6.3. LA DOMINATION ETRANGERE EN CHINE

Le nombre des résidents étrangers passe d’à peine 4.000 en 1885 à plus de 9.000 en 1894. A Shanghai, en 1911, ils sont plus de 30.000 et on dénombre 643 maisons de commerce 1028 . De 1.292 firmes étrangères en Chine et 20.404 résidents en 1903, on passe en 1909 à respectivement 2.801 et 88.310, les sociétés françaises passant quant à elles de 71 à 84. Tandis que les firmes américaines stagnent de 111 à 113, celui des entreprises japonaises bondit de 361 à 1.492 et le nombre des Japonais de 5.287 à 55.401 1029 . Ceux-ci se livrent une compétition acharnée pour dominer les administrations, notamment la perception du sel, les douanes maritimes et les postes. Par exemple, Henri Cordier 1030 rapporte qu'en 1903, le service du Revenu emploie 957 étrangers et 4.138 Chinois, que le "service intérieur" comprend 293 employés européens parmi lesquels 132 Anglais, 34 Français, 27 Allemands, 18 Américains, et qu'enfin l'inspecteur général des Douanes est alors Sir Robert Hart, nommé par le gouvernement chinois 1031 . En 1905, 48,24 % du transport maritime de Shanghai est assuré par des navires battant pavillon britannique, les bâtiments chinois n'entrant que pour 22,55 %, le pavillon allemand pour 11,25 % et le français pour 2,34 %, derrière les Norvégiens (4,02 %) mais juste devant les Américains (1,78 %) 1032 . Entre 1898 et 1907, la construction de voies ferrées est l'œuvre exclusive des Européens et en 1911, sur un réseau de 11.753 km, 7.687 leur appartiennent 1033 . Du côté des banques, on trouve à Shanghai la HKSBC, la Chartered Bank of Australia and India, la Banque russo-chinoise qui remplace le Comptoir National d'Escompte et la Yokohama Specie Bank, "les deux premières étant des banques anglaises à émission de billets" 1034 . En 1902, la Hong-Kong & Shanghai Banking Corporation à elle seule concentre 220 millions de $ mexicains de réserve et 150 millions de dépôts 1035 .

Profitant de l'aubaine, les missionnaires eux aussi, se ruent sur la Chine. Le travail missionnaire est la spécialité des protestants américains mais Shanghai reste sous influence catholique et "french jesuit Preserve". Tous poursuivent une même politique de fondation d'institutions comme l'Institut International créé en 1902 à Pékin par le missionnaire Reid 1036 . "Les missionnaires catholiques se dispersent dans les campagnes de l’intérieur de la Chine. La protection des puissances, la France surtout, les conduit à des imprudences (...)" 1037 . "Animés d’un fanatisme de croisés" 1038 , les missionnaires exigent des indemnités pour tout dommage du fait de la xénophobie populaire. (...) Le versement immédiat de grosses indemnités, la répression sanglante des troubles par le gouvernement impérial (...), la soumission des Qing aux exigences étrangères les rend encore plus impopulaires" 1039 . Eux non plus ne sont pas épargnés par l'esprit de compétition et, soit sciemment, soit inconsciemment, se font les instruments des politiques extérieures de leurs pays respectifs. En 1902, par exemple, l'Italie force ses missionnaires à s'adresser désormais à la légation italienne et non plus à l'appareil catholique de la France 1040 tandis que de son côté, le consul français à Shanghai qui propose d'ouvrir une école à Nantchang, capitale du Kiangsi 1041 témoigne: "il faut ramener la paix et la concorde surtout entre néophytes catholiques et protestants qui sont souvent très près d'en venir aux mains sous les prétextes les plus futiles"1042. Ces divisions entre missionnaires en Chine ne font en fait que refléter les luttes qui opposent quotidiennement les étrangers entre eux. Pour Henri Cordier par exemple 1043 , on doit la révolte des Boxeurs à l'Italie parce que celle-ci cherchait à occuper la baie de San-Men, dans le Zhejiang. Les alliances françaises avec la Russie ou la Grande-Bretagne restent de circonstances, sans plus et entre le Japon et la Russie existe une concurrence affichée 1044 . Déjà en 1884, à l'occasion d'un envoi de travaux scientifiques de l'observatoire de Zi Ka Wei, le consul signale que le gouverneur anglais de Hong-Kong a décidé d'établir le même type d'établissement sur son territoire "pour augmenter l'influence anglaise dans ces mers" 1045 . Les rivalités européennes se retrouvent sur le territoire chinois, notamment l'antagonisme franco-allemand. C'est ainsi qu'en 1907, les CRT de la CCIL rapportent que l'école de médecine allemande en Chine est passée sous contrôle français et qu'en 1912 un rapport du vice-consul de France signale que Tsing-tao, port sous contrôle allemand, fait de la concurrence à Tchefou 1046 .

