9.2. LE MARCHE LYONNAIS DES SOIES APRES LA GUERRE

Le marché lyonnais des soies, lui non plus n'a pas changé. Production et consommation mondiales de soie sont en augmentation mais de plus en plus, dans un contexte de confirmation des modes de production de masse, l'utilisation de cette matière première se retrouve cantonnée aux étoffes de luxe. "La production de soie a constamment augmenté depuis un demi-siècle, sauf pendant la période décennale, 1876-1885, qui marque un temps d'arrêt. (...) La guerre elle-même (...) n'a provoqué que des perturbations sans importance. (…) Il n'est pas encore nécessaire de calculer la production soyeuse en tonnes. Les kilogrammes lui suffisent. Ce serait d'ailleurs une manière d'assimilation un peu irrévérencieuse avec l'anthracite par exemple. En un siècle, les chiffres de la soie ont pour le moins quadruplé. Or, la masse de coton brut jetée dans le monde est 22 fois plus forte qu'il y a cent ans" ¹⁶⁰⁷ . La consommation mondiale de soie qui était de 12,5 millions de kilo en 1890, puis de 18,5 en 1900 et 28 en 1912, atteint 25 millions de kilo en 1919-21 ¹⁶⁰⁸ mais le tableau ci-dessous illustre très bien la nouvelle répartition de cette consommation:

L'axe Pacifique s'impose sans conteste. Dans la foulée des progrès effectués dans le dernier tiers du siècle précédent, les consommations américaine, japonaise et extrême-orientale ont connu les plus fortes croissances. Des anciennes nations européennes grandes consommatrices de soie, une seule a encore progressé, il s'agit de la France. Mais face à la puissance américaine, elle pèse désormais de peu de poids. A elle seule, en 1921 la consommation de soie américaine atteint les 2/3 de la production mondiale de soie ¹⁶⁰⁹ , ce qui fait dire à Gueneau: "l'impérialisme américain s'affirme de plus en plus dans le domaine économique. (…) dès 1902, ils [les tissus américains] avaient rejoint la Fabrique lyonnaise" tandis que Milan "semble être devenu le centre répartiteur [de la soie] de l'Europe" car il n'y a que là que l'on peut se procurer des soies italiennes ¹⁶¹⁰ .

En 1920, symbolisant parfaitement le caractère international du commerce de la soie et les flux de capitaux que celui-ci met encore en jeu sur Lyon, on constate la présence de douze banques parmi les 79 adhérents à l'UMSL. Il y a majoritairement des banques françaises, Crédit du Rhône, Société Générale, Société Lyonnaise, Crédit Lyonnais, CCF, Comptoir National d'Escompte, Banque Nationale de Crédit et Banque Industrielle en Chine, trois banques anglaises, respectivement la Cox, la London County Westminster, la Hong-Kong & Shanghai Banking Corporation et un seul établissement non-européen, la Yokohama Specie Bank ¹⁶¹¹ . Par ailleurs, Gueneau pense que 79 membres, c'est peu, et, en plus, il n'y a pas de subdivisions comme à Zurich où les importateurs de soies asiatiques constituent un groupe séparé. Les liaisons se font par câbles sous-marins et désormais, en se jouant des décalages horaires ¹⁶¹² , les ventes sont directes ¹⁶¹³ . Dans ce contexte, la question des communications prend une dimension particulière. La CCIL l'a bien compris qui estime la TSF supérieure au télégramme car "les retards de la voie télégraphique ordinaire entre Lyon et l'Extrême-Orient occasionnent pour le commerce de la soie seulement des pertes s'élevant à plusieurs dizaines de millions". Heureusement, Lyon dispose de la station de la Doua dont l'administration commence une mise en service commerciale, mais les erreurs de transmission entraînent une certaine confusion et la reprise du service par l'agence Havas. Le 12 février 1921, les télégrammes privés sont par exemple admis sur Shanghai mais seulement dans le sens France-Shanghai ¹⁶¹⁴ et les pylônes de la Doua étant endommagés, il faut alors passer par Paris, ce qui fait dire à Gueneau: "le commerce de la soie subit les répercussions politiques ou économiques de nations lointaines. Une organisation très complète de relation par télégraphe ou par TSF est donc nécessaire (...)" ¹⁶¹⁵ . Autre sujet de préoccupation, en 1920, l'USML proteste contre les inexactitudes des cotations journalières des soies transmises par TSF. Via le poste de la Doua toujours, l'agence japonaise Kosu-kai envoie effectivement des cotations inexactes du marché de la soie de Lyon vers la Chine ¹⁶¹⁶ . L'UMSL réclame donc l'insertion d'informations commerciales dans le "communiqué radiotélégraphique de propagande pour la Chine" qui est transmis par l'agence Havas de Lyon, ce qui est accepté, mais les informations continuant d'être erronées, une commission est créée ¹⁶¹⁷ . Ce recours aux techniques les plus modernes n'empêche pas les marchands de soie de rester fidèles à quelques pratiques comme l'utilisation de langages codés. Pour la compagnie de l'Eastern Telegraph par exemple, Lyon représente un très gros client. Pour réduire les frais et préserver le secret des messages, les négociants emploient un langage conventionnel et des codes télégraphiques comme l'ABC français, le Beutley anglais, le Lieber's américain ou des codes privés, ce qui fait dire à Gueneau: "les marchands de soie procèdent comme les diplomates" ¹⁶¹⁸ .

