5.2. Attitudes socio-politiques face aux drogues aux Etats-Unis de 1870 à 1950

Nous avons vu précédemment qu'en ce qui concerne l'Europe, l'élaboration de la catégorie nosologique morphinomanie s'est accompagnée d'une disqualification étiologique 60 des sujets concernés basée principalement sur la théorie de la dégénérescence.

Les Etats-Unis offrent un cas de figure quelque peu différent. Alors qu'en Europe, les médecins du siècle passé avaient accès aux instances politiques et jouissaient d'une bonne reconnaissance publique, ceux-ci s'avèrent nettement moins influents aux Etats-Unis. Dans ce pays, le processus de stigmatisation des consommateurs de psychotropes s'enracine dans deux courants plutôt opposés : la haine de l'étranger et les mouvements de tempérance. Le courant raciste s'est aussi manifesté en Europe mais de façon détournée à travers une théorie de la dégénérescence qui postulait une hiérarchie entre les races et considérait les toxicomanes comme des êtres inférieurs. Aux Etats-Unis les attitudes ségrégationnistes touchent sélectivement des minorités ethniques telles que les Chinois et les Noirs, et ce sans le détour de théories prétendues scientifiques.

La haine des Chinois, pour n'évoquer que celle-ci, se développe dès les années 1870 sur fond de pénurie de travail. Les syndicats ouvriers considèrent les membres de cette communauté comme des concurrents gênants sur le marché de l'emploi et réclament un contrôle étroit des populations déjà installées. Amplifié par une presse qui fait de la drogue un sujet à sensations et véhicule l'image du Chinois vicieux diffusant son opiomanie parmi les Américains vertueux, ce mouvement xénophobe verra l'adoption par certains états de lois interdisant aux Chinois l'usage non médical de l'opium, législation qui accédera au niveau fédéral en 1887. Malgré ces mesures, l'importation légale d'opium destiné à être fumé ne cessera d'augmenter jusqu'à sa prohibition en 190961.

Le second courant qui a joué un rôle non négligeable dans la progressive pénalisation de l'usage d'opium fumé concerne les mouvements de tempérance déjà existants au début du XIXe siècle. S'étant d'abord attaché à lutter contre les méfaits de l'alcool (l'état du Maine interdit la vente de l'alcool en 1845), ce mouvement, animé par des réformateurs puritains et formé de diverses associations à caractère chrétien ou humanitaire, va oeuvrer pour promouvoir le développement social de la nation américaine. Dans un souci de respect du corps humain et d'encouragement aux conduites vertueuses, les prohibitionnistes, bien que minoritaires, bénéficieront d'appuis politiques et financiers et recourront à diverses stratégies de mobilisation de l'opinion afin de sanctionner l'abus de drogues.

Ainsi ces deux courants apparemment opposés basés respectivement sur la haine de l'étranger et l'amour du prochain se rejoignent pour combattre la drogue, leur ennemi commun. Ils sont à l'origine d'une première association dans l'imaginaire collectif du crime et de la drogue, notamment par le biais de la communauté chinoise dans laquelle l'usage d'opium était bien répandu62. Comme le montrent C. Bachmann et A. Coppel63, il s'agit là de l'invention d'un mode de réaction sociale à la toxicomanie qui se traduit par un renforcement de l'état et sa mainmise sur des comportements individuels.

La diffusion de l'opium dans la société américaine suit un mouvement ascendant quant aux classes sociales qu'elle touche ; sévissant au départ dans les bas-fonds et les milieux délinquants, elle se répand dès les années 1870 parmi la bourgeoisie des grandes villes. Les criminels, les joueurs et les prostituées assidus des fumeries d'opium ont été considérés comme les premiers représentants d'une sous-culture liée à la drogue64. L'usage propre à ce milieu restera toutefois secondaire dans la mesure où, à la fin du siècle, c'est l'emploi iatrogène des opiacés qui prédomine, touchant principalement les femmes des classes moyennes. L'opiomanie iatrogène de cette époque (avant 1914) est un phénomène courant et relativement bien toléré ; la vente libre de l'opium par les pharmaciens, médecins et autres revendeurs contribue à sa banalisation. On estime que la proportion de personnes dépendantes des opiacés est alors la plus importante que le pays n'ait jamais connu jusqu'à aujourd'hui (on dénombrait entre 200 000 et 500 000 morphinomanes dans l'ensemble des Etats-Unis)65.

L'année même de la première conférence internationale sur l'opium à Shangaï, en 1909, les Etats-Unis adoptent une loi fédérale interdisant l'importation d'opium destiné à être fumé et soutiennent une position fortement prohibitionniste durant cette conférence. Une réglementation fédérale toujours plus stricte de l'usage d'opiacés renforcée par la crainte de voir la toxicomanie diminuer les forces de la nation durant la première guerre mondiale, va se solder, en 1919, par une interdiction des cures de maintenance ambulatoires dispensées par des médecins privés. Par la suite, plusieurs milliers d'entre eux seront emprisonnés pour vente illégale de stupéfiants. Entre 1919 et 1923, 44 cliniques seront ouvertes pour assumer ces traitements, puis les prohibitionnistes les fermeront toutes au terme de cette période en raison de résultats non satisfaisants.

