4.2. L'opium des milieux artistiques en Europe : du romantisme au surréalisme

L'utilisation de l'opium dans les milieux artistiques tout au long du XIXe siècle va contribuer à forger l'image d'un usager de drogue recherchant l'évasion et la fuite du monde réel, même si les artistes de cette époque s'investissent dans le partage de leurs expériences par le biais des créations littéraires.

Ainsi, dès les débuts de la littérature romantique avec E. de Sénancour, en 1799, l'opium fait son entrée sur la scène littéraire et la majorité des artistes à venir feront l'expérience de ce produit, alors tout à fait légal.

T. de Quincey publie, en 1821, Les Confessions d'un mangeur d'opium, qui relate son vécu d'une intoxication à l'opium prescrit initialement pour soigner une névralgie. Traduit en 1828 par A. de Musset, cet ouvrage aura une certaine influence sur le monde littéraire romantique. Parmi les grandes figures de l'époque concernées par les usages de drogues, on peut citer C. Baudelaire, son oeuvre a été fortement marquée par l'usage des "paradis artificiels", dont il fit le titre d'une de ses oeuvres (parution posthume en 1869) ; T. Gautier (La pipe d'opium, 1837), qui participe au Club des haschischins, cercle d'intellectuels fréquenté par des artistes d'horizons divers tels que E. Delacroix, H. Daumier ou M. Boissard. Ces artistes font un usage poétique des drogues ; elles leur donnent accès à une expérience esthétique originale, ainsi qu'à une possibilité de contrôle du monde de l'imaginaire et du rêve. Mais la littérature d'alors témoigne également que certains artistes tourmentés utilisaient les drogues afin de supporter leur dépression et leur mal-être. Parmi les artistes, la drogue est donc détournée de sa fonction médicale première et s'inscrit généralement dans une pratique à visée créative et hédoniste.

A cette époque, l'opiomanie est encore peu développée en France et ce n'est que vers la fin du XIXe siècle qu'une utilisation nouvelle de l'opium se répandra en Europe à travers les fumeries d'opium. La technique de l'opium fumé est à l'origine de la plus importante épidémie d'opiomanie de tous les temps. En effet, dès le début du XVIIIe siècle, l'opium cultivé dans les Indes britanniques est vendu en Chine, ce qui développe progressivement dans ce pays une toxicomanie de masse qui sera à l'origine des guerres de l'opium de 1839 et 1856. Ces guerres sont le résultat d'un conflit entre la Chine et l'Angleterre, où celle-ci voulait à tout prix imposer un commerce lucratif au nom du libre échange. La France participera aux secondes guerres de l'opium de 1856 pour défendre un commerce qu'elle implante en Indochine.

L'habitude de fumer l'opium s'est également répandue parmi les fonctionnaires et marins travaillant dans les colonies, et de retour dans leur pays, certains conservent leur habitude. Ceci donnera lieu, dans de nombreuses grandes villes d'Europe, à la création de lieux, d'abord clandestins puis publics, destinés à la consommation collective de l'opium. En 1905, Paris et Toulon en comptent plusieurs centaines. Elles disparaîtront rapidement dès 1908, date d'un décret réglementant l'importation et la vente de l'opium, alors très libérale. Certaines fumeries parisiennes ont vu défiler des personnalités illustres, parmi lesquelles G. Apollinaire, A. Modigliani, H. de Toulouse-Lautrec, P. Picasso.

Tout au long du XIXe et au début du XXe siècles, les artistes ont cherché dans les drogues, et notamment dans l'opium, des sources d'inspiration ou d'apaisement. Après son interdiction juridique, certains se sont insurgés contre cette main-mise de l'état sur la sphère privée, ce qui fut le cas d'A. Artaud, vers 1925, dont la consommation d'opium avait des raisons médicales, mais s'inscrivait également dans une volonté de rupture avec la société occidentale.

Le contexte de désillusion du lendemain de la première guerre mondiale coïncide en France avec le déclin de la consommation de drogue dans les milieux artistiques. Si on la trouve encore dans le mouvement surréaliste naissant, les quelques artistes concernés n'érigent plus la drogue en mystique et l'associent à une attirance désespérée vers l'autodestruction et le suicide. Avec son engagement dans le parti communiste vers la fin des années 20, le mouvement surréaliste s'écartera de l'expérience des toxiques.