Toujours dans le domaine de la logistique, une grande compagnie visant à supprimer les marchands de soie pour s'approvisionner directement en Asie fut créée en 1917. Malheureusement, la seule solution pour sauver la Fabrique lyonnaise étant, selon Gueneau, de faire de la qualité et par conséquent de conserver les marchands de soie, ce projet ne pouvait qu'échouer ¹⁶¹⁹ . Toujours selon cet auteur, après la première guerre mondiale, il faut au commerce de la soie des transports rapides pour éviter les vols et les avaries mais surtout pour que les marchands reçoivent leurs balles en même temps que leurs traites ¹⁶²⁰ . De plus, la valeur de la marchandise ¹⁶²¹ entraînant des coûts de transport élevés, il est impératif de rapprocher le plus possible la production et la transformation pour abaisser les frais généraux ¹⁶²² . Durant cette période, les compagnies maritimes s'entendent pour empêcher la chute des prix et forment un consortium international appelé "la Conférence" qui établit les tarifs de fret pour l'Extrême-Orient tous les trois mois ¹⁶²³ . Trois compagnies assurent alors par quinzaines le service Marseille - Yokohama via Hong-Kong et Shanghai. Il s'agit des MM, de la P & O et de la Nippon Yusen Kaisha auxquelles il faut ajouter l'Ellerman Line pour ses services mensuels ainsi que des compagnies moins importantes parce qu'elles ont des bateaux moins gros et plus lents, la Osaka Shosen Kaisha sur Yokohama et la Holt Line sur Shanghai ¹⁶²⁴ . Du côté de l'hinterland marseillais, les choses ont fort peu évolué. Percé en 1916, le canal de Marseille au Rhône ne sera inauguré qu'en 1927 mais jusque Port-de-Bouc seulement et le Rhône n'est toujours pas "rendu navigable à l'aide d'un canal latéral" ¹⁶²⁵ . On retrouve le même immobilisme du côté des marchands de soie ou des banques qui les soutiennent. Leur image est inchangée: "Le marchand de soie représente le type du grand marchand qui doit unir à une profonde connaissance des questions de douane, de communications et de change, des qualités d'initiatives à la fois audacieuses et prudentes. Le mot spéculation veut dire pour lui: tentative de prévision rationnelle du commerce" ¹⁶²⁶ . En 1921, la raison sociale de la maison Guérin est la même que celle de 1716, "Veuve Guérin & Fils". Cette société à caractère familial est restée en nom collectif ou commandite simple ¹⁶²⁷ . De son côté, désigné comme président de la commission de la sériciculture et de la soie, M. Morel-Journel, est toujours directeur de la HKSBC à Lyon ¹⁶²⁸ .

