3.1. Développement de l'hygiène publique et sociale

Le contrôle médico-social des comportements jugés déviants ou néfastes pour une partie ou l'ensemble de la population représente un terrain glissant où l'amélioration objective de la santé publique risque à tout moment d'être infiltrée par l'arbitrarité de normes et valeurs propres à certains groupes dominants. Pour repérer ces glissements, le recul qu'apporte l'approche historique reste irremplaçable.

C'est au nom de la science que, dès la fin du XVIIIe siècle, le monde médical, promoteur d'une hygiène publique naissante, va progressivement faire valoir un savoir issu des Lumières qui touche de près l'organisation sociale.

Les prémisses de la dénonciation à venir des abus de toxiques sont donc à rechercher en partie dans l'accession des médecins aux instances politiques. C'est ce qui se produit durant les dernières décennies de l'Ancien Régime dans le cadre de la Société Royale de Médecine, dont le rôle consiste à assister le pouvoir en vue de réduire la misère et d'éduquer le peuple en proposant un cadre de vie hygiénique et rationnel24. S'instituant progressivement gardiens, non seulement de la santé publique, mais aussi de la morale sociale, les médecins prennent en quelque sorte la relève de la religion. Leur devoir envers la société vise

‘non seulement à conserver la santé publique, à la rendre lorsqu'elle a été perdue, mais encore à chercher à fonder la morale sur des bases solides, à indiquer à l'autorité comment on peut porter l'oisif au travail, ramener l'homme corrompu à la vertu, l'indigent à l'aisance et au bonheur25.’

Dès 1802, la collaboration du corps médical avec l'administration s'institue dans le cadre de "commissions de santé" destinées à l'inspection des établissements insalubres. De façon générale, l'Etat prend conscience de l'enjeu politique que représente l'état sanitaire de sa population directement lié à la puissance du pays. Les conseils des hygiénistes vont donc être suivis afin de contrôler la qualité de l'air, de l'eau et des sols. Ainsi, comme le relève D. Nourrisson26, ‘l'hygiène publique naît d'un raisonnement économico-politique’.

Le mouvement hygiéniste postrévolutionnaire a partie liée avec les premiers aliénistes, la médecine mentale du début du XIXe siècle étant particulièrement concernée par les problèmes liés à l'ordre public. J. E. D. Esquirol, grand aliéniste, élève de P. Pinel, est président du Conseil de salubrité de la Seine en 1822 et fonde sept ans plus tard avec d'autres médecins les Annales d'hygiène publique et de médecine légale dont le but est de concourir au perfectionnement humain en améliorant son bien-être psychique et matériel.

Les médecins se rendent compte que l'hygiène publique et privée a une efficacité bien supérieure aux moyens curatifs dont ils disposent pour préserver la santé des citoyens, c'est pourquoi la transformation des mentalités leur apparaît comme une nécessité. En dénonçant les méfaits de l'industrialisation tels que les intoxications causées par certaines industries, les accidents de travail ou les mauvaises conditions de logement, les militants de l'hygiène iront parfois à l'encontre d'intérêts financiers et de préjugés contraires à leur volonté de réforme sociale27. Mais globalement, le mouvement hygiéniste, qui comporte dès le milieu du siècle divers membres de la bourgeoisie éclairée (économistes, urbanistes, démographes, juristes, hommes politiques), se fait le porte-parole de l'idéologie propre à la classe sociale dont il est issu. Le prolétariat urbain se voit ainsi constitué cible de toute une série de mesures sanitaires et de contrôles sociaux.

En effet, à la suite de l'épidémie de choléra qui touche Paris en 1832, cette catégorie sociale va être perçue comme menaçante pour la santé du reste de la population. Contrôler la santé des classes pauvres mais aussi leur mode de vie va devenir l'objectif du gouvernement qu'appuient les médecins avec pour arguments la nécessité de conserver la force corporelle des travailleurs dans une double visée de production et de reproduction28. Cette volonté de tirer le meilleur profit de l'énergie des prolétaires allant jusqu'à leur déconseiller le plaisir hors reproduction, participe de la mise en place de discours et de contrôles sociaux analysés par M. Foucault comme manifestations du "bio-pouvoir"29, dont les prémisses ont pu être observées dès le milieu du XVIIe siècle avec l'instauration d'une politique d'enfermement 30 des pauvres et des mendiants dans le but de débarrasser les villes des "souillures sociales" et de leur inculquer les valeurs chrétiennes31.

Mise en place pour endiguer les grands fléaux sociaux, l'hygiène publique étend son réseau sanitaire à coups de réformes médico-sociales et urbaines (telles que la vaccination contre la variole au début du XIXe siècle, l'enseignement des rudiments de l'hygiène personnelle dans les écoles dès 1840 ou le drainage des villes grâce à l'enfouissement des égouts dès 1860).

G. Vigarello32 met en évidence deux visages de l'hygiène publique au tournant du siècle correspondant à deux conceptions différentes des problèmes médico-sociaux. L'une est basée sur la volonté de sauvegarder les forces de la nation au moyen d'une mobilisation autoritaire ouvrant la voie aux mesures législatives. Liées à une question de survie, les règles d'hygiène de vie sont ici perçues comme imposées de l'extérieur, ce que l'on pourrait considérer comme le pôle répressif de l'hygiène publique. L'autre conception fait jouer à l'Etat le rôle de préserver la santé de ses membres afin de leur permettre l'accès au bonheur, grâce à diverses prestations de services (assurances maladies et accidents) :

‘ambition non plus transcendante, mais immanente, celle qui légitime le social à la défense de chacun, un sens issu des individus et non plus de quelque force surplombante33.’

Ce second aspect de l'hygiène publique pourrait constituer son pôle protecteur.

Notes
24.

R. Castel, L'ordre psychiatrique, l'âge d'or de l'aliénisme, Paris, Minuit, 1976.

25.

P. S. Thouvenel, Sur les devoirs du médecin, Paris, 1806, p. 10, cité par R. Castel, ibid.

26.

D. Nourrisson, Le buveur du XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1990.

27.

J. Léonard, La médecine entre les pouvoirs et les savoirs, Paris, Aubier Montaigne, 1981.

28.

L. Beauchesne, La légalisation des drogues, Québec, Georg, 1992.

29.

M. Foucault, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.

30.

Notamment avec la création de l'Hôpital général de Paris en 1656.

31.

R. Chartier, La naissance de la marginalité, L'histoire, 1982, 43, pp. 106-111.

32.

G. Vigarello, Le sain et le malsain santé et mieux-être depuis le Moyen-Age, Paris, Seuil, 1993.

33.

G. Vigarello, ibid, p. 285.