8.3. LA DESAFFECTION DES BANQUES

En 1870, les trois premières banques françaises comptent 64 agences contre 195 en 1880 et 1.519 en 1912. En 1880, les quatre premières banques ont un capital cumulé double de celui des 240 suivantes. Enfin, en 1877, le Crédit Lyonnais a 30.000 comptes contre 693.000 en 1914. Incontestablement, malgré les crises qui périodiquement la secouent, pendant tout le XIX° siècle et au-delà, la banque française connaît une expansion continue. A Lyon, il semble bien que ce secteur se détourne de celui à qui il devait pourtant sa naissance et sa prospérité, le négoce international de la soie. En l'absence d'études plus poussées, un tel désengagement n'est pas facile à démontrer, c'est pourquoi nous allons simplement tenter d'en reconstituer la logique. Première caractéristique, le banquier est réaliste. Hubert Bonin rappelle que celui-ci veut juger sur pièces, sur le bilan 1479 . Pour lui 1480 , les preuves de l'engagement des banques aux côtés des entreprises clientes sont d'ailleurs fournies par les difficultés qu'elles subissent en cas de récession" mais il constate tout de même1481 la "(...) faiblesse relative de l'implantation des banques françaises dans le monde, face à la vigueur anglaise et allemande. Ce à quoi les banquiers rétorquent que c'est la pusillanimité des industriels français qui les empêche d'installer des filiales à l'étranger. (...) en France, peu de couples banque-entreprise se nouent dans une démarche commune outre-mer". Braudel et Labrousse, eux aussi, rappellent que "le système bancaire français est peu orienté vers le commerce extérieur". Les exemples du Comptoir d'Escompte ou de la Banque d'Indochine en Extrême-Orient le montre assez bien. Le même auteur rapporte que si les banques de dépôts étaient audacieuses à leurs début, les récessions des vingt dernières années du XIX° siècle les ont détournées des opérations de "banques d'affaires" 1482 . Pour sa part, Bouvier rappelle 1483 que "la structure même de la petite et moyenne entreprise interdit une aide bancaire efficace et généralisée" 1484 , ce qui explique pourquoi la banque préfère nettement drainer les capitaux pour soutenir les fonds de roulement de la grande industrie. Ainsi, les grandes maisons de soieries ont-elles pu être aidées, même en temps de crise, à la différence des nombreuses petites entreprises, spécialisées ou non, trop exposées aux aléas de la conjoncture, notamment dans le négoce. Seules les banques s+locales, qui sont des "quasi coopératives d'industriels et de négociants locaux", notamment à Lyon, pour faciliter les opérations d'escompte et la gestion des disponibilités, accordent de larges découverts et ont des rapports directs avec les patrons, qui d'ailleurs siègent souvent à leur conseil d'administration 1485 .

