2. Définition du sujet et problématique générale

Le but de ce travail est d'éclairer la nature des liens existants entre trois ordres de phénomènes, à savoir la toxicomanie, la psychopathologie et l'intégration sociale, avec une centration sur ce dernier aspect. Nous allons donc analyser les trois côtés du triangle conceptuel suivant :

message URL SCH001.gif

Afin d'effectuer une première délimitation de notre sujet, nous allons définir chacun de ces trois concepts centraux.

Pour commencer avec la notion de toxicomanie, mentionnons d'emblée que nous abordons ce phénomène avec deux regards mis en perspective.

Un premier regard inspiré de la sociologie et de l'anthropologie envisage la toxicodépendance comme un élément d'un système sous-culturel plus vaste comportant des normes et des valeurs propres et se traduisant par un style de vie spécifique. L'héroïnomanie est ici conçue comme une pratique socioculturelle propre à une faible minorité de personnes et ayant cette caractéristique majeure qu'elle va à l'encontre de normes communément admises et donc suscite la désapprobation. En raison de ces caractéristiques la sociologie classe la toxicomanie parmi les déviances, à savoir une conduite qui transgresse des normes et qui est désignée comme telle.

Un second regard émane d'une approche médicale ; il tend à considérer la toxicomanie comme une maladie psychiatrique caractérisée par une compulsion et une perte de contrôle qu'il s'agit de soigner. L'accent y est mis sur la dimension psychopathologique, qu'il s'agisse de la toxicomanie elle-même ou des troubles psychiques qui peuvent lui être associés.

En ce qui concerne l'interprétation des conduites de prises de drogues illégales, l'approche psychiatrique lui attribue une fonction d'automédication 9, visant à calmer un état psychique douloureux. Cette fonction n'est toutefois pas spécifique à la toxicomanie aux drogues illégales10.

Le regard médical porté sur la toxicomanie nous amène donc directement sur le terrain de notre deuxième concept : celui de psychopathologie. L'acception de cette notion prise en considération renvoie à la science des maladies mentales. Il s'agit d'une approche objectiviste basée notamment sur un ensemble de techniques et d'instruments d'évaluation des troubles psychiques. Nous utilisons comme référence la nosologie psychiatrique nord américaine du DSM-IV11 dont l'usage est mondialement répandu.

Nous privilégierons l'analyse de certains aspects de la psychopathologie ; il s'agit du dysfonctionnement psychosocial et des difficultés d'adaptation sociale. Car ceux-ci constituent des éléments centraux du diagnostic de dépendance à une substance et représentent des conséquences possibles de nombreux troubles psychiques associés à la toxicomanie.

En effet lorsque la comorbidité (principalement les symptômes dépressifs et les troubles de la personnalité) atteint un certain seuil de gravité, son retentissement sur le fonctionnement psychosocial devient patent. L'adaptation sociale se trouve alors compromise soit temporairement en cas de décompensation aiguë (ce qui peut rendre nécessaire une hospitalisation) soit de façon beaucoup plus durable en cas de troubles de la personnalité ou de tout autre trouble mental chronique.

L'adaptation sociale (professionnelle et relationnelle) est mise en péril dans la mesure où la majorité des troubles psychiques nuisent tant aux fonctions intellectuelles nécessaires à l'accomplissement des tâches (difficultés de mémorisation, d'attention, fatigabilité) qu'aux compétences sociales (difficultés relationnelles dues aux manifestations de colère, d'irritabilité, d'impulsivité et d'agressivité). Il est donc clair que la psychopathologie est inductrice de désinsertion sociale, ce qui nous amène à notre troisième concept.

Le concept d'intégration sociale sert à évaluer la qualité et la quantité des liens sociaux qui relient un individu donné avec son environnement social global.

Nous définirons l'intégration sociale de deux manières, selon que la dimension déviante du groupe social concerné est prise ou non en considération. Ces deux définitions constitueront par ailleurs les deux axes centraux de notre démarche d'analyse des résultats de notre recherche.

V. de Gauléjac et I. Taboada Leonetti12 envisagent l'intégration et l'exclusion sociale comme les deux pôles d'un même processus. Trois dimensions constitutives de l'intégration sociale sont relevées : relationnelle, économique et symbolique. L'échec intégratif au niveau relationnel se traduira par l'isolement ; au niveau économique par la pauvreté et l'assistance et en ce qui concerne la dimension symbolique par la stigmatisation et la dévalorisation. L'exclusion sociale concerne donc une réduction et une dégradation généralisée des liens sociaux, quel que soit le groupe d'appartenance concerné (déviant ou conventionnel).

Le deuxième aspect de l'intégration sociale concerne les modalités de répartition des liens vis-à-vis du groupe déviant et conventionnel et le degré d'interférence entre ces appartenances antagonistes. Il s'agit de la façon dont l'usager de drogues vit et gère cette déviance que représente sa toxicomanie et de la manière dont il l'intègre dans son identité.

L'évolution vers la toxicomanie s'accompagne de l'adoption d'une identité sociale déviante 13 qui va se développer en parallèle et souvent au dépend de l'identité sociale conforme, en fonction de l'importance des différents agents de socialisation et notamment du degré d'implication dans le monde de la drogue.

