4.4. La vague de morphinomanie et ses traitements entre les années 1870 et 1920

Une vague de morphinomanie se répand en Europe dès les années 1860-1870. Il s'agit d'une toxicodépendance de nature essentiellement iatrogène au départ et qui résulte de deux découvertes scientifiques : l'avancée de la chimie organique, qui a permis au début du siècle d'extraire du pavot un de ses principes actifs, et l'invention de la seringue vers 1850 par C.-G. Pravaz. Ces deux progrès technique et scientifique associés à une production industrielle désormais possible vont permettre une grande diffusion du produit.

Durant la guerre de Sécession (1861-1865), la guerre franco-allemande de 1870 et le conflit prusso-autrichien de 1866, un large usage de morphine sera fait par les chirurgiens pour calmer les douleurs des blessés, lesquels seront nombreux à conserver une dépendance morphinique une fois la guerre terminée. Le phénomène se développera de façon notoire puisque avant 1914 on évalue à 50 000 le nombre de morphinomanes en France, dont la dépendance était pour la plupart d'origine thérapeutique48. Par la suite le phénomène ira en s'estompant.

Avec le développement de la morphinomanie les médecins élaborent divers moyens de traitements. La question du sevrage est au coeur du débat et divise en deux groupes les spécialistes ; les uns se réclament de la méthode brusque alors que les autres prônent la méthode lente. Si les partisans du sevrage brusque se voient reprocher certains accidents mortels par collapsus cardiaque, on accuse certains disciples de la méthode lente plutôt spéculateurs d'entretenir la dépendance chimique de leur clientèle à des fins pécuniaires. De plus, des intérêts corporatifs et la recherche de renommée sont souvent à l'origine d'une évaluation biaisée des succès thérapeutiques49.

La crainte qu'inspire le prosélytisme de certains morphinomanes va pousser des médecins comme Ch. Lefèvre en 1891 à prôner leur internement afin de protéger la société. Toutefois l'asile s'avérant peu adapté à ces patients, les milieux médicaux vont demander des institutions spécialisées qui seront refusées par la France et la Grande Bretagne, alors que l'Allemagne ouvrira la première institution de ce type en 1885.

Un autre volet de l'histoire des traitements de la morphinomanie concerne les techniques de substitution, les produits utilisés sont innombrables : alcool, éther, cocaïne, bromure, strychnine sont autant de substances qui vont engendrer à leur tour de nouvelles formes de toxicomanies. Dès 1900, on considère l'héroïne comme la panacée en matière de sevrage des morphinomanes puisqu'elle ne comporte aucun risque de dépendance... La firme Bayer la commercialise en 1898 sous la forme d'un remède contre la toux. Alors que les méthodes de substitution subissent un certain déclin en France dès les années 1920, aux Etats-Unis des cliniques proposent des cures de maintenance à l'opium ou à l'héroïne entre 1918 et 1925 et en Grande Bretagne ce sont les médecins privés qui assurent ce genre de traitement50.

Notes
48.

J. Dugarin et P. Nominé, Toxicomanie : historique et classifications, Confrontations psychiatriques, 1987, No 28, pp. 9-61.

49.

J.-J. Yvorel, Naissance de la cure, in : J.-M. Hervieu, L'Esprit des drogues, Paris, Autrement, 1989.

50.

J. H. Lowinson, Methadone maintenance in perspective, in : Lowinson J.H. & Ruiz P. (Eds), Substance Abuse, Baltimore, Williams & Wilkins, 1981.