Entre 1870 et 1880, après bien des hésitations, le marché lyonnais des soies opte finalement pour les soies chinoises. En 1870, le projet de révision du traité de Tientsin par l'Anglais Rutherford Alcok, qui prévoit de doubler les droits de transit et d'exportation en Chine, provoque une certaine émotion. Dans une lettre du 30 mars 1870 adressée à la CCIL, le président de l'UMSL, Testenoire, se déclare évidemment contre une telle mesure: "la duplicité et la mauvaise foi [du gouvernement chinois] sont encore son caractère distinctif, les autorités chinoises n'ont jamais manqué (...) d'éluder (...) les stipulations du traité de Tientsin" 623 . Pour la CCIL, l'Angleterre accepte de doubler les droits en Chine parce que sa propre consommation de soie baisse et qu'elle désire compenser le coût de l'importation de ses cotonnades. En ce qui concerne les importations, on passerait d'une taxe de 5 à 7,5% à l'arrivée en Chine, ce qui fait dire à la CCIL: "les négociants anglais qui connaissent par expérience les procédés habituels des mandarins craignent que l'acquittement de ces droits ne les dispense pas de les voir réclamés à l'intérieur et que l'influence du gouvernement ne soit insuffisante pour les mettre à l'abri de nouvelles exactions". Concernant les exportations, les droits de sortie des soies de Chine passeraient de 1,25 franc le kilo à 3,75 francs sans distinction de destination. Or en 1869, la Condition de Lyon a reçu de Chine 421.594 kilo de grèges et 385.807 de soies ouvrées, ce qui revient à avoir acquitté en droits de sortie et de circulation, 750 à 800.000 francs 624 . Un membre du SMSL, alors à Shanghai, évoque les "dispositions ultra-pacifiques du gouvernement anglais actuel qui l'empêchent d'envisager certaines questions d'une manière impartiale et lui ont fait surtout adopter une allure aussi injuste qu'impolitique dans cette question chinoise (...)" 625 . A propos du traité anglais prévoyant l'ouverture de deux nouveaux ports sur le Yangtze, la CCIL déclare qu'il n'y aurait pas d'avantage réel "vu que les nouveaux ports ouverts en 1860 n'ont déjà pas tenu ce qu'on espérait". Ce traité prévoit aussi l'ouverture de mines de charbon mais pas les moyens de transport nécessaires, c'est-à-dire pas de navigation à vapeur dans l'intérieur ni de chemin de fer. La CCIL approuve par contre le projet de payer des drawbacks par la douane dans un délai de trois mois sur les marchandises non exportées car "l'extension du délai de trois mois constitue une certaine facilité". Concernant le droit sur les soies de 1,7%, la CCIL juge que "ce n'est pas bien onéreux mais assez inutile". Toujours d'après cette lettre, à ce projet, les Français préfèrent l'ouverture de Pékin et la création de foires annuelles dans les villes de l'intérieur "à l'instar des foires de Russie". L'auteur termine en écrivant: "pour les autres principales et grandes questions, leur solution, j'en ai peur, est réservée aux générations futures (...). Pour ce qui concerne plus spécialement le commerce des soies (...) il aurait fallu obtenir un droit de résidence et de filature dans un ou plusieurs centres séricicoles pour pouvoir faire en grand et pour tout le monde ce que Jardine et les Meynard font avec tant d'entraves et irrégulièrement (...)". Mais en ce début de décennie, le marché se cherche encore. D'une campagne à l'autre les approvisionnements sont encore très irréguliers et le problème de la simplification des transactions commence à se poser, ce qui explique qu'à l'Exposition internationale de Vienne en 1872, les différents pays européens producteurs et consommateurs de soie débattent pour la première fois du problème de l'unification du titrage des soies. Cependant, le problème dominant reste celui de la pébrine. Celle-ci ne cesse de gagner du terrain et en 1874 au Congrès séricicole de Montpellier, ces mêmes pays européens se réunissent pour chercher les moyens de combattre efficacement les maladies du ver à soie que sont la pébrine et la flacherie 626 .
