3.2. La théorie de la dégénérescence

Le développement du mouvement hygiéniste au cours du XIXe siècle a été fortement influencé par une théorie centrée sur l'explication des maladies par la transmission héréditaire de caractères pathogènes, à savoir l'idée de dégénérescence possible de la race humaine, ou tout au moins de certaines lignées. Cette théorie jouera un rôle considérable dans le processus d'exclusion sociale des consommateurs de toxiques comme nous le verrons plus loin. Afin de saisir l'origine d'une théorie dont le corps médical fera un usage extensif tout au long de la seconde moitié du XIXe siècle et même au-delà, il est nécessaire de situer le contexte culturel et scientifique dont elle est issue.

Lorsque B. A. Morel (1809-1873) publie, en 1857, les fondements de la théorie de la dégénérescence34, son dessein est de proposer une théorie étiologique globale de la folie, ce qu'à ses yeux P. Pinel et J. E. D. Esquirol n'ont pas réalisé, leur oeuvre étant restée à un niveau principalement descriptif. Dans une démarche épistémologique semblable à celle de ses prédécesseurs qui subissaient l'influence des sciences naturelles classificatrices, B. A. Morel va également établir une nosographie des maladies mentales. Il le fera toutefois en recherchant la loi qui gouverne l'évolution des phénomènes psychiatriques. C'est pourquoi au rang des nombreuses références scientifiques qui étayent son discours figure celle du transformisme, empruntée aux naturalistes J.-B. de Lamarck et G. L. de Buffon, C. Darwin35 n'ayant pas encore publié son ouvrage-clé36.

Dès 1749, G. L. de Buffon explique les variations de l'espèce humaine par un processus de dégénération qui se serait produit au fur et à mesure de son éloignement des zones tempérées. L'homme européen et civilisé représente le modèle originel, alors que le monde sauvage est peuplé d'êtres inférieurs, idée qui n'ira pas sans offrir un alibi aux conquêtes coloniales et qui confirmera les Européens dans leur rôle de missionnaires de la civilisation37. Ainsi, les oeuvres de certains naturalistes tels que C. von Linné (1707-1778) et G. L. de Buffon (1707-1788) vont amener des arguments en faveur d'une discrimination raciale déjà présente chez les Espagnols du XVIe siècle qui considéraient les Indiens d'Amérique comme frappés de "perversité" en rapport avec leur "infériorité naturelle", conception qui sera également appliquée aux populations noires, justifiant ainsi leur mise en esclavage.

Cette tendance au rejet de l'autre différent, basée sur une stigmatisation biologique des peuples, ira bon train, puisque dans l'Europe de la fin du XIXe siècle, l'idée d'une hiérarchisation des races humaines est largement admise et répandue :

‘Les croisements ethniques que l'on présente à tort comme un moyen d'éviter la dégénérescence, nous en offrent au contraire le plus sûr moyen. Comment a-t-il pu venir à l'esprit, en dehors de l'inspiration dogmatique, que l'humanité pouvait gagner quelque chose à fondre les races supérieures avec les inférieures, de façon à peupler le globe de métis ? (...) Sur la dégénérescence des populations métissées, sur leur extinction en voie d'accomplissement par dégénérescence régulière, nous avons accumulé des preuves très nombreuses38. ’

Cette citation, représentative du savoir médical de l'époque, illustre l'intrication des préjugés racistes ambiants avec la théorie de la dégénérescence.

Le catholique B. A. Morel, pour sa part, est fortement influencé par la religion, aussi définit-il la dégénérescence comme une déviation maladive d'un type primitif parfait créé par Dieu (Adam). Les causes d'un tel phénomène sont nombreuses, de nature physique ou morale, elles se traduisent par des effets semblables sur le système nerveux central. Le fait de considérer parmi celles-ci les industries nuisibles, les excès alcooliques, la dissolution des moeurs et la famine amène B. A. Morel à considérer le prolétariat comme la classe dégénérée par excellence. Dès lors, le seul traitement envisageable résidera dans une moralisation des masses prônant obéissance, discipline et amour du travail.

J. J. V. Magnan (1835-1912) reprend en partie la thèse de B. A. Morel mais en la sortant de son contexte religieux pour la placer dans le contexte évolutionniste darwinien. Ainsi, le sujet malade est décrit comme amoindri, non plus en référence à un type parfait, mais comparativement à ses géniteurs proches. Si la découverte du mécanisme de la sélection naturelle par C. Darwin fait avancer d'un grand pas la théorie de l'évolution, le célèbre naturaliste anglais ne rejettera jamais complètement l'idée d'hérédité des caractères acquis, c'est pourquoi l'on retrouve chez J. J. V. Magnan la possibilité de transmettre à la descendance une dégénérescence acquise par le biais de maladies organiques ou de comportements inadéquats.

Durant le dernier tiers du XIXe siècle, le spectre de la dégénérescence plane véritablement sur les nations d'Europe et principalement sur la France, laquelle, vaincue par les Allemands en 1871, craint un abâtardissement de son peuple, voire une dépopulation. Ce climat pour le moins alarmiste est entretenu afin de pousser chacun à limiter l'extension du péril39 dans le cadre d'un état hygiéniste s'engageant toujours plus dans l'élaboration d'une politique de santé.

Au rang des fléaux dégénératifs, l'alcoolisme est celui qui inquiète le plus, il touche particulièrement un prolétariat subissant les conséquences négatives de l'industrialisation. Si dans un premier temps ce prolétariat subit une forte exclusion sociale que certains justifient en recourant à un darwinisme social dénaturé qui voit dans cette catégorie de la population "un raté de l'adaptation et de la lutte pour l'existence"40, le regard porté sur l'ouvrier se modifie en fin de siècle. En effet, à mesure que l'Etat protecteur se construit, on tend à percevoir les attitudes et les comportements des ouvriers, et notamment l'alcoolisme dont certains souffrent, comme la conséquence de conditions de vie misérables et non plus comme l'inverse41.

Durant les dernières décennies du siècle, l'Etat, en vue d'assurer une protection collective, cherche à établir des lois afin de limiter certains comportements jugés dégénératifs. C'est dans le cadre de ce mouvement que l'on instaure des systèmes de surveillance des prostituées afin de maîtriser la propagation de la syphilis (visite médicale obligatoire au milieu du siècle, ouverture de maisons publiques). Toutefois, la surveillance autoritaire montrera vite ses limites et de façon générale, il s'avérera fort complexe de légiférer sur des comportements privés. La loi de 1873 sur l'ivresse publique n'aura pas l'effet escompté en matière de diminution de l'alcoolisme42. C'est pourtant dans cette mouvance qu'apparaîtront au début du siècle suivant les lois prohibant l'usage de certains toxiques comme nous le verrons plus loin.

Notes
34.

B. A. Morel, Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l'espèce humaine, Paris, 1857.

35.

C. Darwin, De l'origine des espèces, 1859.

36.

F. Bing, La théorie de la dégénérescence, in : J. Postel et C. Quetel, Nouvelle histoire de la psychiatrie, Paris, Dunod, 1994.

37.

D. De Coppet, Race, Encyclopedia Universalis, Paris, 1985.

38.

Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, article : Dégénérescence (biologie anthropologique), Paris, Masson, 1882, p. 221.

39.

Le dictionnaire encyclopédique des sciences médicales (1882, op. cit.) recommande la circonspection dans le "choix des alliances" afin d'éviter la transmission de certaines maladies prétendues héréditaires (syphilis, tuberculose, cancer).

40.

J. Leonard, op. cit., p. 268.

41.

G. Vigarello, op. cit.

42.

G. Vigarello, op. cit.