3.4. LES NEGOCIANTS, LES CONSULS ET LA POLITIQUE EXTERIEURE FRANCAISE

Autre source de problèmes pour nos négociants, l'obligation pour régler leurs éventuels différends avec des Chinois de passer par l'intermédiaire des consuls français. En effet, tandis que les concessions anglaise et américaine s'unissent 419 , la concession française, reste de son côté. Administrée par un conseil municipal dont les membres sont élus chaque année par les locataires de terrains payant une taxe annuelle de 500 taels et les détenteurs à titre perpétuel d'une propriété estimée au moins à 500 taels, celle-ci, rassemble alors une centaine de personnes 420 dont 9 femmes et 6 familles. On y compte alors 9 maisons de commerce dont "l'importance des affaires" dépasse les 200.000 francs. Toutes bénéficient de l'exterritorialité mais la souveraineté chinoise a été préservée. De ce fait, les autorités municipales ne peuvent avoir de relations diplomatiques directes avec les autorités chinoises et pour régler les conflits entre Chinois et étrangers, elles sont obligées de passer par la voie diplomatique, c'est-à-dire d'avoir recours à l'intermédiaire des consuls et du "Daotai", inspecteur général chargé des affaires étrangères 421 . Pour régler au mieux les différends quotidiens impliquant des Chinois, le 1er mai 1864, les Anglo-saxons instaurent une Cour mixte alors que les consuls français continuent de juger sur le territoire de la concession des conflits n'impliquant uniquement que des Chinois 422 . Les négociants en soie étant souvent membres du Conseil municipal, intérêts personnels, manœuvres et intrigues agitent perpétuellement la concession française. Maybon et Frédet rapportent: "l'antagonisme entre l'autorité consulaire et le Conseil municipal (…) était entretenu par de menus incidents, des chicanes, parfois puériles, une mauvaise volonté évidente de part et d'autre (…): toute une petite guerre, enfin, que révèlent les dossiers". Tout semble démarrer en novembre 1864, quand la maison marseillaise Rodocanachi, qui a un fondé de pouvoir à Shanghai depuis 1863, demande l'appui du consul pour réclamer une indemnité auprès du gouvernement chinois car, selon elle, les vexations des mandarins l'ont obligée à fermer son établissement en pleine campagne séricicole, entraînant une perte estimée à 32.000 taels. De plus, en mai 1865, le consul, sans doute suite à des requêtes de la part des autorités chinoises, décide de fermer les maisons de jeu de la concession. Le Conseil municipal étant chargé de s'occuper non seulement des tâches administratives et des travaux publics mais aussi du maintien de l'ordre, de la sécurité et de la perception des impôts 423 , les membres du Conseil municipal Buissonnet et Meynard, estiment ne plus être en mesure de gérer la concession. En effet, prostitution, jeux d'argent et commerce d'opium étant interdits sur le territoire de la concession internationale, ces activités avaient trouvé refuge sur celui de la concession française et les impôts prélevés sur celles-ci par l'intermédiaire de la taxe foncière assuraient alors les 2/3 des revenus municipaux. Le Conseil est dissout et le consul trace un profil peu flatteurs des négociants en soie. Dans une lettre du 29 novembre 1865, on apprend notamment que Rodocanachi n'a pas respecté les règles qui veulent qu'un étranger désirant s'installer à l'intérieur de la Chine s'associe avec des Chinois. Le consul précise que les Anglais qui respectent cette règle, n'ont aucun ennui et que "les pertes éprouvées par M. Meynard et Rodocanachi ne s'élèvent qu'à 1% environ des chiffres qu'ils ont présenté et qu'ils semblent avoir été amplement compensés par les gains qu'ils auraient fait dans leur trafic avec les autorités rebelles". Lui reprochant d'avoir signé une pétition en faveur de ses deux confrères, le consul s'en prend ensuite à Buissonnet puis à l'ensemble de la corporation des négociants en soie. Rapportant dans une lettre au Ministre "l'inconduite et l'impopularité des maisons Buissonnet, Chartron, Monnier Père & Fils de Lyon et Meynard Frères de Valréas", il ajoute: "si elles ne donnent pas des instructions plus précises à leurs agents de Shanghai, elles pourront à un moment donné subir les conséquences de la conduite peu mesurée de leurs représentants en Chine". On apprend alors que M. Chapelle, le représentant de la maison Meynard s'est permis de cravacher un mandarin et d'en faire emprisonner un autre. Bien que cela face théoriquement partie de leurs attributions, le consul dénonce avec force qu'en la circonstance, Mrs Chapelle et Schmidt se soient permis de donner des ordres à la police française de la concession 424 . Et le consul de terminer: "le Conseil d'administration municipal voulait évidemment renouveler cette comédie des gens qui croyant s'être rendus indispensables, non seulement désire obtenir de leurs pairs un bill d'indemnité pour leur conduite mais espèrent encore s'entendre supplier de conserver entre leurs mains les fonctions qu'ils exerçaient pour la plupart depuis 1862".

