès 1861 par exemple et les conditions démographiques sont de moins en moins réunies. Les récoltes de 1865 sont désastreuses et jusque 1868, les conditions naturelles de récolte restent défavorables avec des hivers chauds et des chaleurs précoces en mai. Entre 1866 et 1869 la production de soie française s'effondre de 1096 à 505 tonnes et entre 1865 et 1868, le prix des soies grimpe de 50%. Les apports extérieurs sont de plus en plus indispensables et en 1868, le vieux droit datant de 1856 qui taxait de 100 francs les 100 kilo de soie étrangère entrant en France est abaissé à 75 francs.
C'est donc à partir de novembre 1868, que débutent les ventes régulières de la part des importateurs de soies d'Asie, Chine, Japon, Inde 371 . On lit dans les comptes-rendus de la CCIL: " les importations directes de Chine suffisent presque à alimenter le marché lyonnais" 372 . Entre 1865 et 1869, les importations de soie chinoise passent de 260 à 570 tonnes, tandis que durant la même période, les soies japonaises progressent de 237 tonnes, de 11 à 248 tonnes avec un maximum de 403 tonnes en 1868. Au total, les importations en provenance de ces deux pays passent de 271 à 758 tonnes, soit une progression de 180%. En 1869, A. Dufour proclame: "en cinq ans, les soies asiatiques ont remplacé les françaises" 373 . Il faut nuancer cette proclamation car dans les années 1860, si les soies asiatiques coûtent alors 30 à 60% moins cher que les soies européennes 374 , les irrégularités de leurs arrivées 375 et les menaces toujours présentes de rupture d'approvisionnement les renchérissent et les rendent moins attractives. Ainsi, le prix des soies tsatlees 4° par exemple évolue-t-il à la hausse. De 57 francs en 1863, il passe à 67 en 1864, 85 en 1866, et, de 1867 à 1872, il oscille entre 70 et 76 FF le kilo. Ceci n'est cependant pas suffisant pour limiter le coût d'une production d'étoffes qui, du fait d'une évolution de la mode de plus en plus orientée vers le bon marché, exige les prix les plus bas possibles 376 . C'est pourquoi durant les années 1860, les importations de bourre sous toutes ses formes, soit simple, soit cardée ou bien encore filée, progressent très fortement. Durant la décennie considérée, la progression moyenne de chacune de ces catégories est ainsi de + 137,9 %. Les importations totales de bourre et déchets de soie passent de 74.000 kilo en 1827-1836, à 149.000 en 1837-46, puis 448.000 en 1847-56, pour atteindre 617.000 en 18575-66 et 1.400.000 en 1867-76. En définitive, même si les importations de grège connaissent la progression la moins forte 377 , ce sont elles qui arrivent en tête par rapport au volume total des importations 378 et qui sont promises au plus bel avenir car il s'agit de faire vivre les filatures et les moulins français. C'est pour protéger ces derniers par exemple que les droits d'entrée sur les filés de soie qui étaient de 82 francs les 100 kilo en 1820 et étaient passés à 100 francs en juillet 1856, sont ramenés à 75 francs en 1867 379 . Pendant ce temps, la tentative d'encouragement de développement de la sériciculture à La Réunion continue 380 et le nombre d'éducateurs en Algérie progresse, passant de 130 à 173 entre 1868 et 1869 381 . La Tunisie compte 353.000 mûriers en 1866 et malgré la pébrine qui ravage cet embryon d’industrie séricicole, une Société d’acclimatation du ver à soie y est créée qui fait même une tentative d'introduction d’une espèce indienne 382 . Dans un discours de Lilienthal 383 enfin, il est question de "jalons plantés" au Bengale. Preuve que le marché lyonnais des soies est apparemment bien portant, c'est dans ce même discours qu'il est par ailleurs précisé que les exportations des soies grèges et ouvrées à partir de Lyon sont passées de 654.000 kilo en 1854 à 2 millions de kilo en 1863. En 1860-61, alors que 887.554 balles de Chine et du Japon partent vers l'Europe, Lyon n'en reçoit que 8.459, soit moins de 1 %. Mais entre 1865-66 et 1867-68, la part de la France dans les envois asiatiques ne cesse de progresser. Celle-ci passe de 15,5 à 20,7% des envois alors que celle des Britanniques recule de 84,9 à 78,8% 384 . La politique extérieure du Second Empire semble porter ses fruits.
Gueneau, p.97 et Fabrice Croizat, La vie devant Soie, imp. St James à Montélimar, 1998, 128 p.
Les origines de cette famille remontent selon toute vraisemblance au XVI° siècle.
les plantations de mûriers à Taulignan datent de 1847 et dès 1856 les Armandy sont représentés à Paris puis Lyon en 1868 (sans que la forme de ces représentations nous soit connue ni leur durée).
Selon Croizat.
en un demi-siècle et souligné par nous.
p.36; Archives paroissiales de Taulignan .
J.M Courbet, R. Chaix, C. Claveau (association Parlarem), "La sedo e li Magnaud (la soie et les vers à soie)", Caièr doucumentari n°5, 1992, 53 p. p.42.
P. Cayez, p.559.
CCIL 1891.
contre 16 juments et 4 étalons.
CRT 1864
Li Jin-mieung, "Lyon et le Japon à travers le commerce de la soie 1859-1914", Lyon, colloque 17-19 novembre 1994 "Lyon et l'Extrême-Orient" in Cahiers d'Histoire, pour tout ce qui concerne ce sujet.
Les soies orientales connaissent alors une grande vogue en Grande-Bretagne, P. Scott, p.217.
MAE Paris CCC Shanghai volume 5
En 1865-66, la France capte 35,5% des balles japonaises expédiées contre 45,5% en 1867-68, CCIL 1865-68.
"le Taicoun dépose ses pouvoirs entre les mains du Mikado" CCIL CRT 1865-68.
CCIL 1865-1868
CCIL 1865-1868
P. Cayez, p.565.
P. Cayez, Histoire de Lyon, p.249
En 1856-57, la Chine expédiait vers l'Europe 90.000 balles, en 1863-64, 51.000 seulement. CCIL 1865-68
Dès 1859, selonPariset, page 367 de l'Histoire de la Fabrique lyonnaise, l'emploi du coton et de la laine se généralise.
+ 109 % tout de même.
En 1857-66, 40 % des arrivages sont en effet composés de balles de soie contre 26,3 % pour la bourre, 17,4% pour les cocons et 16,3% pour les soies ouvrées.
Pariset, p. 368
CCIL 1859-64
CCIL 1872-73
E. Pellerey, La sériciculture coloniale et l'industrie française de la soie, Paris, 1905, 70 p, p.61.
Lilienthal, Des relations du commerce lyonnais avec l'Extrême-Orient, Discours au Congrès Agricole de Lyon du 24 avril 1869, 29 p.
Respectivement CCIL 1891 et CCIL 1865-68.