5. Criminalisation des consommations de drogues et disqualification des usagers

5.1. L'abus de psychotropes identifié comme péril social : plaisirs immoraux et dégénérescence

La perception des comportements de prises de toxiques comme pouvant représenter un péril social est la résultante complexe de divers mouvements d'opinions et théories médicales qui ont abouti en 1916 à l'adoption par la France d'une loi prohibitionniste condamnant importation, détention et usage de nombreux produits toxiques, dont les opiacés.

Les théories médicales ont largement contribué à l'identification puis à l'exclusion sociale d'une catégorie de sujets caractérisés par une appétence pour certains toxiques. Avec l'entrée de la toxicomanie dans le champ de la médecine durant la deuxième moitié du XIXe siècle, le processus de construction sociale d'une déviance comportementale franchit une première étape.

Vers la fin des années 1880, la morphinomanie se répand parmi l'ensemble des classes sociales. Le fait qu'elle ne touche plus préférentiellement les classes aisées est bien entendu une condition nécessaire pour la dénonciation généralisée de telles conduites. Parallèlement à la réprobation morale que celles-ci suscitent dans les milieux médicaux, le regard porté sur l'alcoolique, jadis accusateur, se fait plus clément et l'on commence à invoquer les conditions de vie difficiles des ouvriers pour expliquer la déchéance qui parfois les touche.

Etonnamment, un tel discours est absent lorsqu'il s'agit de morphinomanes. Les enjeux économiques n'étant pas les mêmes, aucun groupe de pression ne s'oppose à la dénonciation de telles habitudes de consommation. Ainsi, tout se passe comme si l'alcoolique donnait le relais du vice et de la déviance au morphinomane, lequel se voit de plus en plus associé à certaines conduites asociales que l'on généralise abusivement, telles que prostitution et vols, au point que la pratique de consommation de drogues elle-même sera bientôt considérée comme un délit.

Ce phénomène de désignation est observable dans l'importance exagérée donnée à l'image de la femme morphinomane, parfois assimilée au mouvement féministe naissant, considérée tour à tour comme perverse ou hystérique et dont l'inquiétant pouvoir séducteur inspirait un mélange de crainte et de fascination.

A. Delrieu54 relève en effet, à l'appui d'une importante revue de littérature, que les médecins se focalisent sur le sous-groupe des femmes galantes sur lesquelles ils projettent l'idée d'une sexualité déséquilibrée qui serait à l'origine de leur toxicomanie, alors qu'ils sous-estiment largement leur propre catégorie parmi les morphinodépendants. Pour étayer leur théorie, les médecins vont jusqu'à contester la valeur des statistiques affirmant que le 25% de femmes morphinomanes qui y figure ne reflète pas la réalité. Comme argument ils avancent que l'ampleur des troubles intellectuels causés par l'abus de toxiques se traduirait chez la femme par son éloignement des réseaux thérapeutiques.

Ainsi, tout comme au XXe siècle le groupe des jeunes sera identifié aux drogués, en cette fin de XIXe siècle les femmes sont accusées de propager l'épidémie de morphinomanie, de même qu'elles le sont pour l'épidémie de syphilis.

Si la morphinomanie est effectivement répandue parmi les prostituées (qui ne représentent que le quart des femmes morphinomanes), c'est avant tout parce qu'elles trouvent dans le produit un moyen de lutter contre des souffrances physiques et psychiques causées par les diverses maladies auxquelles elles sont exposées (maladies vénériennes, tuberculose). Pourtant l'imaginaire social identifiera ces pratiques comme reflétant la tendance naturelle de la femme à la dépravation.

A la suite des médecins, le monde des arts véhiculera à son tour l'imagerie de la morphinée fascinante, dangereuse séductrice, fille du peuple pourvoyeuse de plaisir et de mort, véritable menace pour le bon bourgeois de l'époque. Les peintres excellent dans la représentation de ces créatures lascives qu'ils apparentent parfois à des vampires ou les affublent d'objets évocateurs de mort (crâne, faux). Dès 1900, il ne se passe pas une grande exposition artistique sans images de femmes fumant l'opium ou s'adonnant à la morphine55.

