2. Des premières civilisations à l'âge classique

La plupart des grandes civilisations humaines ont utilisé les opiacés ; l'usage connu le plus ancien remonte à 5000 avant J.-C., époque où les Sumériens de Basse Mésopotamie utilisaient l'opium et possédaient même un idéogramme pour le représenter, qui signifiait "joie" ou "se réjouir"19.

L'usage de l'opium s'étendit ensuite à la Perse, puis à l'Egypte. Certaines découvertes, dont celle d'un papyrus datant de 1540 avant J.-C., ont révélé que l'opium était considéré chez les Egyptiens comme un médicament et qu'une de ses vertus était "d'empêcher les enfants de crier"20.

Dès le VIIIe siècle avant J.-C., les Grecs, eux aussi, connaissent l'opium ; ils l'utilisent comme agrément et comme médicament contre la douleur, bien que son utilisation fasse déjà l'objet de controverses parmi les savants et philosophes. Son usage pourrait même être antérieur, puisque vers le IXe ou VIIIe siècle avant J.-C., Homère, dans l'Odyssée, parle d'une drogue de l'oubli (le "Népenthès"), dérivée du pavot, qui procurait une sensation de bien-être et de chaleur tranquille, suivie de somnolence et d'endormissement21. Les Grecs seraient en outre à l'origine d'un médicament, la "thériaque", contenant de l'opium et qui a traversé les siècles pour ne sortir du Codex français qu'au début du XXe siècle.

L'opium était également présent dans la culture romaine, puisque Somnus, le dieu du sommeil, était représenté portant un récipient rempli de jus de pavot. On fait remonter au Ier siècle avant J.-C. la première prescription connue d'opium : il s'agit du philonium, qui contenait une infime proportion de "filtrat d'opium et sirop de pavot"22, lequel combattait la colique. Deux siècles plus tard, Galien, philosophe et médecin de Marc Aurèle, prescrit la thériaque pour des maux divers, tels que les empoisonnements, les maux de tête, la surdité, l'épilepsie, la lèpre.

Durant le moyen-âge, l'opiophagie se répand dans le monde arabe, puis en Inde. Au XIIIe siècle, l'usage médical de l'opium est réintroduit en Europe par les croisés.

Un alchimiste et médecin suisse de la Renaissance, Paracelse (1493-1541), dont l'apport est d'avoir développé une conception nouvelle de la médecine basée notamment sur la théorie galénique des quatre humeurs, utilise l'extrait de pavot pour soigner malades et blessés. Basées sur une thérapeutique des semblables en rupture avec les idées des Anciens, ses explications concernant les indications des médicaments qu'il administre repose avant tout sur des raisonnements par analogie ; de même que le haricot, en raison de sa forme, soigne les reins, la petite boule du pavot agit sur les maux affectant la tête de l'homme. L'extrait d'opium mélangé à diverses substances, allant du suc de corail à la quintessence d'or, va constituer une potion baptisée le "specific anodyn" qui acquerra le statut de remède universel.

Vers le milieu du XVIIe siècle, Thomas Sydenham (1624-1689), médecin anglais connu pour s'être opposé à la théorie utérine de l'hystérie et pour avoir isolé une forme de chorée qui porte son nom encore aujourd'hui, va modifier la formule de Paracelse pour en commercialiser le résultat sous le nom de "laudanum" (celui qu'on loue). Ce médicament perdurera jusqu'au début du XXe siècle.

Le siècle suivant verra un médecin anglais peu scrupuleux, Thomas Dover, diffuser un médicament proche du Laudanum, qui engendrera une vague de toxicomanie dans les milieux privilégiés. Le Laudanum et ses dérivés vont ensuite se répandre en Europe, pour devenir une des catégories de médicaments les plus utilisées. On en identifiera progressivement les dangers en ce qui concerne les risques de surdoses et d'accoutumance.

L'absence de phénomène épidémique connu avant le XVIIIe siècle s'explique dans la mesure où l'utilisation médicale d'opium durant toute l'Antiquité s'est faite avec circonspection et il en est allé de même pour les Arabes du haut moyen-âge. De plus, les moyens de diffusion des produits étaient alors relativement limités. Des cas isolés d'opiomanie ont très probablement dû exister dès les premières utilisations d'opium, mais nous n'en avons pour ainsi dire aucune trace. Il faut également ajouter, comme le font remarquer C. Bachmann et A. Coppel23, que d'une manière générale, les drogues n'ont jamais représenté un véritable problème social avant le milieu du XIXe siècle et que leur consommation au cours des siècles s'est plutôt déroulée dans un climat d'indifférence.

Il en va bien sûr différemment pour l'alcool, beaucoup plus accessible de par sa présence dans les pratiques culturelles et alimentaires. A titre indicatif, si l'on a attendu le début du XXe siècle pour réglementer la consommation d'opiacés en Europe, on trouve en France les premières lois visant à réprimer l'ivresse déjà sous Charlemagne.

Notes
19.

M. Reynaud, Les toxicomanies, Paris, Maloine, 1984.

20.

J. Dugarin et P. Nominé, Toxicomanie : historique et classifications, Confrontations psychiatriques, 1987, No 28, pp. 9-61.

21.

S. Snyder, Les drogues et le cerveau, tr. fr., Paris, Belin, 1987.

22.

S. Snyder, ibid, p. 39

23.

C. Bachmann et A. Coppel, La drogue dans le monde, Paris, Seuil, 1991.