Durant cette période, la production mondiale de soie estimée est de 8.473.900 kilo, et Lyon importe 2.910.200 kilo, soit 34%, mais les différences entre zones s'accentuent. Le bassin méditerranéen fournit de moins en moins de soie. Brousse et sa région par exemple, qui produisaient 2 millions de cocons en 1856, n'en produisent plus que 800.000 en 1870 627 . Entre 1870 et 1875, la Turquiese maintient autour d'une moyenne, de 282.320 kilo. mais en Algérie le nombre d'éducateurs est passé de 134 en 1870 à 75 en 1871 628 . Des Indes, Lyon réceptionne une moyenne de 107.680 kilo entre 1870 et 1875, mais 34.000 kilo seulement en arrivent durant l'année 1871, tandis que les exportations de Calcutta ne cessent de reculer, passant de 8.695 balles en 1872, à 7.361 en 1873 et 6.444 en 1874 629 . En 1871 ceux de Chine reculent de 277.800 kilo mais bondissent de 494,5% entre 1871 et 1875. De même, les quantités japonaises reculent de 53 % en 1870-71 pour remonter de 146 % en 1871-72, plonger de 53% en 1872-73 et enfin remonter de 91% en 1873-74. Les arrivages sont encore très irréguliers, faisant constamment peser au-dessus de la Fabrique lyonnaise une menaçante épée de Damoclès, mais, parce qu'elles représentent déjà 48,3% du mouvement total de la Condition, la CCIL parle de la "rentrée triomphale des soies de Chine dans la consommation" 630 . Celle-ci proclame encore: "depuis une dizaine d'années, grâce à l'établissement de quelques maisons lyonnaises à Shanghai, Yokohama et Calcutta, notre place est arrivée à recevoir directement la plus grande partie des soies asiatiques nécessaires à ses fabriques" 631 . En réalité, c'est surtout Shanghai qui assure la plus grande partie de l'approvisionnement d'origine asiatique. Entre 1873-74 et 1874-75, les envois de Yokohama vers l'Angleterre reculent de 7.015 à 5.147 balles tandis qu'elles passent de 6.248 à 6.185 vers la France, soit des reculs respectifs de - 26 et - 1 % 632 . Par contre, pour les mêmes dates, les exportations de balles de Shanghai vers la France bondissent de 14.236 à30.004, soit une augmentation de + 110 % dans une contexte de progression moyenne de + 25 %. En 1875, Lyon capte respectivement 44, 57 et 60 % des exportations de Shanghai, Canton et Yokohama 633 tandis que l'Angleterre n'en réceptionne plus que 38, 42 et 37 %. A cette date, Lyon supplante Londres sur le marché des soies asiatiques et l'Angleterre qui fournissait 59% des approvisionnements français en 1863 n'en assure plus que 14,5 en 1876 et 6% en 1880.
Dans une lettre du 26 juillet 1875, le consul à Shanghai confirme 634 "qu'il est évident que le marché se déplace et que de Londres il passe à Lyon", les exportations de Shanghai vers Lyon étant supérieures à celles vers Londres. Il signale des faillites de maisons anglaises, précisant même qu'à cause de celles-ci, un hong chinois a perdu 17.000 taels et que la Silk Guild exige désormais des paiements au comptant après inspection de la marchandise, ce qui lui fait dire: "c’est une exigence nouvelle contre laquelle il eut été facile de réagir si on l’avait voulu. Il suffisait que quelques-unes des maisons les plus autorisées s’entendissent pour décider qu’aucun achat ne serait fait dans les termes posés par la corporation. On ne paraît avoir rien arrêté à ce sujet. D’ailleurs l’embarras dont il s’agit consiste moins pour nos négociants sérieux dans la difficulté du paiement que dans le désagrément d’avoir à passer à toutes heures des écritures qu’ils ne faisaient auparavant que le lendemain du départ de la malle". En novembre 1875, le consul rapporte: "le commerce anglais à Shanghai se refuse encore à croire au déplacement du marché de Londres vers Lyon (...)" 635 . Il n'empêche qu'en 1880, les soies chinoises constituent 48% des importations françaises et que c'est bien sur la place de Lyon que l'on trouve le plus important achalandage de soies les plus diverses, même si le rôle des autres marchés d'approvisionnement a considérablement diminué.