L'affaires semble close en 1866 avec l'élection d'un nouveau Conseil municipal se composant de quatre Français et de quatre étrangers 425 mais il n'en est rien et deux ans plus tard il faut procéder à de nouvelles élections qui voient cette fois-ci la victoire de Forbes, "chef d'une des maisons les plus importantes de Chine, Russell & Cie" par 152 voix, suivi par un certain Arosenius, 144 voix, de M. Bonneville avec 140 voix et enfin le directeur des postes françaises, M. Maignan avec 140 voix. Dans son rapport, M. Simon, consul de France à Ningbo témoigne de la crise de 1865 à Shanghai: "Le malaise actuel du commerce a pour causes principales l'impudence des négociants eux-mêmes (…). Il n'y a pas d'alliance réelle sérieuse entre la Chine et l'Europe (…) les marchés de la soie et du thé sont détruits par les chemins de fer" et par la dépopulation des régions productrices. On lit encore: "le commerce européen en Chine n'est point raisonné d'après les besoins et les possibilités du pays". L'auteur insiste sur la soif de spéculation: "on compte que la maladie du ver à soie ne finira pas de sitôt" et, lucide, il suggère de développer les filatures de soie en Chine: "après celle des laines et des mines, l'industrie qui répondrait le mieux à la situation intérieure de la Chine serait celle de la filature de la soie" 426 . A propos de Buissonnet, le consul de Shanghai rappelle en 1869 que celui-ci doit surtout sa richesse à d'habiles manœuvres immobilières plutôt qu'au commerce de la soie. Citant un des responsables de la maison Chartron Monnier de Lyon pour laquelle il travailla, M. Raphael Monnier en personne, le diplomate, écrit: "loin d'avoir aucun bénéfice il n'a eu à enregistrer en définitive que des pertes". Il en profite pour rappeler également qu'en 1862, devant se procurer un hectare de terrain pour le compte des Messageries Impériales, M. Edan, chancelier au consulat, en avait en réalité demandé cinq aux autorités chinoises dont trois qu'il avait confié à Buissonnet. Ce dernier s'était alors empressé de les louer et, avec l'argent obtenu en guise d'avance, avait fait promptement évacuer les Chinois qui s'y trouvaient. L'auteur pose alors la question: "que s'était-il passé (…) entre lui [Buissonnet] et M. Edan ? Je l'ignore (…) toujours est-il que quand M. Mauboussin voulut construire un consulat (…) il fut demandé un don à Buissonnet de 80.000 franc auquel ce dernier consentit avec empressement". C'est le même consul qui nous apprend que Meynard avait un vieux contentieux avec l'ancien consul car celui-ci avait refusé une réclamation du-dit Meynard contre les autorités chinoises à la suite d'une tentative d'établissement à l'intérieur, a Azé, cette installation étant contraire aux traités et portant sur des bénéfices présumés "sans tenir compte des pertes possibles et souvent trop probables" 427 .

