La nature commerciale, l'importance de la marchandise, l'éloignement des deux principaux partenaires, le nombre des intermédiaires, la période considérée, tout contribue à augmenter les difficultés pour trouver puis disposer de sources permettant de traiter un tel sujet. Le fait d'alimenter tout un pan de l'industrie textile française confère en effet à la soie un aspect stratégique fondamental qui explique à lui seul le secret dont son commerce est entouré en permanence. En guise d'exemples, nous ne citerons que ces quelques extraits: "l'œuvre lyonnaise n'a pas désiré ici une publication que nous aurions voulu plus grande" (à propos des sociétés lyonnaises en Indochine; La Chine, les warrants et l'avenir du commerce des soies de Lapareille en 1859) et "par ce temps de nécessaire, bienfaisante mais très âpre concurrence, nous ne pouvons négliger le vieux proverbe sur la charité bien ordonnée; nous ne pouvons pas ne pas nous souvenir que, de l'aveu même de ceux qui en ont fait partie, ce sont surtout les Anglais qui ont profité de l'enquête faite par la Mission française de 1843. La faute (...) ne doit pas se renouveler (...). Je voudrais donc (...) donner le moins de chiffres possible" (rapport de la mission envoyée par les lyonnais en Chine à la fin du XIX° siècle).
Durant le siècle suivant, l'habitude ne se perd pas puisqu'en 1913, lors de la réception à la Chambre de Commerce de Lyon de Mrs. Malvy et Lebrun, respectivement Ministres du Commerce et des Colonies, à propos du projet d'impôt sur le revenu, le Président Coignet déclare: "Notre préoccupation est donc que, dans la répartition des charges financières nouvelles que les circonstances imposent à la France, l'industrie et le commerce qui sont prêts à accepter courageusement leur part, ne soient chargées que de leur juste part et que dans les nouveaux impôts, le commerçant voie respecter le secret de ses affaires, condition à la fois de son crédit et de l'épanouissement de fécondes initiatives" (CRT 1913, p.487) et dix ans plus tard, à la page 207 de son excellent ouvrage Lyon et le commerce de la Soie, L. Gueneau constate encore: "par suite de la discrétion excessive qui le caractérise, le marché de Lyon ne publie pas ses stocks alors que cette coutume est en usage à Milan et à New York". Volontaires ou involontaires, les omissions sont fréquentes. Par exemple, dans l'ouvrage de 1871 de l'un des premiers Lyonnais audacieux à venir s'installer en Chine, Buissonnet, de Pékin à Shanghai, il n'est pratiquement jamais question de la soie et de son commerce. Autre exemple, datant du 16 novembre 1899 cette fois-ci, dans une lettre que l'USML adresse au Ministère, il est bien question d'une troisième maison française venue s'installer à Canton l'année précédente mais celle-ci n'est jamais nommée. Tous les chercheurs qui ont travaillé de plus ou moins près sur le commerce de la soie se sont donc heurtés au même incontournable problème, la rareté des sources. En 1929, dans leur Histoire de la concession française de Shanghai, Maybon et Frédet écrivent, page 247: "A l'énumération des maisons françaises, nous aurions voulu joindre quelques détails sur leur personnel mais les renseignements sont rares".
Du côté de la presse, l'information solide est extrêmement rare, et pour cause. L'oligarchie d'argent pèse déjà très lourdement sur le milieu de l'information. Celle-ci n'hésite pas à l'utiliser à des fins politiques ou économiques. Dans un de ses discours de 1911, Jaurès proclame: "On a organisé un trust des bulletins financiers [publiés dans les journaux]. C'est une organisation unique (...) qui à la même heure, sur toutes les affaires (...) donne exactement le même son de cloche (...) exalte ou discrédite les mêmes entreprises, pousse toute l'opinion, comme un troupeau, sur le même chemin". L'information solide est rare, les stéréotypes et les poncifs nombreux. Bien souvent, plus le pays dont on parle est éloigné, plus l'on cède à la fantaisie et au romanesque. Les genres ne sont pas encore bien marqués et l'on mélange fréquemment Géographie, Ethnographie, Economie, Politique et Diplomatie. Le CRT de 1914 (p.429) nous en donne un exemple à la fois cocasse et pathétique: "comme les années précédentes, la Chambre a fait don d'un ouvrage à la Société des Touristes lyonnais, doyenne des Sociétés de préparation militaire, en vue de la distribution des prix aux élèves de ses cours". Si, à la réflexion, cet exemple peut ne pas surprendre pour l'époque, il sous-entend assez bien le nombre d'heures de recherche auxquelles est astreint l'historien de l'économie pour trouver ses précieux chiffres. Il en déniche néanmoins dans les journaux spécialisés comme le Bulletin des Soies et des Soieries ou le Moniteur des Soies mais les séries sont trop incomplètes. On trouve des études se voulant exhaustives comme celle de Clugnet en 1877 (Géographie de la soie; étude géographique et statistique sur la production et le commerce de la soie en cocons) mais là, attention, les erreurs et les approximations sont légion.
