4.2. UNE DECENNIE DE CRISES

De telles modifications dans l'environnement de la filière lyonnaise ne sauraient manquer d'avoir de profondes répercussions sur celle-ci. En ce qui concerne cette dernière, en effet, la décennie peut être regardée comme un tournant, une période de remise en question et d'adaptation. Premiers signe inquiétant, en ce qui la concerne 545 , c'est qu'il est indéniable que le conflit franco-prussien en surprend totalement les décideurs. Le témoignage des CRT est tout à fait éloquent 546 . Gueneau de son côté interprète la première réunion de l'Association des marchands de soie qui a lieu le 27 juillet, c'est-à-dire quelques jours après la déclaration de guerre 547 , comme le signe d'un aveuglement optimiste. En 1867, "l'affaire du Luxembourg" avait pourtant entraîné de sérieux préparatifs militaires de la part de la France et de la Prusse, mais, malgré cela, le passage à l'acte surprend tout le monde et, surtout, provoque la fermeture du marché de Paris juste au moment où la Fabrique, au lendemain de la récolte, est surchargée de soies. Immédiatement, les 2/3 des métiers cessent de fonctionner et les stocks sont déplacés dans le Midi, en Suisse, ou à Londres. Il faut écouler les stocks et le prix des étoffes recule de 15 à 20%, ce qui attire les Anglais et les Américains. Les dégâts sont limités 548 mais la Commune, la désorganisation des chemins de fer, l'épuisement des stocks et la raréfaction des ouvriers disponibles font flamber les prix du transport, de la matière première et de la main-d'œuvre. Les derniers mois de l'année, seules les ventes de tissus noirs sont actives. Pour Pariset, les événements de 1870 entraînent un recul de la fortune publique qui contraint les commissionnaires à abaisser les prix de leurs étoffes que ceux-ci chargent encore plus pour ménager leurs bénéfices tandis que la mode se détourne vers les lainages moins chers et plus solides. Une fois l'armistice signé, très rapidement, la CCIL réclame le rétablissement des lignes de chemin de fer Lyon -Brest et Lyon-Le Havre pour exporter vers l'Angleterre et les Etats-Unis car les steamers de Marseille n'ont pas les capacités nécessaires et janvier 1871, ce sont plus de 500 colis qui sont restés bloqués dans ce dernier port 549 . Commercialement parlant, le coup est tout de même rude: les exportations françaises de soieries chutent de 77%, passant de 65 à 15 M FF entre le premier et le troisième trimestre de l'année 1870. Les ventes à destination du marché anglais reculent de 204 M FF en 1869 à 117 trois ans plus tard. Dans un tel contexte, on comprend que le projet de taxer de 20% les importations de soie pour payer les dommages de guerre provoque "l'effroi" de la CCIL. Cette dernière profite de l'occasion pour souligner que le percement du Mt Cenis et l'achèvement du réseau italien ont encouragé la P & O à faire de Brindisi un port d'attache, ce qui risque de faire abandonner Marseille 550 . Malheureusement, à peine remise de cette première secousse, la filière lyonnaise doit affronter les effets dévastateurs du krach viennois de 1873. Union des Marchands de Soie Lyonnais et Syndicat des fabricants coopèrent pour créer ensemble une caisse de secours 551 . Pendant ce temps, parce qu’il faut faire travailler les métiers et que l’on croit à une reprise rapide comme toujours auparavant, la production est maintenue à un niveau haut 552 .