Dans son ouvrage de Pékin à Shanghai de 1871, Buissonnet riposte 428 : "l'organisation de notre corps diplomatique et consulaire en Chine est loin de répondre aux besoins de la situation. (…) Nos agents arrivent ordinairement sans la moindre connaissance du pays apportant contre leurs nationaux une certaine prédisposition qui les influence trop souvent d'une manière regrettable dans les affaires entre Français et Chinois (…) et grand nombre d'affaires souffrent de cette pénurie d'agents initiés à la langue du pays". En faisant clairement allusion à la crise de 1865, il estime que la concession française est "livrée à l'arbitraire des consuls" et évoque les "conflits regrettables qui ont eu lieu entre le consul général et l'administration municipale du moment". Selon lui, "il devient urgent pour la France d'apporter de notables modifications à son organisation consulaire surtout afin que nos intérêts soient enfin placés sous une protection réellement efficace". A propos des consuls, il écrit: "il y en a beaucoup trop qui sont des fils de familles appelés, par suite d'influence quelconque, à des fonctions qu'ils n'ont pas les aptitudes nécessaires pour remplir. D'autres sont des zélés, et ceux-là sont les plus dangereux quand les connaissances et la pratique leur manquent. Le plus grand nombre est composé de vrais fonctionnaires ne voyant dans tous les Français à l'étranger que des administrés et ne songeant qu'à les mener à la baguette. Aussi terminerai-je en exprimant le souhait que (…) nos compatriotes n'en soient bientôt plus réduits à désirer, comme la chose la plus heureuse qui puisse arriver, que ce nouveau titulaire soit un homme tout à fait nul et s'occupant le moins possible d'affaires". Ce n'est pas le seul témoignage de ce style concernant le corps consulaire français. En 1859 déjà, Lapareille écrit qu'il ne croit pas en la réussite des Meynard car en 1847 "ou 1848", Marius, qui était allé chercher des cocons à Brousse, s'était fait rabrouer par l'ambassadeur français. Parce qu'il estimait qu'il ne participait pas ainsi au redressement de la sériciculture française en crise, ce dernier avait alors qualifié son action "d'antinationale"429.

Ces tensions illustrent très bien les errements et le manque de moyens de la politique extérieure française du Second Empire, notamment pour tout ce qui concerne l'outre-mer et principalement le recrutement des diplomates. Une circulaire du Ministère du 15 novembre 1861 intitulée "Rappel des prescriptions relatives à l'envoi et la réduction des états annuels de commerce et de navigation" précise: "Si un certain nombre de consuls se conforment avec une exactitude que je me plais à reconnaître aux recommandations de mes prédécesseurs, j'ai eu néanmoins le regret de constater que malgré les observations réitérées qui leur ont été adressées, quelques-uns d'entre eux se bornent à reproduire textuellement dans leur correspondance officielle des relevés qu'ils empruntent soit aux journaux, soit aux registres des douanes locales sans prendre le soin de suivre les modèles de tableaux dont le cadre leur a été officiellement tracé 430 . D'autres, au lieu d'accompagner les envois des états de commerce et de navigation d'un rapport aussi complet que possible se contentent d'y joindre un commentaire beaucoup trop succinct pour permettre d'apprécier la valeur et l'importance des données numériques qu'ils ont recueillies. Cette double irrégularité entraîne de graves inconvénients. Le défaut d'homogénéité dans les éléments de statistiques commerciales fournis par la correspondance consulaire les rend plus difficiles à utiliser pour le Département de l'Agriculture, du Commerce et des Travaux publics" 431 . Depuis 1681, une ordonnance sur la Marine confère clairement aux consuls le rôle de principal agent d'information et de développement du commerce extérieur français 432 mais, sur le terrain, tout dépend en réalité du diplomate en place. On s'en rend très bien compte en parcourant les archives des Affaires Etrangères. Parce qu'une fortune personnelle est souvent indispensable, les consuls sont souvent des aristocrates ayant reçu une formation militaire non appropriée 433 et les rapports sont vraiment de qualité très inégales de l'un à l'autre. En 1866 par exemple, on constate que certains appréhendent vraiment approximativement la Chine car une carte consacrée à l'agriculture de ce pays ne contient aucun élément sur la soie 434 . On est fort loin de trouver régulièrement les états qui doivent ensuite être publiés, soit dans les Annales du Commerce extérieur, jusque 1876, soit dans le Moniteur officiel du Commerce après cette date. Dans les archives du Ministère, on trouve plus généralement des extraits des rapports des homologues américains, anglais, belges ou autrichiens, que, bien souvent, on a même pas fait l'effort de traduire. Occasionnellement, les consuls sont appelés à collaborer avec les sociétés de Géographie comme le prouve cette lettre de Paris du 18 juillet 1865: "la Société de Géographie de Paris m'exprime le désir que les consuls de France à l'étranger soient invités à joindre à leurs rapports ordinaires des notes géographiques et ethnographiques" 435 et de temps à autre, ils sont rappelés à l'ordre comme dans cette autre lettre du 20 février 1864 dans laquelle le consul français de Shanghai écrit qu'il "devrait probablement envoyer une liste d'objets les plus recherchés sur la place" mais que "malheureusement une pareille tache est incompatible avec les fonctions et le caractère des agents officiels du Gouvernement" parce "qu'elle exigerait (…) pour être remplie à la satisfaction des parties intéressées un emploi constant du temps et de l'intelligence (…) à des détails qu'une longue expérience de chaque spécialité peut faire toucher du doigt". Dans ce passage en effet, "absolument incompatible" est annoté de cette façon, sans doute de la main du ministre lui-même: "c'est justement ce qu'ils doivent faire!" 436 .