Pareillement, malgré le suivi dont elles ont fait l'objet, il faut absolument éviter d'utiliser les statistiques de la Condition des Soies. Déjà en 1901, Pariset rappelle: "Ce n'est pas dans les tableaux des établissements de conditions qu'il faut chercher (...) la puissance d'absorption du pays". Le recours aux services de cet organisme de contrôle (dont par ailleurs nous verrons l'importance dans le cadre de cette étude) n'ayant en effet qu'un caractère optionnel, les fluctuations des flux de balles qui lui sont apportées pour vérification ne reflètent en rien les volumes ou les provenances réels des soies arrivées en France. Pour comprendre cela, prenons deux exemples. Premièrement, un fabricant peut porter à expertiser un important lot de soie d'origine japonaise bien après l'avoir acheté; ce faisant il fait artificiellement gonfler les chiffres des soies originaires de ce pays, ce qui ne signifie par pour autant que les importations en provenance de ce même pays aient été importantes durant l'année considérée. Deuxièmement, entre 1881 et 1890, on constate dans les statistiques de la Condition une très forte poussée des soies italiennes: est-ce à dire que celles-ci ont particulièrement la faveur des fabricants lyonnais? Non. Tout simplement, au moment où la France et l'Italie se livrent une guerre tarifaire acharnée, les acheteurs se méfient d'une marchandise fragile qui fait alors l'objet d'un fort trafic de contrebande et transite dans des conditions douteuses par la Turquie. Par conséquent, si les données de la Condition fournissent des renseignements précieux qui permettent de vérifier certaines tendances, elles ne sauraient servir de fil conducteur à une étude du commerce de la soie.
Incomplètes, peu fiables, jalousement gardées quand elles existent encore, ou bien détruites comme celles du Syndicat des Fabricants par un incendie (Michel Laferrère, à la page 97 de son ouvrage Lyon, ville industrielle; essai d'une Géographie urbaine des techniques et des entreprises, 1960), les archives privées lyonnaises sont difficiles d'accès. Que dire alors des archives chinoises? Laissons parler les consuls: "Les fluctuations de prix sont indiquées d'une manière qui en rend l'intelligence assez laborieuse (...). Les chiffres de la douane sont criblés d'erreurs en ce qui concerne les arrivages sur le marché de Shanghai; il est juste aussi de reconnaître qu'une grosse partie de ces erreurs doivent être attribuées aux fausses déclarations."(lettre du consul français à Shanghai du 7 mai 1867; MAE Nantes, Shanghai, cartons roses n°21, Affaires diverses, 1860 à 1885). Quelques temps plus tard, en 1893, un rapport du consul de France à Canton cette fois-ci, souligne la difficulté de se renseigner sur les importations et les exportations de Canton car les statistiques publiées par les douanes chinoises "n'indiquent jamais la provenance ni la destination des marchandises". Enfin, en 1913, dans une lettre du Ministère des Affaires Etrangères accompagnant un article original du North China Daily News dans lequel l'auteur, un certain Brenier, affirme que le commerce franco-chinois serait supérieur à 100.000.000 de HK-Taels par an, soit à peu près 340 M FF et occuperait ainsi le second rang en Chine, on lit: "Cette opinion qui paraît solidement établie va à l'encontre des données généralement admises sur la foi des statistiques douanières chinoises qui grossissent par divers artifices, les chiffres du commerce anglo-chinois; d'après ces statistiques, le commerce franco-chinois n'atteindrait que 243 M FF" (envoi adressé au Ministère du Commerce et de l'Industrie). Cet exemple nous impose de rappeler que bien souvent les situations en Chine étaient maladroitement interprétées et aggravées par des Occidentaux connaissant mal le pays et parfois même leurs propres administrés. C'est ainsi qu'en 1907, le consul français de Shanghai, tout en joignant une liste des maisons exportatrices de soies chinoises, précise: "sur un total d'une trentaine, le nombre des maisons ayant des noms à désinence française est de 12 ayant exporté ensemble 24.140 balles (...) parmi ces noms d'aspect français, plusieurs appartiennent certainement à des nationaux suisses" 1806 .