Le cas du Crédit Lyonnais, exemple le mieux connu grâce à Bouvier, illustre très bien l'évolution des relations entre secteur bancaire et négoce de la soie. Trois ans après la fondation de la banque des négociants sont compromis dans les affaires du bey de Tunis, ce qui provoque une perte de 700.000 francs pour la succursale du Crédit Lyonnais de Marseille. Les premiers membres de l'équipe dirigeante de cette banque issus du monde de la soie sont alors remplacés par des représentants de la sidérurgie et des mines du Massif Central. A la même époque, une grosse affaire du Crédit Lyonnais dans les colorants chimiques se termine par un cuisant échec. Il s'agit de la création et la faillite de La Fuschine entre 1863 et 1870. Pendant la crise de 1870, le Crédit Lyonnais utilise l'argent sur Londres et y crée une succursale 1486 . De plus en plus, cette banque "pompe" l'épargne de la région lyonnaise pour l'orienter ensuite vers Paris 1487 . Ainsi, c'est au siège parisien que naît en 1871 le service des études financières chargé de la prospective et que paraît le premier numéro du bulletin quotidien du bureau des renseignements 1488 . La période 1875-80 est alors une période de conquête de l'agglomération parisienne tandis que les capitaux sont exportés sur les marchés extérieurs grâce au fait que "(...) sur la place de Paris de grandes opérations financières internationales se traitent aisément sans agence au dehors, ni même connaissance du milieu lointain" 1489 . Ce sont les crises des années 1870 qui déterminent l'orientation définitive du Crédit Lyonnais qui sera désormais banque de dépôt mais aussi, comme Paribas créée en 1872, banque d'affaires. En 1873, H. Germain déclare: "L'obligation de faire des profits s'impose à nous impérieusement: c'est une loi inévitable pour nous que de tirer la quintessence du rendement de nos capitaux" et deux ans après: "le but principal pour ne pas dire unique des agences d'Orient est d'employer une partie de nos fonds (...) qui ne trouvent pas leur usage sur la place lyonnaise" 1490 . Sur ce terrain également, le Crédit Lyonnais connaît de sévères déconvenues puisque par exemple, la banqueroute de la banque ottomane en 1875 1491 lui fait perdre douze millions de francs 1492 . Ce revers refroidit-il un moment l'ardeur de la banque lyonnaise ? Toujours est-il que la même année, en mars 1875, parmi les actionnaires de la Banque de l'Indochine, on trouvela Société Marseillaise de Crédit industriel et commercial pour 600 actions et la Société Lyonnaise de Dépôts pour 750 actions mais pas le Crédit Lyonnais. "Celui-ci regarde alors vers la capitale et marque peu d'intérêt pour cette création" 1493 mais comme le dit fort justement Bouvier: "On ne saurait déceler aucune motivation d'ordre théorique dans l'attitude de la banque. Tout reste affaire de circonstance et de pratique du gain". Du côté des affaires de négoce, quel rôle exact jouent les magasins des soies annexés aux banques ? On sait que ceux-ci se multiplient dans les années 1870, celui du Crédit Lyonnais par exemple étant créé en 1877. Par manque d'envergure, les banques de Lyon sont souvent les correspondantes de firmes anglaises et aucune n'intervient pour son seul compte dans le financement des achats lointains de soies 1494 . Le C.L représente ainsi la HKSBC et l'Oriental Bank C°, ce qui lui permet de faire démarrer très vite les opérations de son entrepôt des soies, les balles déposées jusqu'alors aux Magasins Généraux allant directement dans les locaux du Crédit Lyonnais 1495 . De son côté, l'agence de Marseille organise le crédit sur nantissement des soies. Bien qu'ayant un rôle vital pour le secteur textile, notamment de par les crédits qu'il peut y insuffler, le système bancaire lyonnais, et principalement son réseau régional, semblent n'avoir en définitive que trop peu de réel impact sur le commerce qui alimente celui-ci en matière première. Sans vergogne, le président du Crédit Lyonnais de 1863 à 1905, Henri Germain, déclare: "Ce n'est pas notre métier d'être des entrepreneurs mais de prêter aux entrepreneurs en leur laissant les risques. Notre grande préoccupation est toujours d'avancer de l'argent à gros intérêts et en toute sécurité. Or cette double condition ne se rencontre guère qu'auprès des gouvernements et des grandes compagnies industrielles". C'est ainsi qu'entre 1865 et 1881, la ventilation des "grosses affaires" traitées par le Crédit Lyonnais avec les marchés étrangers en millions de francs est la suivante: 21,9 en Autriche, 45,2 en Italie, 61,4 au Portugal, 2 en Amérique, 134,8 en Espagne, 89,8 au Moyen-Orient, 6,6 en Russie pour un total de 361.700.000 francs. A noter qu'à eux seuls, les placements méditerranéens atteignent 331 M FF, soit 91 % 1496 . En juillet 1879, tandis que s'achève la construction du réseau national d'agences, inaugurant une période de "grandes affaires", une agence est ouverte mais à St Petersbourg 1497 et non à Shanghai. A la veille du krach de 1882, le Crédit Lyonnais, de "banque locale s'est transformé en un établissement de crédit aux dimensions mondiales". Son portefeuille est alors épais de 56 M FF, soit plus de 800 millions actuels, et il dirige 109 sièges tant en France qu'à l'étranger.