Le cas du Mexique est particulièrement édifiant. Alors que les troupes d'intervention espagnoles et anglaises qui avaient débarqué dans ce pays en 1861 437 , rembarquent dès l'année suivante, Napoléon III a, lui, conçu le projet d'évincer de ce pays les hommes d'affaire américains et de mettre le pays en valeur au profit des capitalistes français 438 . L'expédition se termine en déroute avec l'exécution de Maximilien en 1867. Les répercussions sur la politique extérieure française de cette aventure mêlant élucubrations militaro-commerciales et scandales politico-financiers 439 , sont considérables. Ce désastre met en pleine lumière les lacunes d'une politique extérieure directement héritée du Ier Empire. Celle-ci se révèle totalement inadaptée aux nouvelles conditions imposées par des relations lointaines, manquant de stratégie, de personnel et, suite à cette piteuse expérience, de moyens financiers. Il ne fait guère de doute que la politique diplomatique française en Asie en fait alors les frais. En Indochine, tout commence en 1856 avec la mise à mort de prêtres espagnols et français. Tourane est bombardée et Montigny présente des réclamations à la cour de Hué prise par la flotte française. La tentative de pénétration vers l'intérieur se solde par un échec mais une "Commission de la Cochinchine" est constituée en France. Quatre ans plus tard, l'expédition en Chine se termine de la même manière car les Anglais refusent à la France toute possession insulaire chinoise. La voie du Mékong apparaît par conséquent comme la seule voie d'accès en Chine susceptible d'être soigneusement contrôlée par les Français qui dès lors ne vont avoir de cesse de s'y imposer. En 1862, l'empereur d'Annam signe un traité par lequel il cède l'île de Poulo-Condor à la France et qui autorise les navires français à remonter le Mékong pour aller jusqu'au Cambodge. L'année suivante, il cède trois provinces à une France qui, suite à la visite d'une ambassade siamoise à Paris, impose son protectorat sur tout le Cambodge. Le 20 février 1864, une lettre accompagnant les rapports de M. Simon, délégué du Ministre de l'Agriculture, du Commerce et des Travaux Publics, évoque la possibilité d'une communication "entre le fleuve annamite [appelé aussi "fleuve de Saigon"] et le Y.T Kiang" 440 . Son auteur précise en outre que la France peut importer de Chine pour 70 M FF de soie, soit l'équivalent de douze navires à vapeur, et exporter jusqu'à 125 M FF de soieries, soit douze navires à vapeur également. La même année, dans La Cochinchine française 441 , F. Garnier écrit: "La France a reçu de la Providence la haute mission de l'émancipation, de l'appel à la lumière et à la liberté des races et des peuples encore esclaves de l'ignorance et du despotisme. Eteindra-t-elle en ses mains le flambeau de la civilisation vis-à-vis des ténèbres profondes de l'Annam ? Fermera-t-elle ses yeux devant cette misère immense ? Renoncera-t-elle à la plus belle partie de son œuvre ?". Deux ans après, une expédition anglaise cherche à ouvrir une voie commerciale vers la Chine via la Birmanie tandis que de leur côté, Doudart de Lagrée et Francis Garnier recherchent une voie de pénétration vers la Chine, respectivement par le Mékong et par le Fleuve Rouge. Découvrant les richesses du Yunnan en cuivre, plomb et étain, ces expéditions démontrent surtout que le Mékong n'est pas une voie d'accès vers la Chine et que seul le Fleuve Rouge peut éventuellement convenir. Entre-temps, toute la Cochinchine est tombée dans l'escarcelle française. Discrètement, la CCIL suit tout cela de très près. Déjà en 1860, 6.000 hommes de troupe ayant été envoyés en Syrie suite au massacre de chrétiens Maronites, les Lyonnais, parce qu’à l’époque la production de soie de ce pays était estimée à 6 millions de kilo. 442 , s’étaient associés à cette expédition. En 1867, 10 industriels dont 7 fabricants de façonnés participent à une exposition à Saigon 443 mais surtout les CRT rapportent les résultats de l'enquête de deux ans 444 du capitaine Bonnevay en Cochinchine sur la production de la soie. Celle-ci se montre fort peu encourageante, un envoi n'étant même pas parvenu à la Chambre, ce qui fait penser que "la Cochinchine peut fournir un appoint, c'est tout".