Il ne faut se faire aucune illusion: la production mondiale de soie est insaisissable. Elle est tout juste estimable. Natalis Rondot qui est sans doute l'Occidental qui a le plus pertinemment et le plus précisément étudié l'industrie de la soie prévient en 1894 (L'industrie de la soie en France, pages 5-6, 17 et 109): "Quelle production, quelle exportation représente cette industrie dans son ensemble? On est tenté de juger impossible de répondre à une telle question tant il est difficile de suivre les matières premières textiles en toutes leurs transformations (...). Malgré l'aide d'amis et d'anciens collègues, même des gouvernements, nous n'avons obtenu que des résultats incertains. (...) Ces estimations (...) n'offrent aucune certitude. Le commerce d'ailleurs ne saurait tenir compte, dans la généralité des cas, de toutes ces quantités, car une partie des soies sont perdues et une autre partie, qui a beaucoup plus d'importance qu'on ne l'imagine, trouve son emploi, surtout en Asie, dans de petites industries domestiques ignorées". Dans une de ses lettres adressées à l'inspecteur général des douanes chinoises, Robert Hart, en 1879, dans le cadre de ses recherches sur la soie en Chine, le même auteur confirme: "J'ai essayé de tracer une statistique de la production de soie en Chine. Cet essai est, je le crois, inexact en plus d'un point mais dans des études de ce genre l'exactitude absolue est toujours impossible à obtenir. L'essentiel est de donner une idée suffisamment nette de l'état des choses".
En fait, comme Gueneau l'affirme, "le seul véritable baromètre, c'est (...) la balance des importations et des exportations". Mais où trouver ce "baromètre"? Dans son Histoire de la Fabrique lyonnaise de 1901, c'est Pariset qui nous met sur la voie lorsqu'il écrit (p.400): "La Chambre de Commerce de Lyon a exposé à Paris en 1900 des tableaux de statistiques faits avec grand soin, où sont indiquées pour les soies et pour les étoffes, la production, l'exportation et l'importation dans tous les pays du monde. C'est un travail considérable, qui a demandé d'énormes recherches. Il donne pour l'année 1899 l'état des contrées séricicoles, des fabriques de soieries, des centres distributeurs des soies et des étoffes, des pays de consommation". Confiant dans le travail de cet auteur qui, sans nul doute, maîtrise parfaitement son sujet, nous orientons très rapidement les recherches vers les archives de la Chambre de Commerce et d'Industrie de Lyon (CCIL) qui, justement, viennent d'être ouvertes aux chercheurs et effectivement, les statistiques en question sont bien là. Soigneusement tenus, sans interruption à partir de 1859, les comptes-rendus de travaux (CRT) de la Chambre contiennent toutes les statistiques dont peut rêver un historien. Précisons qu'en règle générale, parce ce que les flux globaux nous suffisaient, nous avons retenu les statistiques du commerce général qui comptabilise toutes les marchandises passant à la frontière plutôt que celles du commerce spécial qui, lui, ne comptabilise que "les marchandises retenues pour la consommation ou qui, par le paiement de taxes douanières, se trouvent nationalisées".
Bien sûr, les statistiques retenues ne concernent pas uniquement Lyon: tant pour les importations, que les exportations ou les productions, les volumes sont mesurés de manière globale par les différentes administrations douanières. Pour la période 1882-1884, le consul français à Shanghai écrit (MAE Nantes, Shanghai, cartons roses, n°21): "il peut y avoir quelques erreurs dans les chiffres ci-dessus à cause des expéditions à option de Marseille ou Londres dont nous ne connaissons pas la destination définitive". A l'autre bout du circuit, toujours pour la même période, dans une lettre adressée à son confrère de Lyon lui demandant des statistiques d'arrivée, le président de la Chambre de Commerce et d'Industrie de Marseille confirme que l'Administration des douanes ne fait pas de relevés par port mais par pays de provenance et que par conséquent, il est très difficile de répertorier les arrivages au port de Marseille même. Logiquement, le fait de ne pas mentionner avec exactitude, tant au départ qu'à l'arrivée, les provenances et les destinations dans chaque port où fait relâche un navire effectuant le trajet Extrême-Orient-Europe avec des soies à son bord, permet une très grande souplesse dans la distribution de celles-ci. Ceci explique qu'au fil des voyages, au gré des opportunités ou de la division du travail de la société propriétaire de la cargaison, d'importants volumes de soie aient été fréquemment, soit vendus, soit débarqués pour transformation, soit achetés. Une firme de marchands-fabricants pouvait ainsi faire mouliner en Italie ou en Turquie des soies achetées en Chine si jamais, pour des raisons d'économie de main d'œuvre notamment, celle-ci avait dans ces mêmes pays une filature ou des moulinages. Ensuite, libre à elle de distribuer sa marchandise, plus ou moins élaborée, sur le marché de son choix.