De même que pour l'alcoolisme, la morphinomanie est perçue comme un fléau social, principalement dans la mesure où elle va à l'encontre de la morale religieuse et bourgeoise de l'époque, qui condamne l'idée de jouissance et sacralise l'idée d'économie, de profit et de travail. Ainsi l'idée d'une sexualité déviante est souvent associée aux comportements de prises de toxiques, perçus par exemple comme pouvant engendrer l'homosexualité.

Mais il n'est même pas nécessaire de faire appel aux déviances sexuelles, car la sexualité en elle-même est considérée comme immorale et avec l'idée que la drogue procure une jouissance, on a vite fait de placer la drogue, au même titre que la sexualité, sous l'égide des plaisirs immoraux contraires aux bonnes moeurs.

Les deux articles que publie D. Zambaco durant les années 1890 dans la revue médicale l'Encéphale sont à cet égard révélateurs. Il y dénonce successivement l'opiomanie puis l'onanisme féminin, pour lequel il préconise la cautérisation au fer rouge du clitoris et ce avec l'aval des plus hautes sommités médicales de l'époque56, la masturbation étant de plus considérée comme un des stigmates de la dégénérescence. Ceci montre à quel point, au XIXe siècle, le pouvoir médical se déchaîne, afin d'édicter des normes de comportement au nom d'arguments prétendument scientifiques.

En cette fin de siècle, les usagers de drogues subissent une disqualification étiologique notoire57, leurs comportements étant à la fois perçus comme la manifestation d'une dégénérescence héréditaire et comme pouvant transmettre à leur progéniture une dégénérescence acquise. Par le biais de l'hygiène publique naissante, les responsables de la santé publique se voient conférer le pouvoir immense de nommer des groupes cibles dont les comportements sont considérés comme allant à l'encontre de la santé publique.

Or cette prise en charge du social par l'état comporte le risque de pathologiser des comportements jugés de façon arbitraire comme déviants par certains groupes de pression. Il en fut ainsi des premières femmes réclamant le droit de vote, qualifiées d'hystériques, ou aux Etats-Unis des esclaves cherchant à fuir les plantations, considérés par les médecins du milieu du XIXe siècle comme atteints d'une maladie de la fuite. De même, quelques décennies plus tard, on stigmatisera les Chinois immigrés fumeurs d'opium, perçus comme dérobant le travail des ouvriers américains58.

En Europe, et notamment en France, le pouvoir médical qui a jeté le discrédit sur les usagers de drogues est à l'origine de leur exclusion sociale. L'image du toxicomane parmi les médecins français correspond alors à celle qu'en donne M. Goy au Sénat lors du vote de la loi de 1916 :

‘tous ces candidats à la morphinomanie et à la cocaïnomanie sont peu intéressants. Ce sont presque tous des dégénérés par dégénérescence héréditaire, ou acquise par la débauche, ce sont des névrosés, des névropathes, des hystériques, des tarés physiquement et moralement. Ils ne méritent guère notre sollicitude59.’

L'aboutissement d'un tel processus sera l'adoption, en 1916, d'une loi prohibitionniste qui fera définitivement basculer dans la délinquance l'acte de consommer et de vendre une drogue illicite.

Notes
54.

A. Delrieu, ibid.

55.

B. Dijkstra, Idols of Perversity, New York, Oxford University Press, 1986.

56.

R.-H. Guerrand, Haro sur la masturbation ! L'histoire, Numéro spécial, 1984, pp. 99-102.

57.

J.-J. Yvorel, 1992, op. cit.

58.

C. Bachmann et A. Coppel, op. cit.

59.

Cité par C. Bachmann et A. Coppel, op. cit., p. 299.