Les résultats commerciaux de ces expéditions sont très maigres mais leur impact sur l'imaginaire des hommes est considérable. En l'absence d'une politique cohérente et de toute information correcte de l'opinion publique, l'initiative individuelle 445 et le mythe prennent largement le dessus. A cette époque en effet, les projets colonisateurs s'ordonnent autour d'idées-force, moteurs de l'action comme le rêve d'un bloc maghrébin français par exemple. La pénétration en Chine par le Tonkin répond plus à des considérations d'ordre militaires que commerciales. J.L Miège évoque un "romantisme colonial" poussant à une exaltation lyrique qui transfigure toute réalité, parle "d'espoir fabuleux de l'Eldorado" 446 et de la littérature d'évasion, citant Charles Campbell qui parle des "espoirs extravagants" entretenus par les marchands américains faisant du commerce avec la Chine 447 . "Les intérêts matériels, le goût de l'évasion, la philanthropie, le nationalisme, mêlés inextricablement, laissent mal démêler leur rôle respectif (…) la rivalité coloniale s'alimente du nationalisme qu'elle nourrit à son tour". Dans le cas de l'Indochine, on va même assister au développement de "colonisations secondaires", c'est-à-dire ayant comme moteur non plus la métropole mais la colonie elle-même, et ceci contre la volonté du pouvoir central 448 . Au Tonkin, suite aux tortures pratiquées, cette région "prend l'image durable d'un cauchemar du conquérant", donnant par la même occasion naissance au mythe du "péril jaune" 449 . Dans cette France du Second Empire qui s'inspire du précédent napoléonien, les initiatives les plus audacieuses et les plus risquées prennent des allures d'épopées, de faits d'armes légendaires. Ce sont les rêves de Jean Dupuis, originaire de Roanne, et ceux d'un officier de marine, Jean Garnier, sous les ordres de Doudart de Lagrée, alimentés par les mirages d'une Chine fabuleuse, qui font entrer le Tonkin dans les projets français 450 . En attaquant une sous-préfecture malgré l'interdiction du général Dupré, Dupuis devient "le premier représentant d'une catégorie qui devait proliférer à l'ère de l'empire et au-delà, celle des expatriés habiles à mêler l'orgueil national à leurs intérêts personnels et un certain attachement au pays colonisé à leur sens des affaires" 451 , son antithèse étant Paul Philastre, "humaniste et généreux à l'esprit civilisateur". Dans les débats de la Commission de Cochinchine de 1857 452 , on retrouve la même stratégie que sur le continent américain. La prise de possession territoriale répond à une "volonté d'assurer une politique de prestige et de puissance en une région vers laquelle convergent les ambitions des Britanniques, des Russes et des Américains. (…) Il est remarquable que les perspectives commerciales comptèrent peu dans la décision de Napoléon III". Le mythe "d'une foi chrétienne sanctifiée par ses martyrs" (…) alimente l'enthousiasme patriotique des missionnaires et d'une opinion publique sous influence. Au total, même si "les mythes français du Tonkin ont été souvent circonscrits à l'intérieur de groupes ou de corporations impliqués dans la conquête ou l'entreprise coloniales 453 (administrateurs ou négociants, Eglise chrétienne, armée)", "le mythe se convertit en réalité politique" 454 . Finalement, "les Français abordent le Tonkin sous les trois signes de la Croix, de la soie et du drapeau (…) il en a résulté une mythologie" 455 . Cette dernière nuit à l'action commerciale. Elle déforme considérablement la réalité et fausse complètement les estimations.