Tout en restant très prudent, c'est-à-dire en recoupant le plus souvent possible les enseignements tirés de ces statistiques douanières avec d'autres sources, il est possible de commencer à travailler sur un tel sujet. Ce choix ne saurait être mauvais puisque les soyeux eux-mêmes, ont procédé d'une façon identique pour pouvoir suivre les évolutions du marché mondial de la soie. Citons quelques exemples de pièges à connaître pour éviter les erreurs d'interprétation ou de jugement. Le total des importations et exportations de soies grèges et ouvrées à Lyon en 1875 est de 9.832.500 kilo. alors que la production mondiale est alors estimée à 9.546.000 kilo: comment est-il possible que le volume des transactions sur une seule place soit supérieur à la production totale? C'est très simple: d'importants stocks ont été mis sur le marché. Producteurs, négociants, fabricants, tous en constituent et leur rôle est fondamental, notamment en ce qui concerne la fixation des prix, mais comment les chiffrer? C'est impossible, d'autant plus que l'on peut stocker la soie sous toutes les formes que celle-ci peut prendre, des cocons aux produits finis. Ceci explique qu'à la surprise générale, en 1884, alors qu'à cause des ravages de la pébrine, les négociants lyonnais s'attendent à une exportation d'Extrême-Orient d'un maximum de 35 à 40.000 balles, ce soit finalement 98.000 balles d'une très bonne qualité qui arrivent sur le marché. Le même CRT précise en outre (p.15) "qu'il arrive que les mêmes lots de matière première soient souvent offerts simultanément aux acheteurs par cinq ou six intermédiaires différents; les quantités de soie présentées à la consommation paraissent donc bien plus considérables qu'elles ne le sont réellement".
Il ne faut pas non plus sous-estimer les fausses déclarations puisqu'une loi du 16 mai 1863 (article 19) prévoit des pénalités pour punir ce genre de fraude. Il faut se rappeler également que les soieries étant légères, celles-ci voyagent beaucoup par la Poste. Le CRT de 1890 rapporte que les envois par colis postaux (qui font l'objet d'une déclaration à la Poste et à ce titre sont dûment comptabilisés dans les statistiques douanières) atteignent tout de même 39.542.000 francs et souligne que "l'exportation sous toutes ses formes directe, indirecte ou occulte, est en voie de croissance" (...). Pour cette dernière forme d'exportation, c'est-à-dire par colis, valises des particuliers ou même vêtements portés sur le corps, Pariset estime à 100 M FF le total des soieries quittant le territoire français au début de ce siècle. Autre piège à éviter, celui des provenances et destinations réelles des marchandises. Pour les soieries par exemple, il faut savoir que celles qui voyagent à destination de Londres se retrouvent en définitive à New York et que celles qui partent vers l'Allemagne ou la Suisse sont en fait destinées à la Russie. En fonction des tarifs douaniers de ces deux pays de transit, on peut donc constater de brusques hausses de trafic en faveur, soit du premier, soit du second. En 1892, celles expédiées vers l'Espagne se retrouvent en définitive sur les marchés de Porto-Rico ou Cuba. Pareillement, pour les soies, celles d'Italie, en pleine guerre tarifaire avec la France, vont prendre l'habitude de passer discrètement par la Turquie pour éviter des droits de douane dissuasifs.
Il faut tenir compte enfin des modifications dans les comptabilités ou les procédés de détermination des taxes en fonction des progrès du commerce et du perfectionnement des statistiques. C'est ainsi que jusqu'en 1887, la Condition de Lyon mélangeait dans ses relevés les soies tussah avec celles arrivant de Chine ou du Bengale sans faire aucune distinction. Auparavant, en 1875, la comptabilité douanière française avait elle aussi subi d'importants bouleversements avec la modification du calcul de la tare, c'est-à-dire de l'abattement accordé sur les taxes douanières en fonction du poids et de la valeur déclarée de la marchandise. Avant cette date, en effet, celle-ci était calculée sur le poids brut de la marchandise expédiée, c'est-à-dire en prenant en compte l'emballage. Après 1875, l'Administration des douanes effectue son calcul sur le poids net. Comme cette tare pouvait atteindre jusqu'à 50% pour les soieries les plus légères et précieuses, donc nécessitant un emballage important, comme les tulles ou les gazes, cette mesure provoqua en 1876 une chute des poids et valeurs à l'exportation. On passa brutalement de 420 à 273 M FF d'exportation. Ce changement marque cependant l'avènement des statistiques fiables puisqu'en 1890, on lit dans le CRT (p.98): "ce n'est donc en réalité que depuis le second semestre de 1875 que les déclarations en douane peuvent être considérées non pas comme absolument exactes, car la précision absolue en pareille matière restera toujours à l'état de desideratum, mais comme approximativement exactes".
La bibliographie, telle qu'elle se présente maintenant, respecte donc une certaine organisation et une certaine hiérarchie. Commençons par:
Souligné par nous.