Dénonçant dans un premier temps des mesures perçues comme néfastes pour des individus considérés comme malades, les médecins se rallieront dans un second temps à la position de l'état, puisque au début des années 1920, l'American Medical Association se déclare contre les cures ambulatoires de toxicomanes et abandonne le traitement de la toxicodépendance qu'ils ne considèrent plus comme une maladie, mais comme un vice. Le corps médical se rallie donc au modèle criminel de la prise de drogue. Avec la démédicalisation des comportements toxicomaniaques et la politique prohibitionniste de l'état, une nouvelle catégorie de criminels de même qu'un nouveau problème social sont créés.

Autour du marché noir de la drogue qui se développe dès les débuts de la politique de répression66, une sous-culture apparaît ; des gangsters de tous ordres s'emparent d'un marché profitable et développent une industrie criminelle qui sévit encore aujourd'hui. Les conséquences de ce commerce illicite sont d'une part l'augmentation du coût du produit qui accompagne l'élévation du risque lié à la vente67 et d'autre part la dégradation de la qualité du produit, l'héroïne étant toujours plus coupée avec d'autres substances, poussant les consommateurs à utiliser la voie d'absorption offrant le plus d'effets, à savoir l'injection.

On voit ici comment l'intrication des facteurs économiques et législatifs façonne un type précis de toxicomanie. Avec le tournant des années 1920, le lien entre toxicomanie et crime s'affirme. En criminalisant l'abus d'opiacés, on a modifié le statut social du toxicomane. Appartenant alors préférentiellement à la classe moyenne, ces victimes insouciantes d'erreurs médicales font place à des drogués contraints de côtoyer le monde de la délinquance pour obtenir leur produit68. On voit alors se dessiner les contours de l'image du toxicomane néfaste pour la société, paumé et inquiétant, qui préfigure celle du junky.

A titre comparatif, mentionnons la criminalisation progressive de l'avortement aux Etats-Unis durant les années 1860-187069. Alors que durant la première moitié du siècle l'avortement était une procédure médicale moralement acceptable et légale, dès les années 1850, des médecins militants de la morale dénoncent les dangers d'une telle pratique. Leur combat aboutit à l'adoption de lois qui limiteront de façon draconienne le recours à l'avortement. Ces lois resteront inchangées jusqu'en 1973.

Lorsqu'on examine les motifs profonds qui ont poussé de tels médecins à mener des campagnes anti-avortement, on découvre deux bonnes raisons qui les ont amenés à agir de la sorte. En effet d'une part avec d'autres groupes de même rang social, ils craignaient de voir les interruptions de grossesse provoquer une dénatalité parmi les classes moyennes et élevées de la population et d'être ainsi submergés par les immigrants. D'autre part, les statuts de leur association professionnelle créée en 1847 ne leur permettant plus la pratique de l'avortement, les médecins ont vu d'autres praticiens (homéopathes et autres guérisseurs) assurer ces prestations et ainsi devenir des concurrents gênants.

Cet exemple illustre par quel processus une activité peut en venir à être qualifiée de déviante. Ce sont les intérêts propres à un groupement professionnel, à une classe sociale dominante ou à tout autre groupe de pression, qui s'affirment au détriment d'un autre groupe social, et ce souvent sous le couvert de principes moraux.

Quelques temps après la seconde guerre mondiale, on assiste à un nouvel essor des drogues illicites aux Etats-Unis. La répartition des milieux touchés par l'héroïne se modifie. Celle-ci se répand parmi les classes pauvres des grandes villes, touche particulièrement les minorités ethniques noires et hispanophones des ghettos et ne se cantonne donc plus aux milieux délinquants underground70.

Notes
60.

J.-J. Yvorel, op. cit.

61.

 P. Conrad & J.W. Schneider, Deviance and medicalisation, from badness to sickness, London, the C.V. Mosby Company, 1980.

62.

La communauté chinoise aurait comporté 20% de fumeur occasionnels et 15% de fumeurs quotidiens (selon C. Bachmann et A. Coppel, op. cit.).

63.

C. Bachmann et A. Coppel, op. cit., p. 201.

64.

 D. T. Courtwright, Dark Paradise, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1982.

65.

R. L. Akers, Drugs, alcohol, and society, social structure, process and policy, Belmont, California, Wadsworth Publishing Company, 1992.

66.

Une politique de répression des usages non médicaux des opiacés débute notamment avec l'adoption en 1914 du Harrisson Act destiné à contrôler par l'impôt la vente et la production d'opium et de cocaïne.

67.

Ce phénomène est bien connu, encore aujourd'hui les prix de la drogue sur le marché noir augmente avec les difficultés liées à la vente. Ainsi avec la fermeture de la scène ouverte de la drogue (où celle-ci était tolérée dans un périmètre défini) du Letten à Zurich (en date du 15 février 1995) le prix du gramme d'héroïne est quasi instantanément passé de 50 FS à 200 FS.

68.

P. Conrad & J.W. Schneider, op. cit.

69.

J. C. Mohr, Abortion in America, New York, Oxford University Press, 1978.

70.

R. C. Stephens, op. cit.