Toutes cette confusion, ces divergences et ces mélanges se retrouvent dans un discours de M. Taylor, chef de Bureau de la Statistique des Douanes impériales chinoises, lors de la réunion annuelle de la "Société pour la diffusion parmi les Chinois des connaissances chrétiennes d'intérêt général" sur la nécessité de favoriser le commerce d'exportation de la Chine, et dont le consul français rapporte et commente les propos: "missionnaires, commerçants, consuls, fonctionnaires, tous ont le devoir de s'employer à rendre moins funestes les effets de la crise que l'on prévoit. D'utiles exhortations aux paysans, des conseils sur la manière de tirer un meilleur parti de leurs terres vaudraient mieux selon M. Taylor que cent prêches! L'expérience a démontré que plus d'un commerce qui enrichissait autrefois ceux qui s'y livraient a été ruiné en Chine par l'ignorance ou la malhonnêteté des cultivateurs. C'est à ces gens que devraient s'adresser les missionnaires et quelque étrange que puisse sembler le nouveau rôle qu'ils seraient appelés ainsi à jouer, ils feraient œuvre bonne et chrétienne en luttant contre l'appauvrissement du peuple qu'ils se proposent de catéchiser." Taylor lui-même termine en appelant à la collaboration de tous pour "faire connaître aux indigènes le mode de culture et de préparation des principaux articles d'exportation de la Chine" 1047 . En même temps qu'il montre une certaine volonté de la part des Européens les plus attentionnés à encourager la Chine à améliorer ses performances commerciales, ce discours montre également les limites de tout effort entrepris dans ce pays. En l'absence de tout respect mutuel, comment une collaboration économique peut-elle être efficace ? Par exemple, les contrats entre Chinois et étrangers ne sont valables que s'ils sont reconnus par le pouvoir impérial, du coup, le liquidateur de la Bank of China, Japan & the straits limited qui veut faire un appel de fonds auprès des actionnaires chinois qui se sont engagés par contrat à y répondre en cas de besoin, se voit opposer un refus de payer, ceci avec l'approbation du Daotai, et le consul français de commenter: "Cette restriction du droit d'association entre étrangers et Chinois arrête l'essor dont ce pays a besoin pour faire face à ses engagements financiers" 1048 . Les progrès, comme le tramway électrique de Shanghai en 1908, sont de portée somme toute extrêmement limitée et, taxe sur les brouettes provoquant de sérieuses émeutes dans les concessions, problème d'extension de celles-ci, nationalisme économique entraînant des campagnes pour le retour des concessions ferroviaires et minières en 1903-1908 1049 , boycotts des produits américains, japonais et anglais en 1905, 1908 et 1909, mouvement pour la protection des chemins de fer en 1911 1050 : tout est sujet à des tensions 1051 , d'autant plus vives que de 1905 à 1911 la Chine connaît alors une crise sans précédent.

