INTRODUCTION GENERALE

1. Contexte historique et social

L'objet de ce travail consiste à mettre en lumière les tenants et les aboutissants des difficultés d'intégration sociale que rencontre l'usager compulsif de drogues illégales et de les mettre en lien avec la psychopathologie et la toxicomanie elle-même.

Ces difficultés ne sont bien entendu pas spécifiques aux usagers de drogues, mêmes si les pratiques illégales qu'ils adoptent jouent un rôle non négligeable dans leur propension à la désinsertion sociale. Différents groupes sociaux rencontrent des difficultés similaires : délinquants, chômeurs de longue durée, malades psychiatriques, etc. Autant de personnes en position de vulnérabilité face à une société où la compétitivité laisse peu de chance aux moins performants.

Ces vulnérabilités deviennent particulièrement saillantes dans le contexte socio-économique actuel. Les sociétés postindustrielles à tendance néolibérale se voient en effet confrontées de manière toujours plus aiguë aux problèmes d'exclusion sociale sur fond de précarité de l'emploi. La diminution des solidarités de proximité (famille, voisinage) va dans le sens d'un effritement du tissu social laissant des individus de plus en plus isolés, sans possibilité de ralliement derrière une cause commune à défendre. Ceci donne le sentiment d'une évolution vers une véritable fracture sociale et l'on redoute cette dualisation de la société qui séparerait la population en deux castes avec d'un côté les nantis qui auraient un accès au travail et un réseau relationnel adéquat et de l'autre les exclus, pauvres, assistés et isolés1.

Historiquement, la toxicomanie est apparue dans les sociétés occidentales à une époque traversée par de profonds bouleversements socio-économiques. Le XIXe siècle a été marqué en effet par la révolution industrielle et l'apparition des phénomènes de consommation de masse. La transformation radicale des modes de vie qu'amène le passage de la société traditionnelle à la société moderne n'est pas sans lien avec ces usages nouveaux de psychotropes tels que l'opium, puis la morphine.

Cette grande mutation sociale des sociétés occidentales s'est accompagnée d'un phénomène très général déjà mis en évidence au siècle passé par un précurseur de la sociologie, Auguste Comte (1798-1857) et que d'autres penseurs ont relevé à leur tour (E. Durkheim, H. Spencer). Il s'agit de l'idée que l'évolution des sociétés, notamment lors du passage de la société traditionnelle à la société industrielle, se traduit par une autonomie croissante des individus, phénomène se déroulant dans le cadre de changements profonds au niveau de la culture, des valeurs et des mentalités.

Avec la modification du type de société, le sentiment d'appartenance au groupe s'est profondément modifié. Celui-ci était antérieurement très développé dans la mesure où les traditions favorisaient l'échange et le voisinage entre les membres de la communauté, ce qui rendait très difficile l'écart par rapport à la norme2. Alors que dans les sociétés traditionnelles l'individu était absorbé par le groupe et s'y identifiait fortement, les sociétés postindustrielles ont été marquées par une montée de l'individualisme accompagné d'un relâchement des liens affectifs au niveau de la famille, du quartier d'habitation et du milieu du travail. C'est ainsi que E. Durkheim (1858-1917) au début du siècle déjà, expliquait le phénomène du suicide3 en recourant au concept d'anomie, qui caractérise des sociétés en mutation dont les normes ne s'avèrent plus capables d'intégrer les individus.

Dès lors, affranchi face au religieux et à la tradition, l'homme des sociétés démocratiques naissantes doit réinventer son destin4. Il doit assumer l'accès à une liberté individuelle nouvelle dans un contexte d'affaiblissement du tissu social où s'affrontent les intérêts particuliers. Si l'émancipation des traditions permet une autonomie individuelle accrue, elle se traduit en contrepartie par une perte des références communes, une indétermination des comportements et une atomisation du social. C'est toute l'ambiguïté qui caractérise l'individualisme des sociétés modernes actuelles, ce gain en liberté ne semble pas pouvoir aller sans une perte au niveau du lien social5.

Ce dilemme apparaît comme exacerbé dans la conduite du toxicodépendant qui s'aliène dans une quête effrénée d'indépendance et d'autosuffisance :

‘La toxicodépendance peut être interprétée anthropologiquement comme une tentative de résolution des tensions et des paradoxes liés à l'exercice de la liberté moderne, en tant que source à la fois de création et d'aliénation pour l'individu6.’

Il fallait en effet un accès à des libertés nouvelles pour adopter des pratiques se situant en dehors du cadre culturel habituel. Une des caractéristiques majeures de ces nouvelles formes d'usages de psychotropes consiste justement en ce qu'elles échappent au système de régulations culturelles en place, et notamment aux rituels collectifs de consommation.

Cette carence normative fait le lit de la consommation sauvage avec toutes les dérives qui la menacent. Situées hors du champ culturel habituel et n'obéissant plus aux valeurs traditionnelles, les nouvelles consommations de psychotropes, parce que dérégulées, représentent un danger de désorganisation et de rupture sociale7.

En parallèle à ces menaces contre l'ordre social, ces pratiques suscitent aujourd'hui une fascination pour cet ailleurs normatif de nature imaginaire. Cette fascination va également de pair avec l'attrait pour une position sociale déviante et provocante qui focalise l'attention générale. Ceci concerne tout particulièrement les jeunes, dont le besoin important de reconnaissance peut les amener à occuper une position sociale que la société dramatise. Cette signification dramatique donnée à l'acte toxicomaniaque représente une force d'attraction pour ceux qui se sentent exister dans le regard inquiété de l'autre8.

Notes
1.

J. Etienne et al., Dictionnaire de sociologie, Paris, Hatier, 1995.

2.

R. Campeau et al., Individus et sociétés. Introduction à la sociologie, Québec, Gaëtan Morin ed., 1993.

3.

E. Durkheim, Le suicide, (éd. orig. 1895), Paris, PUF, 1986.

4.

J. Fatela, Drogues et ambivalence de la subjectivité, in : A. Ehrenberg, Individus sous influence, Paris, Esprit, 1991.

5.

A. Renaut, Individu, dépendance et autonomie, in : A. Ehrenberg, op. cit.

6.

J. Fatela, op. cit., p. 52.

7.

R. Castel et A. Coppel, Les contrôles de la toxicomanie, in : A. Ehrenberg, Individus sous influence, Paris, Esprit, 1991.

8.

O. Ralet et I. Stengers, Drogues, le défi hollandais, Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 1991.