Au bout du compte, outre l'énormité des efforts que la Chine doit effectuer pour se mettre au diapason du commerce international, en définitive, ce qui freine le plus le développement des relations sino-étrangères, à l'instar de l'influence des Annales sur les Lyonnais dans les années 1840, ce sont les propres craintes et appréhensions des Occidentaux. Comme bon nombre de ses contemporains, Lamb, par exemple, ne tient pas la Chine en très haute estime. Pour lui, le fait que ce pays n'ait pas besoin des produits européens est un signe de barbarie "puisque les peuples civilisés sont solidaires, eux! 456 ". De son côté, en 1859, Lapareille proclame: "les chinois sont à la fois enfants et corrompus" 457 . Les conférenciers de l'époque captivent l'attention de leurs auditoires en insistant sur les aspects les plus morbides et les plus violents le la vie des étrangers en Chine. Ils contribuent fortement à vulgariser dans l'opinion publique des images extraordinairement négatives et donnent des faits une vision tronquée et partiale, donnant de la Chine une vision barbare. Il est vrai par exemple que le massacre du 21 juin 1870 qui voit la mort de dix sœurs de la Charité, du consul français, de son chancelier, d'un prêtre lazariste, d'un interprète et de sa femme, d'un négociant et de son épouse ainsi que de trois Russes 458 conduit au traité de Fou-tchéou obligeant les chinois à installer des légations en Europe et qu'est constitué à Shanghai dans des conditions rocambolesques un corps armé sur le modèle de celui qui existait déjà à Canton depuis 1864 459 . Dans ces conditions, on comprend que bien peu de Français aient la tentation de venir en Chine et lorsqu'ils sautent le pas, bien souvent, c'est la tête farcie de mythes, de préjugés et d'une vision romantique à souhait. Ainsi, par exemple, on doit la fameuse expression "Route de la Soie", parfaitement impropre soit dit en passant 460 , à un baron allemand, le baron von Richtoffen, suite à un voyage en Chine de 1872 à 1874. En 26 ans, ce sont au total 400 articles de synthèse concernant la Chine, dont 240 de description de la vie quotidienne, qui seront ainsi parus dans les Annales. Les clichés y sont forts et le ton oscille toujours entre sévérité des jugements et optimisme pour l'avenir, ce qui fait dire à M. Dumas 461 : "la vieille fascination mêlée de crainte suscitée par l'Asie orientale continue ainsi d'exercer ses effets". Quand les Européens se rendent en Chine, c'est avec un sentiment de compassion alimentant et renforçant un sentiment de supériorité. Au début du siècle encore, dans la conférence sur les relations de la Chine avec l'Europe qu'il tient à Rouen 462 , le vice-président de la Société de Géographie de Paris, H. Cordier lui-même, rappelle les paroles d'un refrain d'opérette des environs de 1871: "La Chine est un pays charmant qui doit vous plaire assurément".

Notes
419.

en 1863

420.

en 1862, Maybon et Frédet, p.246.

421.