Certains semblent se spécialiser strictement dans l'importation de soie, principalement de Canton, Shanghai ou Yokohama, marchés avec lesquels les relations sont désormais bien assurées ¹⁶²⁹ . Ils vendent directement aux fabricants par l'intermédiaire de placiers ou de courtiers. On distingue alors le courtage de la fabrique, à savoir des achats effectués pour le compte d'un fabricant, du courtage de spéculation qui consiste à s'interposer entre les marchands et les fabricants. La commission des courtiers est de 0,5% pour les Lyonnais et de 1% pour ceux du dehors. Ceux-ci peuvent acheter et vendre pour leur compte et deviennent des marchands de soie à leur tour. Ceux de Lyon sont spécialisés, à la différence des Marseillais qui font aussi de la vente de toute marchandise à quai. Souvent, ils opèrent pour le compte de filatures et achètent la matière première avec une petite commission. Libérés de leur caractère public en 1866, il reste encore néanmoins des "courtiers inscrits" assermentés à la CCIL qui interviennent comme des commissaires-priseurs ¹⁶³⁰ . Le marché en lui-même garde son aspect et son mode de fonctionnement du XIX° siècle. Gueneau témoigne: "Aujourd'hui l'idée d'une bourse est à peu près abandonnée. D'ailleurs certains usages en tiennent lieu. (…) D'autre part le marché à terme est pratiqué dans une certaine mesure sous un autre nom car on distingue les marchandises "disponibles" et les marchandises "à livrer". Dans le commerce d'Europe on vend très souvent d'avance la production à des dates plus ou moins éloignées de la récolte. Plus souvent encore dans le commerce d'Extrême-Orient on achète des marchandises qui sont encore en mer ou qui même ne sont pas encore rentrées dans les dépôts des comptoirs européens de Canton ou de Shanghai afin de s'assurer longtemps à l'avance des prix déterminés. Mais le marché est fortement discipliné. Tout marchand qui ferait de la spéculation un jeu serait très sévèrement jugé par ses confrères et sa situation à l'Union deviendrait très difficile. Quant aux agioteurs étrangers, en l'absence d'une bourse, ils sont à peu près exclus. Marchands et fabricants voient d'un mauvais œil tous ceux qui n'appartiennent pas à leurs corporations et refusent presque toujours de faire des affaires avec eux. C'est à peine si quelques intrus ont réussi en 1919-20, pendant la grande hausse des soies à spéculer sur quelques balles dont ils s'étaient assurés la possession. Aussitôt que la baisse est survenue on s'est fait un plaisir de les étrangler. Ainsi le commerce lyonnais a les avantages d'une bourse sans en avoir les inconvénients"¹⁶³¹. Inspirée des méthodes bancaires, une timide modernisation a tout de même été entreprise. Ainsi, en 1921 l'Union des Marchands de Soie a accumulé 10.000 fiches de renseignements sur les moyens financiers et les garanties de solvabilité de ceux qui fréquentent le marché lyonnais des soies. 17% d'entre elles concernent des maisons de Lyon, 39% des maisons de Paris et des départements français, 44% enfin des maisons étrangères. Le Syndicat de la Fabrique Lyonnaise en collectionne pour sa part 63.000 en 1920, se répartissant comme suit: 5.000 sur Lyon, 17.000 sur Paris, 19.000 pour la province et 22.000 pour l'étranger ¹⁶³² . Toutes ces archives ont malheureusement disparu, dans un malencontreux incendie pour les fiches de l'UMSL par exemple. En 1923, les Chambres des métiers dont celle de la soie, à laquelle appartient L. Gueneau, sont créées. Ce dernier enfin, note des efforts d'harmonisation des pratiques de la part de l'UMSL qui fait dresser le tableau des tolérances de décreusage pour les diverses catégories de soies, monte une documentation sur les branches françaises de la production soyeuse, avec statistiques annuelles de la production de soie dans le monde, et publie désormais des bulletins hebdomadaires des récoltes durant la période printanière avec données météorologiques pour anticiper les variations des prix ¹⁶³³ .

Sur le marché de Lyon, les mouvements ont repris mais avec peu de vigueur. La guerre a épuisé les marchés d'approvisionnement traditionnels et aucun n'est désormais capable d'alimenter Lyon comme auparavant. Encore une fois dans leur histoire, les Lyonnais doivent tenter de revigorer leurs fournisseurs. La liberté d'exportation est alors complète partout, sauf en Perse et en Russie mais les taxes, légères en Perse, sont mal perçues ¹⁶³⁴ . Les grèges italiennes qui atteignaient 1.075.000 kilo en 1913 n'y entrent plus que pour 916.000 kilo en 1922 ¹⁶³⁵ et de nouvelles polémiques entre Français et Italiens éclatent en 1919. Entre 1913 et 1922, les fournitures d'Extrême-Orient ont chuté elles aussi de 5,6 à 3,5 M kilo, soit respectivement les 2/3 puis les 3/4 des besoins lyonnais. Dans les mêmes temps, à elles seules, les exportations de soie grège japonaise vers Lyon ont dégringolé de 1.670.000 à 412.000 kilo ¹⁶³⁶ . La production séricicole espagnole qui atteignait un peu plus d'un million de kilo de cocons en 1908 n'est plus que de 755.000 kilo en 1921 pour respectivement 75.000 et 60.000 kilo de grège ¹⁶³⁷ . L'Espagne qui envoyait à Marseille et Lyon 52.900 kilo de grège en 1913, n'en envoie plus que 35.000 kilo dix ans plus tard. En 1923, la CCIL reçoit la visite d'un délégué de l'Etat de Mysore pour développer l'industrie de la soie et installer des filatures mais l'Inde, et plus spécialement le Bengale où "des maisons françaises avaient fait de 1853 à 1913 des efforts considérables pour organiser la sériciculture et la filature", ont cessé d'être des régions productrices à cause des maladies, des croyances et du climat ¹⁶³⁸ . Une acclimatation de races jaunes des Cévennes est tentée dans les vallées himalayennes du Cachemire par les Anglais "aidés du marché de Lyon", mais cette région qui produisait 2 millions de kilo de grège en 1822 n'en fournit plus que 85.000 en 1921 ¹⁶³⁹ . En 1922, les membres du syndicat professionnel des graineurs français de Marseille sont intéressés par l'annonce d'un projet de développement de la sériciculture à La Réunion et l'année suivante, Lyon projette de créer une sous-agence économique de Madagascar ¹⁶⁴⁰ . La sériciculture française n'est pas en meilleur état. Selon Gueneau ¹⁶⁴¹ , le marché de Lyon n'aurait compris le danger de laisser disparaître une source nationale d'approvisionnement qu'après la guerre et "aurait pratiqué une politique abusive d'internationalisme aux dépens des intérêts français (...) le marché de Lyon a négligé la production française. C'est avec sérénité qu'il l'a vu disparaître".