A l'occasion de cette crise, l'importance des débouchés extérieurs est soulignée à nouveau à la CCIL: "(...) la prospérité de notre industrie (...) dépend presque uniquement de nos rapports commerciaux avec l'étranger, elle lui doit son activité dans les moments heureux, son salut dans les mauvais jours, et toute atteinte portée à ses relations extérieures peut devenir pour elle un coup mortel" 553 . Une fois fait ce constat, les premiers débats portent ensuite sur les problèmes traditionnels d'impôts 554 , de concurrence abusive et de renchérissement des produits à cause d'une tare trop importante 555 . Il est vrai que, dans le cas des exportations de soieries, ce dernier problème n'est pas négligeable, mais on ne saurait attribuer à lui seul la responsabilité du recul des exportations lyonnaises. Plus inquiétante est la concurrence industrielle que constate la CCIL en 1874. Les productions, suisses pour les tissus légers, allemandes pour les velours et mélangés, autrichiennes pour les étoffes destinées à l'ameublement et aux ornements d'églises, anglaises pour les satins et les moires, font désormais de l'ombre aux étoffes lyonnaises. En amont, l'Italie pour les soies grèges et ouvrées, l'Angleterre pour les soies asiatiques, la Suisse pour les bourres peignées et filées, constituent autant de menaces potentielles sur le circuit des approvisionnements. Enfin, la CCIL prend acte de la domination anglaise du fait de "sa marine marchande, de son organisation supérieure, de sa langue des affaires et de ses taux d'escompte, toujours inférieurs de 1 à 2% à ceux de la Banque de France". En 1872, elle reconnaît la supériorité des mains-d’œuvre et organisations commerciales suisses et allemandes et se plaint d'avoir à supporter trop d’impôts sur le commerce, les prix du transport et de la patente 556 . Pariset note la poussée de la précarité chez les ouvriers. Durant cette période, une nouvelle politique d'encouragements tous azimuts est impulsée et conduite par la CCIL. De la réalisation d'un planisphère séricicole par J. Clugnet en 1875 aux aides à l'innovation technique 557 et à la participation aux grandes expositions internationales 558 , la CCIL fait feu de tous bois. Rien que pour l'Exposition de 1873, 129.515,95 francs sont dépensés. Elle appelle à la création d'une Bourse pour la soie, aide à la fondation d'une Chambre Syndicale des Soies 559 . Des primes de 50 à 500 francs sont promises à des inventeurs et des ouvriers pour des améliorations mécaniques, des secours sont versés 560 . Régulièrement, la CCIL réceptionne dans ses salons consuls français partant en poste ou délégations étrangères de passage en France. Par exemple, en 1871, le nouveau consul qui part prendre son poste à Osaka, M. Colleau, s'arrête dans la capitale rhôdanienne. Quatre ans plus tard, c'est au tour d'une délégation birmane composée de sept personnes parmi lesquelles le ministre des Affaires Etrangères lui-même, de passer par Lyon.

C'est donc dans le domaine de la formation commerciale que Lyon va faire ses plus gros efforts. Reprenant une vieille tradition lyonnaise d'instruction 561 , constatant que "depuis 80 ans la société change beaucoup plus vite que les systèmes d'instruction", et tout en redoutant la tutelle de l'Université, "l'Ecole Supérieure de Commerce et de Tissage" 562 voit le jour en 1872. Pour parer au manque d'initiative et d'audace dans le domaine commercial 563 et tout en se référant à son modèle anglais 564 , la CCIL, fidèle à son esprit de liberté d'entreprise et de gestion, avait décidé dès 1870 de compléter le dispositif déjà existant en créant une école autonome 565 . Le premier but de cette école était de former des employés et chefs de maison 566 : l'enseignement commercial doit développer le "sens commercial" chez les jeunes. (…) Le collège forme l'homme mais l'homme moral formé il reste à le façonner en vue de sa destination dans le temps présent; c'est l'œuvre des écoles de commerce et des écoles industrielles". A partir de cet instant, cette création ne cessera plus de faire l'objet de tous les soins de la part de la CCIL. Par exemple, une indemnité de 800 francs est attribuée à M. Merritt qui fait des conférences en anglais deux fois par semaine "pour familiariser les jeunes employés de commerce avec cette langue" et trois bourses de la CCIL, pour un montant total de 1.500 francs, sont attribuées pour pouvoir suivre ses cours en plus des bourses de la municipalité de Lyon et des bourses privées 567 . Complément indispensable, quelques mois plus tard, le 13 janvier 1873, c'est au tour de la Société de Géographie de Lyon de voir le jour. Son président, Louis Desgrand, est déjà président de la Société de Géographie de Paris et parmi les fondateurs on trouve les Chambres de Commerce de Tarare, de St Etienne, Montpellier, Vienne et Châlons-sur-Saône. Au total, celle-ci rassemble 775 sociétaires et dispose d'un capital de 15.000 francs. Emile Guimet y côtoie le rédacteur du journal Les Missions catholiques, l'abbé Laverrière, Aynard, le banquier, le préfet du Rhône et l'archevêque. Ses buts sont de "développer par des cours, conférences ou autres moyens, l'enseignement de la Géographie, à l'effet d'en appliquer les résultats à toutes les branches de l'activité sociale, religieuse et industrielle ou militaire".