Le style de vie alternatif, voire antisocial, propre au milieu de la drogue repose sur un ensemble de pratiques, de normes et de valeurs qui constituent les éléments d'une sous-culture véhiculée par le groupe des usagers de drogues illicites. Dans un tel contexte la prise de toxiques peut être envisagée tant comme marqueur identitaire que comme un rituel visant à montrer l'adhésion à cette sous-culture où la personne retrouve un rôle social gratifiant.

En raison du rejet des normes sociales, la personne déviante risque de refuser ou de ne pas pouvoir se plier à certaines exigences du monde socio-économique, dès lors l'inaccomplissement des obligations sociales qui peut en découler sera une source de perturbation de l'intégration dans la société conventionnelle. Il s'agit du cas de figure où les appartenances sociales conflictuelles acheminent l'individu vers un renoncement toujours plus important à l'identité sociale conforme au profit de l'identité sociale déviante. Cette tentative de résolution du conflit se fait donc par l'exclusion des éléments culturels non assimilables pour le sujet.

A l'inverse une intégration sociale peu conflictuelle sera possible chez ceux qui ont une flexibilité suffisante pour être capable de se conformer à des normes aussi différentes que celles qui ont cours dans le monde du travail et le milieu de la drogue.

Notons encore que la notion d'intégration sociale dans le monde conventionnel renvoie aux notions normatives déjà abordées de fonctionnement psychosocial adéquat et de capacité d'adaptation sociale.

Ces définitions étant données, on se rend compte des liens étroits existants entre ces trois concepts de même que de l'interdépendance des trois phénomènes. Il nous est dès lors possible de formuler une première esquisse de notre problématique. Celle-ci est sous-tendue par les deux regards portés sur la toxicomanie que nous avons explicités plus haut. A savoir, un regard médical qui fait de la toxicomanie une maladie et un regard socio-anthropologique qui envisage cette addiction comme une pratique socioculturelle à caractère déviant. La question principale se pose donc en ces termes :

l'héroïnomanie d'aujourd'hui doit-elle être considérée avant tout comme l'expression d'une psychopathologie ou comme la manifestation d'une intégration sociale atypique voire défaillante en lien avec un choix d'appartenance à un groupe minoritaire ?

Les deux regards qui déterminent cette question impliquent des visions opposées du comportement toxicomaniaque. Alors que l'approche psychiatrique tend à lui donner un caractère involontaire et donc subi (incapacité à se conformer à certaines normes), pour l'approche socio-anthropologique il s'agit d'un élément d'un style de vie choisi activement et volontairement par la personne (refus de se conformer), ce qui n'exclue pas que des déterminismes sociaux soit également à l'oeuvre dans un tel phénomène.

Dans la mesure où la dimension sous-culturelle du phénomène drogue nous semble particulièrement importante, nous ferons primer cet aspect sur la psychopathologie dans l'élaboration de nos hypothèses explicatives.

Concernant l'approche socio-anthropologique les termes atypique et défaillante utilisés dans notre question pour caractériser l'intégration sociale de l'usager de drogues renvoient à trois courants théoriques majeurs qui nous ont guidé tout au long de ce travail et qui permettent de rendre compte de différents aspects du phénomène. L'idée d'une intégration sociale atypique fait référence au processus d'adhésion à un groupe déviant, tel que celui véhiculant la sous-culture drogue, comme l'ont montré l'interactionnisme symbolique et les théories de la déviance culturelle. La notion d'intégration sociale défaillante pour sa part, renvoie à la faiblesse des liens avec la société conventionnelle, considérée par la théorie du contrôle social comme étant à l'origine du comportement déviant.

Notes
9.

Une autre interprétation fréquemment mentionnée de la conduite toxicomaniaque lorsqu'on l'envisage sous l'angle psychodynamique est celle de l'autodestruction. La prise de toxiques est alors rapprochée des tentatives de suicide en tant qu'attaque agressive du corps propre. Ce lien entre psychopathologie et toxicomanie dépasse toutefois le cadre de notre travail.

10.

En effet, toute personne confrontée à des perturbations affectives met en jeu des stratégies anti-dépressives, parmi lesquelles le recours possible à diverses substances chimiques. Or la société met à disposition toute une panoplie de substances psychotropes et il n'est pas nécessaire de recourir aux drogues illégales pour obtenir l'apaisement recherché.

11.

American Psychiatric Association: Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, Fourth Edition. Washington, DC, American Psychiatric Association, 1994.

En ce qui concerne l'analyse de nos résultats nous nous référerons également au DSM-III-R, étant donné que nos données ont été relevées en 1991-92, avant la sortie de la quatrième édition.

12.

V. de Gauléjac et I. Taboada Leonetti, La lutte des places. Processus d'insertion désinsertion, Paris, Desclée de Brouwer, 1994.

I. Taboada Leonetti, Formes d'intégration/exclusion, le chômeur et l'immigré : un même cadre théorique ?, Bulletin de psychologie, 1995, t. XLVIII, No 419, pp. 372-378.

13.

En ce qui concerne sa genèse, l'identité sociale déviante se manifeste généralement à l'adolescence par le biais d'un non-conformisme psychosocial se traduisant par des tendances oppositionnelles, des transgressions polymorphes et différents troubles du comportement (délinquance, désinsertion scolaire, abus de drogues licites et illicites, sexualité précoce). Le contexte éducatif et les conditions de socialisation présentent par ailleurs des caractéristiques particulières que nous chercherons à mettre en évidence.