A Shanghai, les autres autorités chinoises locales sont: le sous-préfet, "Tche-hien", le chef de la justice et le commandant militaire; Frédet, p.37. Pour les autres renseignements sur Shanghai, se référer à: Ts'ien Siang-Suen, le Port de Shanghai et Huang Ping, la concession française de Shanghai, introduction et problématique, mémoire de DEA sous la direction de Marc Michel, août 1995, IHPOM, 130 p.

422.

sauf dans les cas d'affaires criminelles; ce n'est qu'en 1869, qu'eux aussi adopteront l'usage d'une Cour mixte, H. Ping, p.21

423.

H. Ping, pp.7 à 15; selon A. Fauvel, Histoire de la concession française de Shanghai, 1899, 31 p, le règlement organique de la concession avait été arrêté en 1863.

424.

MAE Paris, CCC Shanghai, vol 6.

425.

A cette occasion, pour la première fois à Shanghai, le nom de E. Morel est évoqué, les autres élus français étant E. Monnier, A. Théric et E. Millot; MAE Paris, CCC Shanghai, vol 6.

426.

Audacieux, pour une filature de 150 bassines, il avance le résultat positif alléchant de 114.850 francs. MAE Paris, CCC Shanghai, vol 5, pp268-300, novembre 1865.

427.

MAE Paris, CCC Shanghaï, vol 8.

428.

pp.18-55 et 333-334.

429.

Lapareille, La Chine, les warrants et l'avenir du commerce des soies, 1859, 47 p.

430.

Chaque année, les consuls doivent envoyer dix états: importations, exportations, import-export des principales marchandises, mouvement général des principales marchandises, mouvement général de la navigation, navigation sous pavillon tiers, principales industries, cours du change, prix courants moyens des principaux articles de commerce, cours du fret maritime et des assurances.

431.

MAE Nantes, Shanghai, cartons roses, n°5, Direction des Consulats et affaires commerciales, 1855-1874.

432.

B. Ricard: "Des consuls aux attachés commerciaux, la crise économique de 1882 et le Ministère des Affaires Etrangères" in Revue d'Histoire diplomatique, 106e année, 1992 : 4; pp.343-369, p.343.

433.

R. Girault, dans Diplomatie européenne et impérialismes, 1871-1914, Paris, 1979, 253 p, pp13 à 20, parle de: "diplomatie conditionnée surtout par les considérations de personnes, de politique politicienne et de stratégie militaire".

434.

MAE Nantes Foutchéou 33.

435.

MAE Nantes, Shanghai, cartons roses n°5. Cette démarche est pleinement appuyée par le Ministère.

436.

MAE Paris, CCC Shanghai vol.4, p.418.

437.

Pour faire pression sur Juarez qui avait suspendu le paiement des intérêts de la Dette et décidé de frapper les résidents étrangers d'un impôt.

438.

Dans une note confidentielle de Napoléon III au général Forey après la nomination de celui-ci au commandement du corps expéditionnaire en juillet 1862, on lit (dans P. Gaulot, La vérité sur l'expédition du Mexique, Ollendorff, 1889): "Il ne manquera pas de gens qui vous demanderont pourquoi nous allons dépenser des hommes et de l'argent (…) au Mexique. Dans l'état actuel de la civilisation du monde, la prospérité de l'Amérique n'est pas indifférente à l'Europe, car elle alimente nos fabriques et fait vivre notre commerce. Nous avons intérêt à ce que la République des Etats-Unis soit puissante et prospère, mais nous n'en avons aucun à ce qu'elle s'empare de tout le golfe du Mexique et soit la seule dispensatrice des produits du Nouveau Monde. Maîtresse du Mexique et par conséquent de l'Amérique centrale et du passage entre les deux mers, il n'y aurait plus désormais d'autre puissance en Amérique que celle des Etats-Unis. Si, au contraire, le Mexique conserve son indépendance (…), si un gouvernement stable s'y constitue par les armes de la France (…) nous aurons garanti leur sécurité à nos colonies des Antilles et à celles de l'Espagne; nous aurons établi notre influence bienfaisante au centre de l'Amérique, et cette influence (…) créera des débouchés immenses à notre commerce, et procurera des matières indispensables à notre industrie… Ainsi donc aujourd'hui, notre honneur militaire engagé, l'exigence de notre politique, l'intérêt de notre industrie et de notre commerce tout nous fait un devoir de marcher sur Mexico (…)".