Néanmoins, en 1874, la CCIL fait cet amer constat: "Notre industrie fait-elle les efforts suffisants pour se conformer aux goûts, aux besoins et habitudes des différents consommateurs? Sans doute, notre industrie fait des efforts pour se tenir au courant des goûts des consommations étrangères mais l'esprit de routine, toujours si puissant, l'habitude séculaire où est notre place d'être visitée par les acheteurs étrangers, les connaissances imparfaites des débouchés lointains, l'absence de voyage, l'ignorance, comme le dédain des langues étrangères contribuent à enrayer ce mouvement de notre exportation"568. Elle reconnaît enfin que "les expositions sont utiles mais peu fréquentées" 569 . C'est dans ce contexte que, dans un long passage de ses CRT intitulé "comment développer nos colonies, surtout la Cochinchine et la Nouvelle-Calédonie", la CCIL préconise de créer des filatures "à l'européenne" en Cochinchine 570 . Il est donc tout à fait clair qu'à l'instar de H.V Wehler ou de l'économiste Leroy-Beaulieu 571 , à partir de 1874, Lyon pense à la solution coloniale. A ce moment, échaudée par l'échec de l'intervention au Mexique, les frais de la pacification en Algérie et le traumatisme subit lors de la défaite de 1870, l'opinion publique française est hostile envers les expéditions guerrières, notamment outre-mer, ce qui rend toute initiative dans ce domaine peu propice. Jusque 1879, les débats à propos du colonialisme sont indécis. Néanmoins, de plus en plus d'esprits pensent que la colonisation est inévitable dans un contexte de lutte industrielle pour la puissance et "des individualités ou de petits groupes informels maintiennent le culte de l'expansion coloniale" 572 . Gambetta par exemple, "veut faire du Fleuve Rouge une voie pour le commerce général du monde" 573 et l'année suivante, Francis Garnier intervient au Tonkin. Hanoi est prise mais l'intervention des Pavillons noirs chinois et la mort de celui-ci en décembre 1873 mettent un terme aux opérations. Le bilan est tout de même satisfaisant pour les partisans du colonialisme puisque le traité de Saigon et la Convention Philastre du 15 mars 1874 sont signés avec l'empereur du Viet-Nam. L'ouverture de trois ports, Quinhon, Haiphong et Hanoi, est prévue avec liberté de commercer sur le Fleuve Rouge 574 . A cette époque, les échanges Cochinchine-France ne se montent qu'à 4 M FF, mais en 1875 la Banque de l'Indochine est créée 575 . Le processus menant à la colonisation a alors indiscutablement d'ores et déjà commencé quand éclate la terrible crise de 1876 qui va en accélérer la mise en œuvre.

Notes
545.

Mais il semble bien qu'elle ne soit pas la seule dans ce cas.

546.

CCIL CRT 1869-71, pp.15-20.

547.

19 juillet; Gueneau, p.72.

548.

A une enquête de l'Assemblée Nationale sur les conséquences de la guerre, la CCIL répond: "elles seront nulles pour l'industrie des soieries si (...) la confiance et le calme se rétablissent complètement", CRT 1869-1871. Début 1870, les cours de la soie reprennent à + 8%, les cocons sont payés un franc de plus puis la conjoncture fait baisser les prix de 15%, à la fin de l'année le cours des soies est finalement 25% plus bas que fin 1869.

549.

CCIL 1871; précision: les exportations lyonnaises vers l'Amérique se font par Le Havre, CCIL 1874.

550.

Une délégation est envoyée auprès du Ministre et finalement, une hausse de l'impôt sur les revenus et un droit de 3% sur les importations sont décidées. CCIL 1871

551.

Gueneau, p.77: "marchands et fabricants forment à Lyon une même classe sociale avec des intérêts identiques".

552.

La production de la Fabrique était de 250 M FF et 60.000 métiers en 1853 contre 120 M FF et 120.000 métiers en 1875; entre les deux dates, la consommation de soie était passée quant à elle de 1 millions à 3 millions de kilo. Le nombre d'établissements filant la soie est de 83, 68 à Lyon et 15 dans le reste du département du Rhône, le nombre de tavelles est de 31.907 (25.258 à Lyon et 6.449 dans le Rhône), il y a 350 maisons de fabrique, soit 30 à 35.000 métiers pour le Rhône y compris Lyon et 60 à 70.000 pour le reste de la région séricicole. CCIL CRT 1873.

553.

CCIL / CRT 1869-1871, p.18.

554.

Dans les CRT de 1874, les fabricants se plaignent des impôts sur la petite vitesse, les effets de commerce et la patente qu'ils jugent trop lourds. Ils avancent des "augmentations de 185%, 525% et même 714% suivant le nombre de métiers".

555.

Les CRT de 1869-1871, p.105, soulignent en effet que la tare (poids légal de l'emballage admis par les douanes françaises) peut en effet atteindre jusqu'à 38% du poids des soieries exportées, voire 75% pour les crêpes. Ceux de 1872-73, p.39, précisent que celle-ci est de 45 à 50% pour articles légers, c'est-à-dire les crêpes et les tulles, tandis que pour les tissus purs unis, elle est de 22 à 23% et pour les foulards et imprimés de 31 à 33%.

556.

Pariset, la Chambre de Commerce de Lyon, p.138.

557.

