Chapitre 2 : DEFINITION DE LA TOXICOMANIE :
LE DIAGNOSTIC PSYCHIATRIQUE ET SES DETERMINANTS SOCIO-CULTURELS

1. Introduction

L'objet de ce chapitre consiste à présenter de manière critique la définition de la toxicomanie que propose la psychiatrie descriptive. En raison de l'importance du rôle joué par la médecine dans la gestion des comportements addictifs, il nous a semblé opportun de circonscrire la notion de toxicomanie dans le cadre de ce champ de connaissances. Cette présentation se veut critique, c'est pourquoi nous ne nous priverons pas de faire appel à d'autres champs théoriques, tels que la psychologie de l'attribution et la sociologie, afin de questionner et de relativiser la définition psychiatrique de la toxicomanie.

Les éléments de cette définition plus spécifiquement liés à notre problématique seront développés, à savoir la question du choix tant en ce qui concerne les comportements addictifs que les phénomènes de désinsertion sociale qui les accompagnent. Comme nous l'avons mentionné dans l'introduction générale, nous avons en effet bâti notre questionnement autour d'une double approche théorique, psychiatrique et socio-anthropologique, renvoyant respectivement à une conception de la toxicomanie en tant que maladie et en tant que pratique socioculturelle liée au choix d'un mode de vie déviant.

La question du choix face à la consommation de drogues revêt une importance de taille dans le domaine de la prise en soin, car à de rares exceptions près75, toutes démarches thérapeutiques suppose chez le patient un désir conscient de guérison. L'idée même de proposer un traitement à une personne qui ne souhaiterait pas se débarrasser de son symptôme est un non-sens. Or dans la pratique clinique relative aux problèmes de toxicodépendance de telles situations sont loin d'être rares et sont à l'origine de nombreux malentendus.

En considérant la toxicomanie comme une maladie, l'approche médicale nous place d'emblée sur un des versants de notre problématique, à savoir celui des aspects non volontaires du comportement toxicomaniaque. Puisque toute maladie est par définition involontaire, il est primordial de se demander si l'on peut légitimement considérer l'usage compulsif de psychotropes comme une maladie.

En effet pour certains troubles mentaux tels que la psychose ou la dépression, la question de savoir si de telles affections peuvent être choisies délibérément ne se pose pas, car le bon sens y répond spontanément par la négative. Par contre, d'autres types de troubles se prêtent plus volontiers à ce questionnement. C'est le cas des conduites pathologiques complexes nécessitant une planification d'actions afin d'atteindre un but, telles que les tentatives de suicide, les troubles alimentaires, les perversions sexuelles et les addictions en général.

Dans le but de définir la toxicomanie dans le champ de la psychiatrie descriptive, nous discuterons les principaux critères diagnostiques propres à la catégorie dépendance à une substance 76 du DSM-IV (et de la CIM-1077) et tenterons d'en repérer les déterminants socioculturels tant en ce qui concerne la démarche diagnostique et les modalités de désignation sociale qu'elle implique qu'en ce qui concerne les processus d'auto-étiquetage auxquels l'usager de drogues recourt pour expliquer sa consommation compulsive.

Notre questionnement débutera par des considérations terminologiques quant à l'évolution des concepts utilisés pour décrire la toxicomanie dans les deux grandes nosologies psychiatriques actuelles (DSM-IV et CIM-10). Etant donné que la catégorie nosologique dépendance à une substance renvoie à la catégorie plus générale de trouble mental, nous nous astreindrons à définir celle-ci tel que nous le permet l'état actuel des connaissances en psychiatrie.

Ceci nous confrontera au problème de la dualité corps-esprit et nous permettra d'introduire les notions de souffrance psychique, d'incapacité, de risque et de dysfonctionnements tout en situant leur place dans les phénomènes de toxicodépendance. Nous préciserons la nature du dysfonctionnement comportemental qui touche le toxicodépendant tout en mentionnant la relativité des normes auxquelles se réfère un tel jugement.

