4.3. Les conceptions médicales sur les abus de psychotropes durant la première moitié du XIXe siècle

Jusque vers 1860, l'intérêt pour la consommation volontaire de drogues est faible. Elle ne constitue aucunement un problème de société et la majorité des médecins ne condamne pas l'usage extra-médical de l'opium, bien qu'ils s'accordent pour dire que si l'on peut en user, il est recommandé de ne pas en abuser.

Parmi ceux qui se sont penchés sur la question, J. E. D. Esquirol43, condamne l'intempérance au nom d'une théorie des passions qui plaçait en celles-ci l'origine d'"excès sensuels" divers, pouvant conduire vers l'aliénation, tels les abus de sexe, d'alcool, de nourriture ou d'opium. J. E. D. Esquirol considérait ces abus comme des monomanies, vaste catégorie nosologique concernant des délires partiels où le malade conserve sa lucidité globale44. En 1820, il souligne le risque de maladie mentale lié à l'abus de substances psycho-actives, telles que le vin, les liqueurs, les infusions d'opium45. On observe donc, comme le fait remarquer J.-J. Yvorel46, une première psychiatrisation de l'usage des drogues, qui ouvre la voie vers une future prise en charge des problèmes d'abus de toxiques par les aliénistes.

J. Moreau de Tours, à l'instar de son maître J. E. D. Esquirol, fait une utilisation thérapeutique de l'opium. Il s'en sert pour calmer les crises d'agitation de certains malades mentaux. Son apport est par contre plus novateur lorsqu'il fait usage des drogues comme outil de connaissance du psychisme et plus particulièrement des mécanismes du délire qu'il assimilait à ceux du rêve et de l'ivresse47. Contrairement à son prédécesseur, J. Moreau de Tours n'adopte pas une approche pathologisante face aux consommateurs de drogues qu'il côtoie dans le cadre du club des haschischins. Il s'intéresse plutôt au mélange de folie et de créativité que les diverses substances peuvent provoquer chez l'être humain. Le courant de recherches qu'il a initié se prolongera parmi ses disciples durant une vingtaine d'années après la parution de son livre.

En ce qui concerne l'alcool, au travers de mouvements d'opinion, on observe en Angleterre, au milieu du XVIIIe siècle, les prémisses d'une première prise de conscience du danger que peut représenter l'abus de cette boisson, ce qui aboutira aux premières réglementations de la vente du gin. Il s'agit toutefois d'un phénomène relativement isolé en Europe et les gouvernements ne prendront des mesures de lutte contre ce fléau qu'au milieu du siècle suivant. Bien que le lien entre ivrognerie et delirium tremens soit établi par Rayner en 1819, le monde médical n'a pas encore conscience que l'abus chronique d'alcool entraîne une déchéance de l'organisme. C'est pourquoi la condamnation de l'ivrognerie qui prend forme dès les années 1830 se fait avant tout au nom de la défense d'une morale sociale dans le cadre de l'influence grandissante du mouvement hygiéniste lequel frappe d'infamie l'abus d'alcool, le baptisant vice populaire. Ainsi la relative tolérance pour l'ivrognerie, qui existait encore au siècle précédant, se modifie et fait place à des jugements sévères et réprobateurs.

Quatre ans après la publication de J. Moreau de Tours sur le haschisch, soit en 1849, Magnus Huss, professeur de médecine à Stockholm, invente le terme d'alcoolisme pour regrouper un ensemble de symptômes psychiques et somatiques liés à l'abus d'alcool. Le suffixe -isme était déjà utilisé pour décrire des phénomènes d'intoxication involontaire ("ergotisme", "saturnisme") et c'est dans ce sens qu'il l'utilise. Bien que l'abus d'alcool soit un phénomène connu depuis fort longtemps sous le terme d'ivrognerie, ce n'est qu'au milieu du XIXe siècle qu'il tend à être problématisé en tant que danger social. Grâce aux descriptions de certains scientifiques qui aboutissent à la création de cette nouvelle catégorie nosographique, un danger jusqu'alors diffus se voit circonscrit. Ce processus de prise de conscience par le corps médical d'une maladie spécifique représente un des aspects de la construction sociale du phénomène, car tant qu'un phénomène n'est pas nommé et délimité à l'aide d'outils conceptuels, il n'a pour ainsi dire pas d'existence sociale propre.

Un processus semblable de construction et de reconnaissance d'un fait pathologique va avoir lieu dès les années 1870 afin d'appréhender l'extension de la poussée de morphinomanie propre à cette période. Si le processus de création d'une entité nosographique est similaire dans les deux types d'addictions au niveau de la forme et du contenu (alcoolisme et morphinomanie seront tous deux éclairés grâce à la théorie de la dégénérescence), le cas de l'alcoolisme est d'autant plus éclairant puisque, contrairement à la morphinomanie, le phénomène existait bien avant qu'on ne le reconnaisse comme tel.

Notes
43.

J. E. D. Esquirol, Des passions considérées comme causes, symptômes et moyens curatifs de l'aliénation mentale, Paris, Thèse de médecine, 1805.

44.

A. Porot, Manuel alphabétique de psychiatrie, Paris, PUF, 1984.

45.

J. E. D. Esquirol, Des maladies mentales considérées sous les rapports médical, hygiénique et médico-légal, Paris, 1838.

46.

J.-J. Yvorel, Les poisons de l'esprit, Paris, Quai Voltaire, 1992.

47.

J. Moreau de Tours, Du hachich et de l'aliénation mentale, Paris, 1845.