En 1907, le consul français écrit 1052 : "La spéculation sur le change est ici un facteur d'appauvrissement. Les Chinois sont des spéculateurs effrénés (...). On a spéculé également sur les barres d'or et de ce côté aussi les pertes ont été considérables. La HKSBC est l'établissement étranger qui aura le plus à souffrir de la crise. Mais elle est trop solide pour être ébranlée". En novembre, il parle d'une "crise commerciale sans précédent" à Shanghai: "les exportations de soie sont arrêtées depuis trois semaines (...) six maisons d'importation de Lyon ont suspendu leurs paiements parce qu'elles sont obligées de payer des marges considérables (...). Une des maisons françaises de Shanghai (ceci à titre confidentiel) est très compromise pour avoir spéculé sur la hausse. Si elle s'était contentée de ses commissions, elle eut réalisé un bénéfice de 30.000 taels tandis qu'elle a tout perdu et se trouve en face d'engagements s'élevant à sept millions de francs. On espère néanmoins qu'elle sera sauvée grâce à l'appui des banques". Dans ces conditions, on comprend qu'il doute du succès financier de l'exposition internationale projetée à Shanghai 1053 . Au milieu de ces événements, des initiatives voient tout de même le jour comme le rapporte le consul de Tchefou en décembre 1907 1054 qui signale la création de deux sociétés "d'un genre assez nouveau dans ce pays". Il s'agit effectivement d'un club de lettrés, des Yamens, de la douane et des diverses administrations comprenant "journaux, salle de lecture, etc..."et d'une société d'accueil pour les coolies où des lettrés les instruisent pour moins de 1 $ par an de cotisation, avec conférences hebdomadaires. Et le consul de conclure: "Ces deux fondations, quoique peu importantes en elles-mêmes, m'ont paru cependant mériter d'être signalées, quelque minimes qu'en soient les résultats, comme une industrie de l'esprit nouveau des classes lettrées ou aisées en ce qui regarde leur propre manière de vivre de même que leurs rapports avec les classes les plus humbles". En février 1908, Shanghai est toujours en crise mais la situation s'améliore car les stocks s'épuisent, "soit par le fait des ventes courantes, soit par les ventes aux enchères, soit par l'incendie" et le consul de citer le cas d'un godown ayant flambé et ne contenant plus que 1/10e des "fournitures nécessaires pendant l'année qui s'ouvre". Simultanément, le Ministère chinois de l'Agriculture, des Travaux publics et du Commerce appuie auprès de la Chambre de Commerce de Tchéfou la requête des filateurs chinois qui réclament les mêmes avantages que la filature allemande de Tsang-Kou (Tsing-tao), à savoir l'exemption du droit de ré-importation par système de drawbacks pour les cocons sauvages qu'ils utilisent pour fabriquer des étoffes exportées. Le mois suivant 1055 , la crise n'est toujours pas jugulée et Carlowitz, A. Karberg et Olivier restent prudentes. En juin, un rapport sur la crise à Canton établit qu'en début de campagne, beaucoup d'achats de la part des maisons de courtage européennes ont été effectués mais la crise américaine fait que les Etats-Unis ne prennent pas livraison. Le Japon baisse alors ses prix de 50%. Du coup, les filatures d'Europe veulent profiter de la situation et refusent les livraisons. "Le coût de la crise est estimé pour les différentes maisons de courtage de Lyon, Zurich et Milan à 80.000.000". Or, les récoltes prévues sont bonnes, elles vont donc rejoindre les stocks, ce qui renforce la baisse des prix et la préoccupation des "courtiers français de la soie et des représentants des maisons lyonnaises à Canton". En effet, le consul précise: "la moitié environ de l'exportation de la soie se trouve entre les mains des Français (...) Les Allemands ont gâté les prix des commissions de la soie et consentent à travailler à 1,5, à 1% même, tandis qu'autrefois on travaillait à 5%".

En septembre 1908, un nouveau rapport signale que Shanghai est toujours en crise: celle-ci "a occasionné pendant la dernière saison des pertes énormes aux exportateurs des principaux produits de la Chine et notamment de la soie (...) des faillites, des liquidations forcées ont eu lieu (...). Le directeur de la plus grosse maison allemande, A. Karberg de l'Extrême-Orient est mort frappé au cœur par les pertes subies au cours de la dernière campagne des soies". En décembre 1908, le consulat de France à Tientsin rapporte que la crise s'éternise car, selon le consul, la modernisation de l'appareil administratif et judiciaire chinois se fait mal et ne permet pas de régler les affaires en cours, de plus, il y a trop d'émissions de fausses monnaies. En août 1910 1056 , six banques chinoises sont en faillite et le Daotai est contraint d'emprunter auprès des banques étrangères. En octobre, toujours à Tientsin, une panique commerciale éclate à cause de la crise du caoutchouc à Shanghai, de la faillite à Canton du délégué 1057 d'un compradore 1058 de la Banque Sino-belge et des nombreux agiotages sur les piastres. Cette crise semble terminée en juin après la création "d'une banque de garantie" pour le remboursement des créances par une commission commerciale mixte regroupant Chinois et étrangers 1059 et comprenant le vice-roi, le représentant du Ministère de l'Agriculture et des Travaux publics, les Ministres de France, d'Allemagne et du Japon ainsi que des marchands chinois et les consuls étrangers. C'est dans ce contexte de crise permanente qu'entre 1909 et 1911, la Chambre de Commerce chinoise de Fou tchéou est créée 1060 mais la cotisation étant trop élevée, il y a peu de monde et les petits marchands sont négligés. Pour ces derniers, une simple "société de consultation" est créée. Une autre pièce, malheureusement non datée parle également d'une "société des progrès commerciaux" avec cinq objectifs: tenir un journal commercial, établir une fabrique de sucre au capital de cinq millions, une fabrique de thé au capital de trois millions, une de papier avec 2 millions et une de porcelaine avec 1 million. En décembre 1909, la Chambre générale d'Agriculture du Fukien est créée à son tour dont une des cinq principales missions recensées est de faire une enquête sur la sériciculture et le tissage de la soie (article XIII). Parmi les objectifs de celle-ci, il est notamment prévu "d'encourager les écoles agricoles et tous les cultivateurs qui s'occupent d'améliorer les procédés de culture et de traduire les ouvrages ayant trait à l'agriculture" (article XIV), de créer une école d'agriculture (article XVII), d'inviter des anciens élèves diplômés des écoles d'agriculture étrangères pour faire des conférences et donner des cours (article XXII). Toutes ces initiatives, visionnaires parfois, comme celles dans le Fukien, sombrent néanmoins emportés par la bourrasque des événements politiques. A Tientsin, le climat de l'année 1911 est catastrophique et la Révolution provoque une nouvelle crise commerciale. Le 12 février 1912, l'empire abdique, une Constitution provisoire est donnée 1061 . En 1913, le Parlement est dissout et Yuan-Chi Kai emprunte 630 millions de francs-or auprès d'un consortium international de banques 1062 : à cette date, si la Chine patauge toujours dans ses problèmes de développement, les Européens, eux, continuent de tirer le meilleur profit d'un contexte à la création duquel ils ont largement contribué.