800 FF par exemple pour le chercheur Deleure travaillant sur la maladie du ver à soie, CCIL / CRT 1869-71, p.65-66.

558.

Déjà en 1865 et 1868, elle subventionne les exposants participant aux expositions de Porto et du Havre respectivement à hauteur de 4.500 et 7.000 francs.

559.

dès janvier 1870, CCIL / CRT 1869-71, p.97.

560.

dont le total pour 1869 à 1871 atteint 1600 francs, CCIL 1869-71.

561.

"le meilleur moyen de venir en aide aux classes ouvrières est encore de les instruire (...). L'instruction relève de la dignité de l'ouvrier et aplanit devant lui les voies qui mènent à l'aisance". Dès les années 1850, à l'initiative d'A. Dufour notamment, tout un dispositif de formation avait été mis en place avec pour les familles aisées la création de l'Ecole centrale lyonnaise, pour les ouvriers celle de La Martinière et pour les dessinateurs et artistes l'Ecole des Beaux-Arts. Durant la décennie suivante, les efforts sont poursuivis avec la création en 1864, sous l'impulsion à nouveau d'A. Dufour et H. Germain, de l'Association lyonnaise pour la propagation de l'enseignement, qui deviendra plus tard la Société d'enseignement professionnelle du Rhône, et, de la part de la CCIL, la diffusion de nombreuses allocations d'enseignement à destination, par exemple, des cours de comptabilité commerciale pour femmes et de l'école centrale (respectivement 2.600 et 1.500 FF, CCIL / CRT 1868; p.198).

562.

Le 10 mai 1872 et grâce à un financement du patronat textile selon P. Cayez, p.255 de son Histoire de Lyon. En fait, celle-ci remplace le cours de Géographie commerciale de 1864 (CCIMP 1949).

563.

P. Cayez, Histoire de Lyon, p.255: à Lyon, pour palier au manque de cadres commerciaux on en faisait venir de Suisse et d'Allemagne.

564.

"Les Anglais n'ont pas d'écoles de commerce; ils n'en ont pas besoin; il règne dans ce pays un tel climat d'affaires!" CCIL / CRT 1874; pp. 114-115, 139 et 143 (pour l'ensemble des notes concernant l'Ecole de Commerce).

565.

Il s'agissait déjà de "l'Ecole Supérieure de Commerce et de Tissage", ainsi dénommée parce qu'elle comprenait en effet une section de tissage. CCIL / CRT 1922.

566.

CCIL / CRT 1870, p.217.

567.

CCIL / CRT 1874. Selon Gueneau, p.91, Albert Rondot aurait fait une partie de ses études dans cette Ecole.

568.

CRT, 1874, p.103.

569.

CCIL 1874, p.106

570.

Autre passage important, à propos de l'organisation de Chambres de Commerce françaises à l'étranger, constatant qu'il y a trop peu de Français outre-mer, la CCIL préconise que ceux-ci s'intègrent aux Chambres de Commerce internationales comme celle de Yokohama et Shanghai. Elle se dit favorable à l'utilisation des voyages d'exploration "au profit du commerce" et signale en outre que quelques ouvriers ont choisi d'émigrer vers l'Amérique du Sud et la Californie. CRT 1874 p.102.

571.

Respectivement Der Impérialismus en 1872 et De la colonisation chez les peuples modernes en 1874. Le premier estime que la colonisation est un moyen d'intégration et que son but est la paix sociale, avis que partage Thiers. Le second vante les avantages pour tous de la colonisation, mais cet avis va à l'encontre de la majorité des économistes.

572.

J. Meyer (ouvrage collectif), Histoire de la France coloniale, Tome I (des origines à 1914), A. Colin 1991, 846 p, pp. 561-562.

573.

Cité par J. Meyer dans son Histoire de la France coloniale, p.568.

574.

Néanmoins, la guerre contre les Pavillons Noirs continue et l'empereur d'Annam reconnaît la suzeraineté de la Chine en 1876. En 1877, une ambassade vietnamienne se heurte à un refus catégorique de révision des traités tandis qu'un appel à la Chine reste sans réponse.

575.

M. Meuleau, Des pionniers en Extrême-Orient, histoire de la Banque de l'Indochine 1875-1975, Fayard, 1990, 646 p, p.25. Celui-ci précise qu'après les premiers échecs, les commerçants français en Indochine s'appuient sur les fournitures aux armées et à l'Administration par l'intermédiaire de commerçants chinois, et que, d'emblée, ils distinguent clientèles indigène et coloniale. Dans les transactions courantes, il souligne qu'usure et taux d'intérêt en Indochine sont élevés car les banques réservent leurs crédits aux maisons d'exportation et aux grandes succursales coloniales.