3. Problématique spécifique et hypothèses

Concernant plus spécifiquement les données propres à notre population, notre travail vise à mettre en évidence l'influence respective de l'intégration sociale et de la psychopathologie sur la persistance des conduites toxicomaniaques chez des héroïnomanes en cure de méthadone.

La persistance des prises de toxiques dans le cadre d'un traitement par la méthadone constitue un problème fréquent dans ce type de prise en charge. Ce phénomène est responsable de l'allongement de la durée des cures et explique le fort taux de rechute après une cure de méthadone. C'est pourquoi la question des déterminants de la variabilité des conduites de prises de toxiques chez des sujets en cure de méthadone revêt une importance majeure.

Cette variabilité est observable tant d'un individu à l'autre que chez un même individu entre des périodes différentes de son existence. En effet, à des doses de méthadone semblables certains patients se caractérisent par une consommation intense, polymorphe, durable et pouvant les entraîner jusque dans la mort alors que d'autres maintiennent une abstinence notable. De plus chez un même individu certains événements de vie, modifications de l'environnement social ou étapes de l'existence peuvent retentir fortement sur le niveau de consommation de même que sur l'évolution de la toxicomanie en général14.

Si de manière globale les effets positifs du traitement sont bien réels, il n'en demeure pas moins que les individus réagissent fort différemment à ce type de prise en charge. Aussi peut-on parler d'une efficacité différentielle du traitement en fonction des individus et de leur capacité à renoncer aux prises de toxiques.

Le sujet en cure de méthadone qui poursuit l'abus d'héroïne est placé dans une situation de conflit 15. En effet, d'une part son environnement personnel le "pousse" à l'abus de toxiques par le biais de la communauté des usagers de drogues qu'il fréquente et à l'égard de laquelle il nourrit un sentiment d'appartenance, et d'autre part l'institution thérapeutique exerce sur lui un contrôle strict (analyse d'urines, entretiens réguliers) afin de prévenir ou de traiter une rechute éventuelle.

Cette situation place le sujet au coeur de forces socialisantes opposées : une sous-culture valorisant la prise de risques, le plaisir intense et immédiat et une culture "officielle" prônant sobriété, santé et sécurité. L'opposition entre ces deux systèmes de valeurs intériorisés qui coexistent chez un même individu se traduit par un équilibre psychosocial instable qui peut à tout moment se rompre en fonction des aléas de l'existence et se solder par un abandon du traitement avec un renforcement possible des liens avec la sous-culture.

La prise d'héroïne durant le traitement par la méthadone constitue à la fois une résistance vis-à-vis de la démarche thérapeutique entreprise et une transgression du contrat thérapeutique à partir duquel le sujet s'est explicitement engagé à ne plus consommer de toxiques. Ceci met le patient dans une position de déviant face aux normes de l'institution thérapeutique. Ce qui ne va pas sans lui causer des difficultés, notamment quant à l'assurance de voir son traitement se poursuivre, et donc son approvisionnement en opiacé se maintenir. On peut dès lors supposer qu'un tel sujet rejoue au plan institutionnel ce qui a été ou est toujours son mode privilégié de fonctionnement face à la société globale.

Nous pouvons de la sorte distinguer deux situations types parmi ceux dont l'héroïnomanie persiste durant la cure. Il s'agit d'une part de ceux qui présentent un tableau de difficultés d'intégration sociale généralisée avec souvent des caractéristiques de type antisocial et d'autre part de ceux dont l'intégration sociale est satisfaisante globalement (emploi stable, famille assumée, etc.) mais qui persistent à vivre une forme de déviance restreinte, limitée au cadre thérapeutique. Cette dernière catégorie de sujets pourvus en quelque sorte d'une identité déviante circonscrite, nous semble représenter un cas de figure nettement moins fréquent que le premier, ce qui nous autorise à émettre l'hypothèse générale suivante.

Nous postulons que la persistance de l'abus de toxiques durant la cure de méthadone reflète prioritairement le maintien d'une identité sociale déviante liée aux particularités de l'intégration sociale et au statut de toxicomane 16 et secondairement une tentative d'automédication de troubles psychiques.

Une telle identité s'exprime non seulement par une appétence aux toxiques accrue, mais également par une tendance à la désinsertion sociale 17 surtout dans ses aspects économiques18 observables notamment au niveau de l'instabilité professionnelle. De plus, cette identité déviante et les modèles de comportements qui l'accompagnent peuvent avoir une fonction d'expression et de mise en forme d'une psychopathologie sous-jacente, et donc être favorisée par cette dernière.

C'est pourquoi dans notre démarche de comparaison de trois groupes de patients catégorisés en fonction du degré de toxicomanie, nous nous attendons à trouver des indices de psychopathologie et de désinsertion sociale qui varieront proportionnellement au degré de toxicomanie, avec toutefois un lien plus évident pour la désinsertion sociale (cf. figure 1).

La figure 1 est une représentation schématique de notre problématique. Y figurent la nature conflictuelle de la bipolarité conforme et déviante de l'identité sociale du toxicodépendant ainsi que les phénomènes qui la déterminent et qui en découlent. Pour des raisons de lisibilité, cette schématisation du fonctionnement psychosocial du toxicodépendant n'a pas permis de représenter les effets rétroactifs des conséquences (à droite) sur les causes (à gauche). Néanmoins le schéma donne une vision d'ensemble des principaux aspects de la problématique.

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Figure 1. Réseau conceptuel de la problématique.
Notes
14.

Il est de plus admis que la toxicomanie est généralement limitée à une période de la vie qui ne s'étend que très rarement au delà de 40 ans. Il en découle que les processus de sortie sont bien réels. Une étude genevoise récente portant sur 327 patients en cure de méthadone montrait que les plus de 40 ans ne représentaient que 5,8% de l'échantillon. Cf. J.-J. Déglon et al., Méthadone, résultats, Evaluation 1995 de quatre programmes médico-psychosociaux, Genève, Médecine et hygiène, 1996.

15.

Une telle situation conflictuelle se retrouve dans toutes les formes de prises en charge thérapeutique des toxicomanes et elle s'étend également à tout sujet ne contrôlant plus sa consommation.

16.

Relevons que le poids de la stigmatisation tend à faire perdurer ce statut même chez ceux qui, devenus abstinents, devraient être considérés comme des ex-toxicomanes en cure de méthadone.

17.

Ou encore par un ralentissement de l'évolution spontanée vers la conformité.

18.

La désinsertion ne devrait pas toucher les aspects relationnels étant donné que la communauté des usagers de drogues représente un groupe d'appartenance à part entière et procure une "offre" de liens qui compense la perte de liens avec le monde conventionnel.