Notes
1028.

AN F 12 7224

1029.

Feuerwerker, The foreign etablissment in China in the aerly XX° sc.Table I and appendix VI; pour les mêmes dates, Chong Su See, p.299, donne des chiffres identiques.

1030.

H. Cordier, Les douanes maritimes chinoises, 1905, 28 p, p.5.

1031.

En 1898, l'Angleterre avait obtenu que cette fonction soit confiée à un sujet britannique aussi longtemps qu'un étranger doive occuper ce poste. C'est en 1909 qu'un haut commissaire chinois des douanes est nommé à qui est subordonné l'inspecteur général de la douane maritime chinoise; "en réalité, celui-ci était indépendant des autorités locales. (...) la douane de Shanghai fut transformée en inspectorat étranger, par suite du mouvement des rebelles des triades." Huang Ping, p.45.

1032.

Répartition des différents pavillons étrangers dans le transport maritime de Shanghai en 1905; MAE Paris NS Chine 557.

1033.

P. Renouvin

1034.

Mission lyonnaise

1035.

HESM, p.543.

1036.

arrivé en Chine en 1883, muté à Shanghai en 1903 et mort en 1927; Lynn Pan, p.35.

1037.

Y. G. Paillard

1038.

Y. Paillard citant M. Bastid à propos des Américains.

1039.

Y. G. Paillard

1040.

BCAF 1902

1041.

"qui n'a pas été visitée par nos agents depuis 1870, époque à laquelle M. de Rochechouart (...) y fit un voyage pour le règlement de difficultés religieuses".

1042.

octobre 1902; NS Chine 306, p161.

1043.

H. Cordier, Conférence sur les relations de la Chine avec l'Europe, 1901, 16 p.

1044.

Pinon et Marcillac, La Chine qui s'ouvre, Perrin & Cie, 1900, 300 p, p.68.

1045.

MAE Paris CCC Shanghai tome 13, janvier 1884.

1046.

Respectivement CCIL / CRT 1907 et MAE Paris, NS Chine 580, 6 avril 1912.

1047.

décembre 1901; MAE Paris, CCC Shanghai, vol 16, p.334.

1048.

MAE Paris NS Chine volume 553, août 1897

1049.

La participation étrangère sur l'exploitation des mines qui était limitée à 30% en 1898 est poussée jusqu'à 50% en 1904 et 1908.

1050.

Suite à l'affaire du "Hugang Railway", équivalent américain des emprunts russes français, le projet d'extension de la mainmise occidentale sur les chemins de fer chinois par des prêts allemands, anglais et français provoque l'insurrection du 10 octobre 1911.

1051.

Respectivement MAE Paris NS Chine 263: avril 1897, MAE Paris NS Chine 267, juin 1899 et HESM, tome IV, p.556.

1052.

MAE Paris, NS Chine 578. C'est dans ce dossier que se trouve en outre l'exemple de la faillite de la maison L. Faga, faisant du commerce de sésame, avec détail du bilan et du mécanisme conduisant à la faillite (relations avec les banques, rôle des compradores).

1053.

MAE Paris NS Chine 557, juin 1907.

1054.

MAE Paris NS Chine 578.

1055.

MAE Paris NS Chine 578, mars 1908.

1056.

MAE Paris NS Chine 579.

1057.

lui-même compradore de la même banque.

1058.

qui entre-temps a été exécuté..

1059.

elle-même créée en avril 1909.

1060.

MAE Nantes Foutchéou 35.

1061.

avec des fonctions ministérielles et présidentielle sur le modèle français.

1062.

En échange, le consortium touche le fruit de la gabelle qui garantit le paiement des intérêts. P. Renouvin.