9.1. LE CONTEXTE D'APRES-GUERRE

En 1919, les Chambres de Commerce de France, de Grande-Bretagne, d'Italie, de Belgique et des Etats-Unis se rencontrent au Congrès d'Atlantic City pour étudier la création d'une Chambre de Commerce Internationale. En quelques mois d'euphorie les affaires reprennent, mais la crise de 1921 est violente, les prix des matières premières et des produits agricoles sont à la baisse et ce n'est qu'en 1925 que la production mondiale redevient équivalente à son niveau de 1914. Les marchés restent cloisonnés mais l'activité commerciale internationale en valeur est très forte. La tendance, qui existait avant la première guerre mondiale et qui se renforce après le conflit, est à la constitution de monopoles internationaux par le jeu des multinationales. C'est dans le domaine monétaire que les bouleversements fondamentaux sont les plus importants et de 1914 aux années 1950 s'ouvre une période de grande instabilité dans l'univers des finances. En 1918, la seule monnaie convertible en or est devenue le dollar tandis que toutes les monnaies européennes perdent de leur pouvoir d'achat. L'inflation désoriente économistes et hommes politiques et c'est à tâtons que s'esquissent les politiques de désinflation. En 1925, Churchill réévalue la livre. Livre, franc et lire redeviennent convertibles sur la base de 1914, ce qui déclenche une grave récession. En France par exemple, la production recule de 27 points entre octobre 1926 et mai 1927. Les pays européens, désemparés, cherchent à limiter les crédits en faisant augmenter notamment le taux de l'escompte et développent des politiques de "stop and go" parmi lesquelles la politique déflationniste de Poincaré en 1923-24 et surtout 1926-29. Dans ce contexte, le nationalisme économique reste virulent et les théories néo-mercantilistes fleurissent, notamment aux Etats-Unis qui, dès 1922, envisagent de prendre de nouvelles mesures protectionnistes 1584 . Robinson en Angleterre, Perroux et Byé en France élaborent la théorie des politiques commerciales des firmes de taille internationale, théorie des "macro-unités". La France se débat dans ses problèmes économiques et financiers. Les banques populaires sont créées en 1917, les chèques postaux voient le jour l'année suivante et une grande grêve des dockers de Marseille bloque le port en 1919 1585 . L'inflation est forte, les capitaux errent sur le marché à la recherche de placements et la tendance à ne plus créer d'effets de commerce se renforce.

De son côté, la Chine est en plein chaos. Depuis 1911 1'anarchisme progresse à Shanghai 1586 mais surtout rebellions localisées et seigneurs de la guerre entretiennent en permanence un contexte conflictuel 1587 . Entre 1911 et 1928, le nombre de soldats est multiplié par quatre et seules 1914 et 1915 ne voient pas de guerres civiles 1588 . En 1920-1922 une sécheresse dans le Nord du pays fait deux millions de morts. Insécurité, absentéisme des propriétaires, fiscalité lourde provoquent une grande instabilité dans les campagnes. En 1914 un consortium international impose à la Chine le maintien de la monnaie d'argent et la frappe d'un dollar chinois 1589 tandis que la CCIL de son côté continue de s'opposer à nouveau à toute idée d'élévation des tarifs douaniers 1590 . Quatre ans plus tard, mises à part les entreprises russes et japonaises en Mandchourie, les firmes étrangères se concentrent toujours à Shanghai et Hong-Kong et on compte alors 7.000 "entreprises de commerce" étrangères en Chine. Néanmoins, sur le plan diplomatique, après la première guerre mondiale, les rapports avec les étrangers évoluent vers plus de revendications et de tensions. A la Conférence de Paris en 1919, la Chine est tenue en échec, ce qui engendre le mouvement du 4 Mai pour l'abolition des traités inégaux et l'attaque des concessions. Ce mouvement voulant participer à la gestion de ces dernières, certains Chinois y sont admis en 1921 mais sans droit à la parole ni vote 1591 . C'est dans ces circonstances troublées qu'en 1920 naît le Parti Communiste chinois. Du côté de la mode, les évolutions sont contrastées. Globalement, les "années folles" sont favorables à la dorure, au luxe, à la création et à la relance de la consommation de belles étoffes. Le vénitien créateur de robes et tissus durant ces années folles, Mariano Fortuny, témoigne: "l'artiste doit maîtriser toutes les étapes de la fabrication de son modèle" 1592 . Suite à une visite de la maison Ducharne de Lyon, Colette parle de "celui qui tisse le soleil, la lune et les rayons bleus de la pluie". Les spectacles favorisent le mode des soieries comme le velours "sabre" vanté dans le tableau intitulé "soieries" au Casino de Paris 1593 . A propos de l'introduction du cubisme dans les motifs textiles, Paul Poiret dit: "Quand j'ai commencé à faire ce que je voulais dans la couture, il n'y avait plus de couleur du tout sur la palette des teinturiers...Il fallut réveiller les Lyonnais (...)." 1594 . Quant à Raoul Duffy, il est sous contrat exclusif chez Bianchini-Férier de 1912 à 1928. Néanmoins, autre tendance marquée durant cette période, la mode des femmes devient uniforme, les seules différences résidant dans la qualité du vêtement et le prix. L'industrie du vêtement concentre ses efforts sur les classes moyennes, le fonctionnalisme révèle la perfection des tissus à la machine et en 1925, la robe découvre le genou. Trois ans plus tard apparaissent les premières robes du soir courtes en provenance des Etats-Unis. Dès le début des années 20, c'est la fin du corset, le développement des salles de danse, du jazz, l'influence du cinéma avec G. Garbo. La femme s'émancipe et les quantités de tissu nécessaires à l'habillement féminin chutent.