La sériciculture française connaît des évolutions contrastées d'un corps de métier à un autre 636 . Dans le Midi, en 1873, on commence à arracher les mûriers tandis que les moulinages connaissent un nouvel essor, certains mouliniers en profitant même pour devenir marchands et industriels. Les Armandy par exemple créent un centre industriel italien, à Senago (Milan) en 1878 et Taulignan voit doubler le nombre de ses ouvriers de 1869 à 1885 637 . Est-ce parce que le prix du fret maritime est calculé au poids pour les filés et au volume pour les cocons 638 ? En tous les cas, le commerce des cocons et le rôle de Marseille déclinent nettement au sein de la filière lyonnaise de la soie. Les exportations du Bengale s'effondrent de 960.000 kilo en 1871 à 750.000 en 1875 et 250.000 en 1881 639 tandis que l'Italie joue de plus en plus un rôle de centre de transformation intermédiaire entre la Chine et la France. C'est ainsi que de 1872 à 1878, cette dernière reçoit de la péninsule méditerranéenne 1.280.000 kilo de soies ouvrées alors qu'elle n'en recevait que 800.000 kilo entre 1866 et 1868, "l'augmentation portant sur les soies asiatiques ouvrées dans la péninsule" 640 . D'après les graphiques, l'Italie assure encore à ce moment 16,3% des importations françaises et la catégorie "autres pays" 15,8 %, ce qui démontre que malgré le rôle désormais capital que jouent les soies chinoises, les marchands lyonnais continuent de prendre soin de diversifier leurs approvisionnements. Mais il faut voir également dans cette politique le signe d'une "faim de matière première", d'une crainte de plus en plus affirmée de manquer de soie. Gueneau constate notamment 641 que "la production de soie a constamment augmenté (...) sauf pendant la période décennale 1876-1885 qui marque un temps d'arrêt". C'est l'époque durant laquelle en effet la CCIL cherche à répertorier tous les marchés de production et à faire l'inventaire des ressources mondiales en soie 642 . En 1880, celle-ci estime que la production mondiale moyenne annuelle de 9.149.393 kilo 643 se répartit comme suit: 2.824.727 kilo, soit 30,8% pour l'Europe Occidentale, 633.000 kilo pour le Levant, soit 6,92% et 5.691.666 kilo en Extrême-Orient, soit 62,3% du total 644 . Selon elle, à ce moment, il aurait été "mis dans le commerce" 9.273.400 kilo de soie, les importations françaises se montant à 3.989.266 kilo, soit environ 43% du total des soies produites ou mises en vente. En 1881-83, selon la CCIL toujours, les soies "entrées dans le commerce" auraient atteint 9.865.700 kilo et les importations lyonnaises, 4.106.033, soit 41%, cette stagnation suggérant peut-être les limites des capacités lyonnaises d'absorption en soie. Pendant ce temps, la demande de déchets ne cesse d'augmenter. Durant la période 1857-1866, 617.000 kilo de bourre sont importés contre 1.400.000 en 1867-1876 et 5.979.000 en 1887-1896. Cette forte poussée des bourres provoque une augmentation sensible de leur prix réduisant d'autant leur intérêt puisque celui-ci résidait avant tout dans leur prix par rapport à la grège. De ce fait, et du fait de la recherche toujours plus impérieuse de la baisse des coûts de production, la consommation lyonnaise de coton triple, passant de 7 à 20 M FF entre 1872 et 1879 645 .
Cette arrivée en force des soies chinoises à Lyon a deux répercussions majeures. La première, plutôt positive pour les fabricants, est qu'elle installe durablement la courbe d'évolution générale des prix de la soie à la baisse. Ainsi les grèges européennes qui valaient 100 francs le kilo en 1863 n'en valent plus que 80 en 1874 et 70 l'année suivante. En 1872, les soies chinoises sont cotées 73 francs puis 43 en 1874 et 40 francs en 1875, soit 57% moins chères que les françaises. Le prix moyen des soies grèges écrues, toutes origines confondues, passe de 61,25 francs de 1871 à 1874, à 52,25 francs de 1875 à 1878 et 44,65 de 1879 à 1881 646 . La seconde est qu'elle rend le négoce des soies de plus en plus autonome par rapport à la Fabrique 647 , elle l'en éloigne. Toujours obligé de répondre à des demandes très spécifiques et variées, le marché lyonnais reste néanmoins fidèle à la plus grande liberté des transactions. Par exemple, il n'y a toujours aucune Bourse comme celle du coton au Havre 648 . En fait, en l'absence de tout lieu de rencontre pour procéder aux échanges, l'UMSL et la CCIL sont les véritables centres nerveux du marché des soies de Lyon. C'est de là que partent toutes les initiatives tendant à organiser au mieux celui-ci, que ce soit la Condition avec notamment l'établissement d'un tableau officiel des tolérances de décreusage, les efforts de documentation sur les différentes branches françaises de la production soyeuse, les statistiques annuelles de la production de soie dans le monde ou à chaque printemps les bulletins hebdomadaires informant des prévisions des récoltes avec données météorologiques pour pouvoir anticiper les baisses et les hausses de prix. Comme à St Etienne ou Milan, les cours officiels des soies sont fixés par une commission composée de courtiers, de marchands de soie et de fabricants 649 . Par exemple, en 1873, celle-ci réunit les fabricants de soieries Côte, Giraud, Thevenet, Debry, les marchands de soie Chartron, Peillon, Pirjantz, Repelin, les courtiers inscrits Besson, Reynaud, Giraud et les courtiers non-inscrits Tardy, Montet, Joannon et Eymard. Concernant le courtage, en 1878, dans une lettre adressée au président de la CCIL et datée du 3 avril 1878, Lilienthal proteste contre les abus de certains courtiers qui outrepassent le droit de courtage de 1/2%. Une missive du Ministère de l'Agriculture et du Commerce au préfet du Rhône du 26 août 1878 à propos d'un projet de nouvelle fixation des droits de courtage 650 , suivie d'un envoi du préfet du Rhône au président de la CCIL du 15 octobre 1878, rappellent simplement que les courtiers inscrits ont toujours conservé le privilège des ventes publiques et que le droit de courtage à percevoir dans ce type de ventes est fixé à 1/2% depuis le 30 septembre 1878. Il semble que cet épisode mette un terme définitif au conflit entre marchands de soie et courtiers.