Le krach de 1882 détourne définitivement la banque du secteur textile. Fondée en 1878 par E.Bontoux, très installée sur Lyon et St Etienne et spéculant fortement, la Banque de l'Union Générale chute en même temps que la Bourse de Lyon, entraînant de très fortes pertes pour la Société lyonnaise de dépôt et le Crédit Lyonnais 1498 qui ne doit sa survie qu'à son matelas de liquidités tandis que la Banque de Lyon et de la Loire disparaît dès le 18 janvier. Pour la grande banque lyonnaise, c'est la fin de "l'exaltation spéculative de 1879-81", de l'extension du réseau à l'échelon national et de sa phase inventive. En s'occupant des agences étrangères et en gérant les emprunts gouvernementaux, la succursale parisienne est devenue le centre effectif de la société. De son côté, la H.K & Shanghai Banking Corporation installe sa propre agence à Lyon tandis que St Olive annexe à sa banque un magasin des soies en 1885 1499 et que cinq ans plus tard, victime d'un équilibre trop précaire entre ressources abondantes et possibilités d'emploi fragile, le Comptoir d'Escompte de Paris chute à son tour. Face aux nécessités qu'impose la conjoncture, les banques lyonnaises font alors le choix d'orienter leur politique globale d'investissements industriels non plus vers le secteur des soies et soieries, décidément beaucoup trop risqué, mais vers les nouvelles industries qui se développent alors et ont besoin de capitaux 1500 . De leur côté, les banques se spécialisent en banques de dépôts ou d'affaires. Les banques régionales à caractère mixte, c'est-à-dire pratiquant à la fois affaires et dépôts, et qui voulaient s'opposer aux grandes banques à réseau national, comme le Crédit Lyonnais, commencent à décliner. Ce n'est finalement qu'à l'extrême fin du siècle que le secteur bancaire français se dote de deux puissants auxiliaires, le Crédit Commercial de France à partir de capitaux français et suisses et, en 1904, une nouvelle banque d'affaires, la banque de l'Union parisienne, issue de la haute banque protestante. Force est de constater, comme le fait Bouvier p.362: "la banque n'a pas apporté de modifications fondamentales dans la structure du secteur des soies et des soieries". Sans que ce soit le seul critère explicatif, ceci explique certainement pour une bonne part la lente mais sûre décadence de la filière lyonnaise de la soie.

Notes
1479.

Qui, lui-même, "devrait être dans son principe, la photo de l'état financier d'une entreprise: en fait, il n'en est le plus souvent que le dessin stylisé" Oudiette, la Banque et son métier, 1951. H Bonin, La banque et les banquiers en France du Moyen-Age à nos jours, Larousse Histoire, 1992, 281 p.

1480.

p.136

1481.

pp146-148

1482.

p.136

1483.

p.364

1484.

le fondateur n'a pas de second et la comptabilité est souvent "malsaine".

1485.

Celles-ci connaissent leur apogée dans les années 1920 avant de s'effondrer dans les années 1930.

1486.

"Abandonné par la HKSBC, le Crédit Lyonnais ira chercher des affaires nouvelles à Londres"; Bouvier, p.78.

1487.

p.124

1488.

15 octobre 1871

1489.

Pages 126 à 129 et 226.

1490.

H. Bonin, p.150. Bouvier, page 365, rappelle cette autre citation de Letourneur d'avril 1870: "il faut élaguer les branches trop petites pour soigner les grosses branches". Encore en 1934, le banquier Caboue affirmera: "un banquier doit faire les bénéfices, les plus importants possibles".

1491.

Dès le mois d'octobre, alors qu'elle avait été créée durant le mois de février de la même année. Entre 1854 et 1875, la Turquie avait lancé quatorze emprunts avec des intérêts de 6 à 9 %. Remarque: Cette banque était-elle le même que la Banque Impériale Ottomane créée en 1863 et qui était une banque mixte franco-anglaise ?

1492.

Le Crédit Lyonnais était le créancier de cet Etat à hauteur de 500.000 Livres sterling.

1493.

M. Meuleau, Des pionniers en Extrême-Orient, histoire de la Banque de l'Indochine 1875-1975, Fayard, 1990, 646 p, p.49.

1494.

P. Cayez, p.574: les traites documentaires escomptées par la HKSBC au 1er mars 1884 indiquent les nombreux liens entre les banques anglaises et les acheteurs lyonnais. Sur 38 traites, une seule est tirée par U. Pila qui tire sur sa propre maison de Lyon, le reste par des maisons anglaises, suisses et allemandes. Les principaux obligés sont Cambefort (103.476 francs), Chapuisat et Milsom (327.448 francs), Desgrand (296.581 francs) et U. Pila (503.511 francs).

1495.

Bouvier, p.123.

1496.

Bouvier; p.284.

1497.

La présence du Crédit Lyonnais sera très forte en Russie avec par exemple la création de la Société franco-russe de l'Oural dans laquelle sont impliqués les métallurgistes de St Etienne, les grands négociants et banquiers, ainsi que de nombreux clients de l'Union Générale. Dans ses souvenirs, Jean Morin, un cadre envoyé à Moscou en 1898, décrit le pittoresque des opérations bancaires.

1498.

Bouvier remarque une baisse très sensible des bénéfices sur soie du Crédit Lyonnais.

1499.

Cette banque distingue dans ses "comptes-courants soie" trois types de comptes: ordinaires, de nantissement, et d'avances.

1500.

Bouvier, Naissance d'une banque, le Crédit Lyonnais, p.18: dans les années 1880-1890, les nouvelles industries l'emportent sur la soierie traditionnelle et selon le banquier E. Aynard, en 1889, les secteurs de la soierie et des industries nouvelles ont des productions équivalentes, de 380 à 400 M FF chacun.