Cette opinion est excessive. La production française de soie grège a en effet continué à chuter, passant de 974.000 en 1909 à 195.000 kilo en 1921 ¹⁶⁴² mais on ne saurait en imputer à Lyon toute la responsabilité. A cause des alternances de sur-production et d'arrêt liées aux évolutions de la mode par exemple, le moulinage connaît de sérieuses difficultés. Il y avait 708 moulins et 2,1 millions de fuseaux en 1889, ils ne sont plus que 590 en 1909 et 1,1 millions de fuseaux. En 1923, seuls 750.000 fuseaux subsistent dont 350.000 aux mains des fabricants, marchands et tisseurs à façon pour une production de soie ouvrée de 1,5 millions de kilo contre 3 millions de kilo en 1889 ¹⁶⁴³ . Au sein de la filière, les querelles continuent et une grande réunion des mouliniers a lieu à Valence en 1920. L'industrie du grainage est en fait la plus active. Elle exporte 500.000 boîtes en 1913 dont 50% pour l'Italie, le reste partant pour le Proche-Orient méditerranéen. En 1923, il existe un syndicat professionnel des graineurs français et un Syndicat des producteurs et exportateurs de graines de vers à soie du Var, tous deux très favorables au développement de la sériciculture en Syrie et au Liban par les autorités françaises ¹⁶⁴⁴ . Il ne reste plus que 166 filatures, dont 81 dans le Gard, utilisant 8.167 bassines dont 2.908 à plus de cinq bouts et 3.118 bassines accessoires dont 1.837 à plus de cinq bouts. La décadence de cette branche est désormais irréversible ¹⁶⁴⁵ . Même Gueneau reconnaît: "on est obligé de lui consacrer des développements qui sont hors de proportion avec ce qu'elle donne (…) le département de l'Aude est à rayer en 1922" ¹⁶⁴⁶ . En 1908, la production française de grège n'est que Sde 656.000 kilo et de 195.000 en 1921. Dans le Vivarais par exemple, de 1913 à 1920, le nombre d'établissements chute de 33 à 18. Malgré tout cela, Gueneau croit dans la résurrection de la sériciculture française sur le modèle italien. Marchands de soie et filateurs de Lyon constituent un Comité national pour le relèvement de la sériciculture en 1922 et si le relèvement de la sériciculture française n'est pas possible, on pourra toujours se tourner vers les colonies: "ce programme devrait être d'autant plus facile à réaliser que Lyon est un grand centre colonial (...) alors que c'est une ville terrienne et éloignée de la mer" ¹⁶⁴⁷ . Le problème, c'est qu'à Madagascar, il faut tout créer et que les éducations d'Afrique du Nord ont été ravagées par la pébrine, ce qui impose de tout reconstituer là aussi. En 1916, la CCIL envoie une délégation au Maroc pour estimer le potentiel, Gueneau insiste sur l'Indochine, où il faut, selon lui, moderniser l'industrie et perfectionner les méthodes d'élevage. Pour neutraliser la prépondérance japonaise, il faut aider la Chine. Selon lui, l'augmentation de l'offre fera baisser les prix et les déchets perdront de leur intérêt: "Que l'on imagine dans un avenir prochain les exportations chinoises atteignant des dizaines de millions de tonnes (...) ces événements équivaudraient à une nouvelle ouverture de la Chine"…