Ce qui fait dire à Laffey: "le souci du prestige est particulièrement absent de cette correspondance". Laferrère, p.288.
CRT 1871.
CCIL Condition des Soies, lettre de Shanghai du 18.12.1870 d'un membre du Syndicat des Marchands de Soies de Lyon.
Les trois premiers s'étaient déroulés à Goritz, en Autriche, en 1870, Udine, en 1871, Rovereto en 1872. Le suivant est prévu à Milan en 1876.
A.M Bourgaud, 1901. En 1872, la Syrie qui produisait 6.460.000 kilo de cocons est touchée par la pébrine. Emmanuel Pellerey, 1905 et A.M Bourgaud, 1901, p.22.
CCIL 1872-73.
selon l'Union des marchands de soie cité par Clugnet, 1877.
CCIL 1875, p.10. A nuancer: en 1876, un laboratoire de chimie est créé à la Condition, les opérations de décreusage s'étant révélées insuffisantes à cause de l'usage de sel d'étain et de baryte, produits difficilement décelables pour surcharger les soies.
CCIL / CRT 1874, p.110.
Le recul des expéditions vers les "autres pays" est encore plus net avec - 62 % dans un contexte général de baisse moyenne de - 26 %. CCIL / CRT 1874.
Soit respectivement 30.744 balles sur 68.887, 7.586 sur 13.102 et 7.712 sur 12.769. CCIL / CRT 1875. Léon Clugnet estime les exportations de soies de Shanghai à 70.000 balles en 1874.
MAE Paris CCC Shanghai et MAE Nantes, Shanghai, cartons roses, n°6.
MAE Paris CCC Shanghai tome 11.
Depuis 1873, les marchands dont aussi devenus filateurs et mouliniers et inversement, certains filateurs ou mouliniers sont devenus marchands de soie; Gueneau, p.81.
Croizat, p.32 .
selon Laferrère.
Pariset, p.366.
Pariset, Histoire de la Fabrique lyonnaise, p.380.
p.47
Léon Clugnet, Géographie de la soie; étude géographique et statistique sur la production et le commerce de la soie en cocon, Secrétariat de la Société de Géographie, 1877, 201p.
en 1878-1880
CRT 1880, pp.23-24. Selon cet auteur, il existe une grosse production en Annam et Indochine tandis que les Laotiens du Nord exportent vers le Siam et la Birmanie.
Pariset, p.388.
A. Rondot, Essai sur le commerce de la soie en France; 1883; 108 p; p.23.
Bouvier, p122.
Gueneau explique cela par le fait que les achats de coton se font à terme, c'est-à-dire longtemps à l'avance, ce qui rend la Bourse possible, qu'il n'y a pas de caractère multiple et varié dans les textiles communs, et que les cotons et les laines sont des produits bruts, non filés, alors que le seul produit brut de la soie est le cocon, produit difficile à manipuler.
Les prix sont toujours déterminés en fonction des prix moyens auxquels les transactions ont été faites durant la semaine. A Londres et Marseille, ce sont les courtiers qui fixent les cotes. Albert Rondot, 1883.
CCIL, fonds "Condition des Soies", "usages commerciaux, 1839-1937", dossier n°7.