4.5. Les consommations de toxiques dans la nosologie psychiatrique de la deuxième moitié du XIXe siècle

Si le terme de narcotisme chronique a déjà été proposé par H. Libermann en 1862 pour décrire les conséquences néfastes de l'abus d'opium pouvant amener aussi bien à la paralysie, à l'idiotie qu'à la maladie mentale, treize ans plus tard E. Levinstein figure parmi les premiers à utiliser le concept de morphinomanie 51 pour décrire la consommation abusive de morphine en injection.

L'utilisation du suffixe manie fait référence à l'idée de passion pathologique et de folie, supposant un "appétit morbide" ; dans ce sens, on observe un virage sémantique avec l'abandon du suffixe -isme, qui plaçait au premier plan l'idée d'empoisonnement accidentel que l'on trouve aussi dans la notion de morphinisme ou d'éthérisme. On se rapproche donc de l'idée de maladie mentale, ce qui confère une connotation psychopathologique à l'abus de morphine.

Concernant la catégorie nosologique toxicomanie, si celle-ci n'apparaît qu'en 1885 chez P. Regnard, A. Delrieu52 note qu'avant l'apparition du terme certains auteurs regroupent déjà différentes formes de toxicomanie sur la base de la théorie de la dégénérescence qui considérait les dégénérés comme prédisposés à de multiples abus.

En effet, dès la publication par B. A. Morel en 1857 de l'ouvrage fondateur de cette théorie53, on trouve aux rangs des facteurs de dégénérescence l'abus d'opium et de haschisch. La toxicomanie considérée comme telle ne fera pourtant l'objet d'une étude approfondie qu'en 1909, où L. Viel regroupera sous ce concept des personnes chez qui l'usage de toxiques est destiné à leur procurer des sensations agréables.

La référence à la théorie des passions va permettre à P. Regnard en 1885 de distinguer deux types de morphinomanies, selon l'origine de celles-ci. Ainsi dans un premier groupe d'individus caractérisés par une morphinomanie d'origine thérapeutique, on place notamment les médecins et autres professions médicales qui étaient surreprésentées parmi les morphinomanes (40% de médecins parmi les morphinomanes hommes), et pour lesquels on invoque des circonstances accidentelles à l'origine de leur dépendance morphinique. Un second groupe est constitué d'individus dont la morphinomanie est d'origine passionnelle ; on les considère enclins à la paresse et à l'oisiveté, nuisibles à la société en raison de leur tendance au prosélytisme et coupable d'avoir contracté cette habitude intentionnellement.

Il se dessine ainsi un double portrait, bon et mauvais, du morphinomane, qui suit la progression de la morphinomanie qui se répand des classes sociales favorisées vers les classes moyennes. Progressivement, l'opposition du bon et mauvais morphinomane tend à disparaître, alors que l'explication de la toxicomanie par l'état de dégénérescence devient quasi universelle.

Notes
51.

E. Levinstein, Uber Morphinsucht, Ber. med. Gesell. 1875.

52.

A. Delrieu, L'inconsistance de la toxicomanie, Paris, Navarin, 1988.

53.

B.-A. Morel, Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l'espèce humaine, Paris, 1857.