439.

Dans un discours devant le Corps Législatif du 26 juin 1862, Jules Favre dénonce la créance Jecker, maison suisse. Celle-ci consistait en un prêt de 3.750.000 francs-or au gouvernement conservateur de Miramon contre lequel Jecker avait reçu des bons payables ultérieurement pour un montant de 75 M FF. Miramon est remplacé par Juarez qui refuse de rembourser Jecker. Du coup, ce dernier se retrouve en faillite et vend ses bons du Trésor que des spéculateurs rachètent et dont ils réclament le paiement. Or, Jules Favre fait lui-même parti de ces "honnêtes spéculateurs" et qui font désormais office de protecteurs à Jecker. Une lettre de ce dernier à Morny, sans doute de 1869, et trouvée aux Tuileries après la chute du Second Empire, confirme (même si cette lettre est sujette à caution) que le duc de Morny, homme d'argent, était lui aussi impliqué dans cette affaire. Jecker précise même qu'après la mort de celui en 1865: "la protection éclatante que le gouvernement français m'avait accordée cessa complètement".

440.

MAE Paris, CCC Shanghai, tome 4, p.398 et p.410. En réalité, ce rapport date de 1862. Il se compose de huit pages recto-verso sur le sujet, deux sur la production séricicole du Setchuen et deux sur la production de soieries chinoises.

441.

éditions Dentu, 1864. Coïncidence ?

442.

S. Lamb en 1856

443.

CRT 1867, p.213.

444.

1865-1867.

445.

Les motivations des Occidentaux en Asie sont complexes mais l'initiative individuelle est fondamentale. N. Wang, p.48.

446.

p.158

447.

Interest and the open door, New Haven, 1951.

448.

J.L Miège, p.156 à p.159.

449.

série Autrement n°32, octobre 1994, p.36.

450.

Garnier lui-même fait du commerce en Chine du Sud pour le compte des maisons de Bordeaux, Lyon et Limoges. Meyer, p.567.

451.

idem, p.30.

452.

idem, p.19.

453.

Citant l'article de J. Valette dans RHMC d'avril-juin 1869, p.194, "L'expédition de F. Garnier au Tonkin" Meyer précise que certains groupes sont intéressés par l'occupation du Tonkin comme celui de Maunoir, ancien officier et secrétaire de la Société de Géographie de 1867 à 1896. Lui aussi, page 568, parle de la convergence des intérêts entre missionnaires, marins, militaires et commerçants. Tout en faisant référence à l'article de J. Laffey, il constate d'ailleurs que les "missionnaires d'origine lyonnaise sont nombreux au Tonkin (…)" et qu'ils "se laissent volontiers utiliser par les industriels de la soie".

454.

p.45

455.

p.9

456.

p.46

457.

La Chine, les warrants et l'avenir du commerce des soies, p.17.

458.

selon Henri Cordier, conférence de 1901.

459.

MAE Paris, NS 260, p.280 et MAE Paris, CPC Chine, vol 1, 1858-1869, p.150 (dépliant montrant la revue des soldats mandchous et leurs instructeurs français).

460.

Effectivement, il s'agit en réalité d’un commerce de soieries, c'est-à-dire d'étoffes et non de soie; Pour Vadime et Danielle Elisseeff, il serait même plus juste de parler de "Route des Chevaux" car c'est pour se procurer de ces animaux que les Chinois ont commencé à commercer avec leurs voisins occidentaux les plus proches (V. et D. Elisseeff, La civilisation de la Chine classique, Arthaud, 1987, 503 p., p.131).

461.

Dans son DEA Les missionnaires en Chine de 1840 à 1890: approche et image de la Chine dans la seconde moitié du XIX° siècle, Lyon III, 1993, cité par Prudhomme dans les Cahiers d'Histoire.

462.

conférence sur les relations de la Chine avec l'Europe, Rouen, 1901, 16 p.