5.3. La consommation de drogues après 1950 : l'ancrage contre-culturel

Avec la création de lois prohibitionnistes, une bonne partie de la gestion des problèmes de toxicomanie se voit attribuée aux professionnels du maintien de l'ordre. Désormais le corps médical, dont les tentatives thérapeutiques de contrôle du phénomène ont été tenues en échec, n'occupe plus le devant de la scène.

Après la guerre de 1914-18, la criminalité se développe ainsi que le trafic de drogue. Paris est alors une plaque tournante, mais dès les années trente Marseille la détrône. Selon un processus semblable à ce qui se passe aux Etats-Unis, des gangs s'approprient le commerce de la drogue, du jeu et de la prostitution et règnent grâce à la corruption politique.

Alors que la politique de prohibition des psychotropes culmine aux Etats-Unis avec l'interdiction de toute production et vente d'alcool qui durera de 1919 à 1939, en Angleterre la prescription d'opiacés se fait librement par les médecins. Le contraste entre les deux pays est frappant ; alors que les Etats-Unis voient leur nombre de débits d'alcool clandestins augmenter rapidement et se développer une mafia de contrebande, l'Angleterre ne connaîtra pour ainsi dire pas de marché noir jusqu'en 1950, ni de criminalité liée à la drogue.

Toutefois, au-delà des diverses politiques de gestion des drogues, sur le vieux comme sur le nouveau continent, la tendance générale est à une baisse notoire du nombre de toxicomanes entre les années 1930 et 1950.

Globalement, le trafic de drogue est faible et ce n'est que vers 1950 qu'un nouvel essor des drogues illicites se produit aux Etats-Unis, touchant particulièrement les communautés noires et hispanophones des grandes villes. Le phénomène apparaît alors sous sa forme actuelle, dans la mesure où il concerne avant tout des jeunes et s'inscrit dans un contexte de crise des valeurs traditionnelles et de déclin des religions. Cette époque verra naître le mouvement contre-culturel de la beat-generation qui prône l'utilisation des drogues comme moyen pour se libérer de l'influence d'un monde technocratique aliénant.

Alors que dans l'Amérique des années trente la drogue circulait dans des milieux mafieux axés avant tout sur la réussite socio-économique et donc en accord avec les valeurs de l'american way of life, les nouveaux modes de consommation de drogues sont le fait de jeunes qui recherchent oubli et évasion dans les substances psycho-actives (haschisch, héroïne, LSD) et qui rejettent les valeurs matérialistes propres aux sociétés occidentales. Cet état d'esprit qui apparaît dès le milieu des années soixante verra naître les premières communautés hippies à San Francisco, prônant le retour à la spiritualité et à la nature, sur fond de contestation de l'intervention américaine au Viêt-nam.

En France, dans le contexte politique de mai 1968, on observe le développement d'un mouvement de révolte qui héritera du mouvement américain l'usage des drogues illicites. Si le phénomène touche d'abord les milieux étudiants, il s'étend progressivement à l'ensemble des couches sociales. L'extension massive du phénomène drogue entre 1968 et 1971 (respectivement 39 et 982 interpellations pour usage ou trafic d'héroïne71) est surprenante et prend de court les autorités publiques qui réagissent par l'élaboration de la loi du 31 décembre 1970.

Cette loi durcit la répression du trafic en faisant passer les peines pour trafic de deux à dix ans de prison et pénalise l'usage avec toutefois la possibilité de remplacer la peine par une injonction thérapeutique avec toute l'ambiguïté que cela comporte. L'aménagement d'une issue thérapeutique pour les usagers seuls reflète le souci de distinguer les sujets malades des sujets délinquants, distinctions bien difficiles puisque ce sont souvent les sujets les plus dépendants du produit et les plus désinsérés socialement, donc les plus malades, qui se livrent au trafic de drogue, unique moyen pour financer une toxicomanie au coût exorbitant.

Depuis son apparition vers la fin des années soixante, l'héroïnomanie n'a cessé d'augmenter. Bien qu'aucun organisme ne soit en mesure de fournir une évaluation objective du nombre d'héroïnomanes, un indicateur témoigne de façon relativement fiable de l'évolution du phénomène ; il s'agit du nombre de décès liés à l'usage de stupéfiants (au sens légal du terme : drogue soumise à une réglementation restrictive). Cet indicateur résulte du recensement par les services de police des décès survenus uniquement sur la voie publique ou dans les lieux publics. En 1973, on dénombre 13 décès sur le territoire français, alors que sept ans plus tard, ce chiffre est multiplié par 13,2 avec 172 décès en 1980. Les cas de décès poursuivront leur augmentation, puisqu'en 1991, on en dénombre 411, 90% d'entre eux étant dus à l'héroïne. En Suisse la progression des cas de décès par surdose est semblable mais avec des taux parmi les plus élevés d'Europe : de 120 décès en 1985, on passe à 419 en 1992 et 399 en 1994.

Concernant l'évaluation du nombre total d'héroïnomanes, on ne peut qu'avancer des approximations grossières à utiliser avec beaucoup de précautions. En 1970, on estime à 20 000 le nombre d'héroïnomanes en France ; en 1980, ce chiffre passe à 30 000 pour dépasser 100 000 vers le début des années 9072. Certains estiment qu'en 1986 il y avait déjà 200 000 héroïnomanes en France73. Pour la Suisse l'Office Fédéral de la Santé Publique évalue en 1992 à 3 pour mille le taux d'héroïnomanes dans la population et 2 pour mille le taux de cocaïnomanes. Ceci représente environ 40 000 habitués des drogues dures.

En parallèle avec le développement du phénomène, qui s'étend des zones urbaines vers les zones rurales, on relève un abaissement de l'âge des premières prises de produits, ainsi que l'apparition de polytoxicomanies reflétant des pratiques d'intoxication "sauvages" où les divers produits licites (alcool, médicaments) et illicites (amphétamines, héroïne, LSD, haschisch, cocaïne) sont consommés au gré des opportunités, voire mélangés afin d'en potentialiser les effets.

Notes
71.

M. Reynaud, op. cit.

72.

M. Reynaud, op. cit., M.-A. Schmelck, Introduction à l'étude des toxicomanies, Paris, Nathan, 1993.

73.

A. et M. Porot, Les toxicomanies, Paris, PUF, 1993.