Malgré la confusion régnante, la période est tout de même favorable aux initiatives ainsi qu'à une filière lyonnaise sortie intacte de l'épreuve du feu. Si un régime de sortie des soies et soieries avait ainsi été instauré en raison de l'état de guerre et que les approvisionnements avaient été un temps gênés, les affaires avaient très vite repris en l'absence de toute concurrence. Sur les graphiques, c'est en 1916 que les exportations de soieries de la Fabriquez retrouvent leur niveau de 1859. La moyenne de la production lyonnaise pendant le conflit est de 497 M FF. La consommation française de soie qui était de 4.800.000 kilo en 1909 est de 4.700.000 kilo en 1919 1595 . Etant donné l'aspect stratégique que prend alors la soie 1596 , du fait de ses propriétés ignifuges, la commission interalliée des soies avait en effet décidé de créer un bureau à Lyon 1597 pour permettre l'achat des soies ouvrées italiennes bloquées par le blocus 1598 . Tout cela fait que "la guerre a plutôt été un stimulant" 1599 , les négociants en profitant pour ouvrir ou fermer des comptoirs. Néanmoins, c'est à leurs frais que ces derniers installent un "Hôpital de la Soie" à Croix Rousse dans le local d'un fabricant et qu'en 1918, cinq souscriptions parmi eux, avec la participation de la Chambre de Commerce française de Shanghai et l'Association des marchands étrangers de Yokohama, rassemblent 250.000 francs dont 20.000 francs donnés aux hôpitaux italiens 1600 . En 1918, la production chute brutalement à 280 M FF et une grêve de plusieurs jours éclate pour l’augmentation des salaires. En 1920, la Fabrique lyonnaise regroupe toujours 372 fabricants répartis en 15 groupes: tulles, dentelles, velours, tissus légers teints en pièces, tissus lourds, tissus pour ameublement, usiniers, etc... Elle fait battre 62.000 métiers mécaniques, 50.000 en usines, 20.000 à domicile ou en petits ateliers, du Massif Central aux Alpes et de l'Ain à l'Ardèche et à la Saône-et-Loire. Pour le finissage, la teinture et les apprêts, on compte 250 usines et 17.000 ouvriers à Lyon, soit 300.000 personnes au total. Enfin, il reste 14.000 métiers à bras, indispensables pour les tissus artistiques 1601 . Dans les années 1920, la tendance est au retour à l'éparpillement des métiers grâce à l'énergie électrique et de 254 fabricants en 1913, on passe à 338 en 1926 1602 .

Entre-temps, la politique de la CCIL est restée inchangée et celle-ci colle de moins en moins aux réalités. Par exemple, en 1916, elle proteste contre l'organisation d'une "foire à échantillons" à Paris, prétextant que Lyon en organise déjà afin de supplanter "le pangermanisme de Leipzig" 1603 mais deux ans plus tard, elle se dit favorable au rétablissement des relations commerciales avec l'Allemagne avant de recevoir une réclamation du Syndicat des fabricants de soieries sur l'emploi du dumping par les fabricants allemands en 1920. En 1915, il est écrit dans les CRT: "la préoccupation économique du moment est, en effet, l'étude et la mise en pratique des voies et moyens nous permettant de conquérir après la guerre les débouchés austro-allemands sur les marchés extérieurs, en Russie particulièrement". Ceci explique qu'en plein conflit, via les pays neutres, M. Pradel voyage en Russie 1604 . La CCIL projette même de créer un bureau de douane russe et un cours de langue russe à Lyon pour remplacer les agences allemandes qui auparavant se chargeaient des opérations de dédouanement. Dans les CRT de 1916, la CCIL détaille le développement économique de la Russie et donne notamment l'organisation des services commerciaux de la Chambre Commerciale russo-française de Petrograd. Malheureusement, en 1917, le gouvernement soviétique interdit les paiements à l'étranger, ce qui engendre de sérieuses difficultés 1605 . Le recours aux services de l'armée est toujours courant comme le prouve ce passage des CRT de 1919: "nous avons mentionné l'activité déployée par les autorités militaires pour développer à l'étranger le commerce français. Le concours a été particulièrement apprécié en Orient où, sur l'initiative des missions militaires, des bureaux commerciaux ont été créés à Uskub, Fiume, Sofia, Constantinople, Belgrade (...)". Lyon cherche toujours à protéger ses marques, puisqu'en avril 1920, la CCIL consacre un rapport sur la protection internationale des marques de fabriques 1606 et celle-ci est toujours aussi soucieuse de formation puisqu'en 1921 c'est elle qui accueille le II° congrès de l'apprentissage qu'elle subventionne d'ailleurs à hauteur de 500 FF. Le tableau des dépenses d'enseignement de la CCIL pour l'année 1923 est à ce titre fort instructif:

L'enseignement technique et commercial y compte à lui seul pour 62 % des dépenses. L'année suivante, sous le patronage des apprentis tailleurs, une école du vêtement est créée. Quelques initiatives commerciales sont encore menées comme l'envoi "d'indicateurs lyonnais", c'est-à-dire des recueils commerciaux et industriels, à la Nouvelle Orléans, Rio de Janeiro, Pétrograd, Milan, New York, etc...Après la guerre un cours pratique de droit commercial subventionné à hauteur de 2.000 FF par la CCIL est créé à l'Université de Lyon mais l'innovation la plus intéressante est, en 1920, une opération de propagande cinématographique en Argentine en faveur des soieries françaises en riposte à celle de même type américaine, et, l'année suivante, la naissance d'un projet "d'enseignement par le cinématographe dans les écoles". Mais finalement, au lendemain de la première guerre mondiale, le monde français de la soie est semblable à ce qu'il était avant le conflit. Ainsi, dans un rapport sur le régime douanier des soies et soieries d'avril 1917, la CCIL énumère les corporations ayant participé à la séance. Il y a trois corporations pour défendre le moulinage, l'Union de Défense des Intérêts du Moulinage, l'Union des Filateurs et des mouliniers français, le Syndicat général français du moulinage de la soie, auxquels il faut rajouter l'Union des Marchands de Soie de Lyon, l'Union des marchands de soie, schappes et coton de St Etienne, l'Association syndicale des teinturiers, apprêteurs et imprimeurs d'étoffes de Lyon, la Chambre syndicale amicale des maîtres teinturiers et apprêteurs de Lyon et banlieue, l'Association de la Fabrique lyonnaise et l'Association de la soierie lyonnaise fusionnées dans le Syndicat des fabriques de soieries de Lyon, la Chambre syndicale des acheteurs de soieries pour la France et l'exportation, enfin la Chambre syndicale des importateurs de tissus asiatiques

Notes
1584.

CRT 1922

1585.

CCIL / CRT 1919.

1586.

N. Wang, p.147. En 1919, celle-ci estime que le monde ouvrier chinois représente 0,5% de la population totale mais 12% de celle de Shanghai. Selon M.C Bergère, les premières grêves ouvrières éclatent en 1919. La population de Shanghai en 1915 comprend 638.920 personnes dans la concession internationale, 149.000 dans la concession française, 320.000 dans les cités et zones chinoises, soit 1.107.920 au total selon BCEO novembre 1920.

1587.

M.C Bergère mentionne la rébellion du Loup blanc dans les provinces du Nord-Ouest en 1913 par exemple.

1588.

N. Wang, p.146.

1589.

HESM tome IV, p.543.

1590.

CRT 1914

1591.

Huang Ping, p.16

1592.

1871-1949 P. Scott, p.219.

1593.

P. Scott

1594.

Cité par H. Pommier, p.58.

1595.

Gueneau, p.206

1596.

En effet, la bourrette est un très bon isolant et est utilisée pour la fabrication de l'amiantine et des gargousses. Des usines sont même réquisitionnées. De son côté, la CCIL parle de "soie militaire" pour les dirigeables et rapporte qu'un soldat lyonnais lui a envoyé pour analyse un échantillon de zeppelin allemand abattu à Revigny (CCIL 1916, p.104).

1597.

aux frais des gouvernement français, anglais, américain et italien.

1598.

CCIL 1917

1599.

Gueneau

1600.

Gueneau, p.96 et p.87.

1601.

Chiffres de 1914 pour l'armement. Gueneau, p.50.

1602.

H. Pommier, p.47.

1603.

CCIL 1916

1604.

Pendant ce temps, M. Guimet participe à la mission commerciale aux Etats-Unis organisée par le gouvernement.

1605.

CCIL / CRT 1915 à 1917 pour cette partie consacrée à la politique d'expansion commerciale en Russie.

1606.

CCIL fonds "rapports inventaires"