Etant donné que les prises compulsives de toxiques sont considérées par les nosologies psychiatriques comme une forme de dépendance, nous aborderons la signification générale de ce concept en nous référant à l'essai qu'A. Memmi78 a réalisé sur ce thème. L'idée de contrainte liée à la satisfaction d'un besoin est au coeur du questionnement et renvoie au degré de limitation de la liberté qui varie en fonction du type de besoin à l'origine de la dépendance.

Dans un contexte plus spécifiquement psychiatrique, nous aborderons ensuite le concept d'addiction avec le souci de montrer la parenté de fonctionnement psychique sous-jacente à une pluralité de manifestations comportementales. La similitude entre les symptômes de la toxicodépendance et ceux du jeu pathologique permettra de relativiser le rôle de la substance chimique dans le mécanisme addictif.

Les critères diagnostiques DSM-IV de la dépendance à une substance seront présentés après les avoir regroupés en trois catégories. Une première catégorie, la dépendance physiologique, nous permettra de cerner les interactions entre le psychique et le somatique découlant des effets du produit et ce notamment grâce à une analyse de la notion de syndrome de sevrage. Le vécu psychique des symptômes de manque en tant qu'attribution de signification à des sensations corporelles sera considéré comme essentiel et l'idée d'un déterminisme biologique du besoin compulsif du produit sera fortement relativisée.

Nous verrons ensuite à propos de la catégorie trouble du contrôle de l'usage du produit pourquoi certains critères sont loin de posséder un statut d'objectivité. Nous prendrons également en considération les valeurs des professionnels de la santé qui rendent difficile la conceptualisation des usages nuisibles volontaires de toxiques. Dans ce sens le jugement de perte du contrôle permettrait d'expliquer l'aspect apparemment irrationnel d'un comportement si dommageable pour la santé. Par ailleurs les aspects de styles de vie orienté vers la recherche du plaisir immédiat permettront de montrer comment certaines caractéristiques de la personnalité (en l'occurrence l'impulsivité) sont façonnées par les valeurs sous-culturelles choisies par l'individu. De même nous prendrons la mesure de l'influence des représentations sociales de la toxicomanie véhiculées par la société globale dont le caractère pathologique tend à amplifier les aspects de troubles du contrôle des consommateurs.

Enfin, une dernière catégorie, celle des critères relatifs au fonctionnement psychosocial fera l'objet d'une attention particulière puisqu'il touche de près au thème de l'intégration sociale. De plus, on peut considérer la dimension du fonctionnement psychosocial comme centrale tant au niveau de la définition de la toxicomanie qu'au niveau des conséquences durables et réversibles de ce trouble. A ce propos la notion d'incapacité psychiatrique en tant qu'inadaptation sociale durable sera abordée de même que la question du statut illégal de la consommation de drogues dans ses rapports avec la délinquance. Si le DSM-IV met l'accent sur les conséquences psychosociales de la dépendance à une substance, nous relèverons que c'est avant tout le choix d'un style de vie qui est déterminant quant aux difficultés psychosociales rencontrées.

Avant de terminer le chapitre par une présentation des modalités de prise en charge thérapeutique par la méthadone et de son incidence sur la réinsertion sociale, nous décrirons sur la base d'une revue de la littérature psychiatrique nord américaine les principaux troubles psychiques associés à la toxicomanie.

Notes
75.

Nous pensons ici notamment aux hospitalisations psychiatriques non volontaires.

76.

Contrairement au DSM-III-R, le diagnostic DSM-IV ne comporte plus le qualificatif "psycho-active".

77.

The ICD-10 Classification of Mental and Behavioural Disorders, Clinical Description and Diagnostic Guidelines, World Health Organisation, Geneva, 1992.

78.

A. Memmi, La dépendance, Paris, Gallimard, 1979.